Genèse d’une lettre
La lettre ouverte au procureur de Marseille que publie post-mortem L’Unique en décembre 1954 est née dans la douleur. Peut-être est-ce pour cette raison que le « cambrioleur en retraite » Jacob en tire une certaine rancœur vis-à-vis du mouvement libertaire, déliquescent au sortir du second conflit mondial, et plus particulièrement de Louis Lecoin et de ses proches. Il estime l’équipe de Défense de l’Homme trop sectaire. Le magazine n’a en effet pas jugé bon de publier un document montrant pourtant l’infatigable épistolaire qu’il fut.
Le journaliste Alexis Danan ne s’est en revanche pas trompé sur l’intérêt d’une telle charge à l’encontre de la bureaucratie judiciaire, administrative et fiscale. Les informations par lui reprises donnent ainsi lieu à un article dans Franc Tireur produisant, à l’époque, son petit scandale. C’est de sa « résidence libre » chez son ami forain, Guy Denizeau, de Lussault sur Loire, mais également de son antre reuilloise que l’ancien illégaliste narre à son amante les vicissitudes de la missive. Histoire d’une lettre, passées entre de multiples mains dont celle d’Alain sergent (alias André), dans les lettres.
Dimanche 31 janvier 1954
Je viens de finir la lettre au proc que je te pris de me taper. Je la lui enverrai tapée car elle est trop pénible à lire. Il n’y a que toi qui me lis presque couramment. André m’avait proposé une autre dactylo de ses amies. Mais j’ai préféré te l’adresser à toi parce que tu me l’as offert. J’ai craint que tu n’aies pas été contente si j’avais envoyé le texte à André. Fais pour le mieux ma chérie. (…) Par la suite, je t’adresserai la réponse du proc qui me sera communiquée par la gendarmerie. De fait, il n’y a rien de délictueux. J’ai fait en sorte de l’éviter. Et si ça vaut la peine, je ferai du tout un papier pour Lecoin. Il ne m’a pas encore répondu pour la lettre ouverte à G.Arnaud. Je présume qu’il en a adressé le texte à Arnaud, ce qui est honnête et manière d’accrocher un collaborateur.
Le 4 février 1954
Défense de l’Homme
Route de Saint Paul
Vence Alpes Maritimes
Mon cher Jacob
Lorsque j’ai reçu ton écrit, je préparai le numéro de janvier. Ensuite je restai couché quelques jours. C’est pourquoi j’ai tardé à te répondre. Ton papier est bon mais, parfois, il n’est pas présenté comme il faudrait et l’on peut confondre. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je prierai un ami de le mettre au point où il semblera boiter et je le publierai dans le numéro de mars. A moins que, l’ayant fait vite, tu veuilles le reprendre et y apporter toi-même les corrections utiles ? Tu me le diras.
Mon bonjour aux amis Denizeau, bien fraternellement à toi.
L.Lecoin
Samedi 6 février 1954
J’ai reçu la lettre de Lecoin que je te joins. J’ai répondu qu’il fasse au mieux sans toutefois trahir ma pensée. Bien sûr, je le sais qu’il y a un passage qui pourrait se heurter à la loi sur la presse de 1882. En somme, les discours et publications anarchistes se comportent comme les discours et publications bourgeoises. Il (censure) ce qui ne lui plait pas. Il ne ferait sans doute pas cela avec un auteur notoire. Mais avec un minus comme moi, il ne se gêne pas. Pourvu qu’il ne le décolore pas sous prétexte de lui poser des béquilles. Si j’avais su, je l’aurais envoyé à Alexis Danan qui l’aurait fait passer dans Franc Tireur. Si je ne suis pas satisfait de l’arrangement, je passerai la lettre au proc ailleurs.
Vendredi 26 février 1954
Retour d’Amboise, course et greffe. Le greffier qui n’était pas au courant des termes de ma pétition, m’a révélé que le prix d’un extrait de casier judiciaire était dans tous les ressort de 137 quand on va le chercher soi-même au greffe. Ayant envoyé 180 plus un timbre soit 195, le greffe de Marseille m’a remboursé 23. J’ai appris par ce greffe un cas de (…), que dis-je, réprimé par le CP qui sont d’usage courant dans cette famille. Cela cadre avec ma conception de la société comme quoi nous sommes tous des voleurs. Je vais faire une deuxième lettre au proc que tu me taperas en double. Les deux faisant un papier que j’enverrai à je ne sais qui.
Samedi 27 février 1954
J’avais écrit la réponse au proc mais je connais le risque de cinq ans de cabane pour outrage à magistrat. Si j’étais plus jeune, je risquerais le coup mais, à mon âge, je ne suis pas en état de le supporter. Alors, je l’ai détruit et je laisse tomber. Quand je pense que Robert trouvait exagéré, voire inexact, d’imaginer un fromage de 55 ans ! Et ben, d’après les révélations du greffier d’Amboise, j’estime que ce fromage peut s’évaluer pour la ville de Marseille qui dépasse le million d’habitants à au moins deux briques. Je dis au moins. Il n’y a pas d’administration, il n’y a pas d’industrie, il n’y a pas de commerce où le vol ne soit élevé à la hauteur d’une institution. Et cela est normal puisque tout est centré sur le profit.
Mardi 30 mars 1954
J’ai terminé le dossier des trop perçus dans les greffes de France. Je l’envoie ce jour à Franc Tireur.
6 avril 1954
Franc Tireur
100 rue Réaumur
Paris 2e
BP126-02
Cher Ami
Votre histoire est drôle. J’en tirerai certainement quelque chose. Ci-joint votre papier.
Cordialement
Alexis Danan
Jeudi 10 juin 1954
Danan a publié un long papier sur le trafic des trop-perçus dans les greffes mais avec de notables erreurs de taxe que je lui ai signalées. Un député, à qui le dossier a été communiqué, voulait interpeller mais son groupe s’y est opposé. Tout est mou-mou en politique. Ne pouvant publier la lettre du proc sans risquer des poursuites certaines, il s’en est fortement bien tiré. C’est son métier. Moi, j’ai pu ne pas être poursuivi parce que réellement lésé. Encore ai-je eu de la chance de tomber sur un proc relativement jeune. Avec un vieux, j’étais cuit. De 2 à 5 ans de cabane pouvant être descendus, en vertu de l’art. 360 d’une part et du pouvoir de (grâce ?) du président, à la simple amende de 3 à 25000. Mais, publiée par la presse, c’est autre chose. L’outrage à magistrat joue alors à pleins feux. La réclamation ayant été satisfaite, il coule de source que la publication de la lettre ne vise que la magistrature. En cours d’année, c’est à peu près sûr l’acquittement. Et avec les rieurs de notre bord. Mais en correctionnelle, c’est la cabane à coup sûr. Tu vois ça, ma chérie, que je sois en taule pour les vacances. Voilà comment nous allons naviguer. Vent arrière, le cap au Sud. Tu dois encore avoir le manuscrit. Quand tu seras guérie – je dis bien quand tu seras guérie, pas avant – tu me laqueras la babillarde et je l’enverrai à Lecoin. Là, plus de danger. Ce n’est pas un quotidien mais une revue mensuelle ne tirant qu’à 5000 environ. Et le fait, que le fait délictueux (délictueux pour les greffiers) a été publié par un quotidien tirant à 25000 enlève toute poursuite légale. Les lois c’est comme les putains, il faut savoir les prendre par le bon bout. En termes plus clairs, la Chancellerie, n’ayant pas cru devoir intervenir lors de la publication le 14 avril sur les faits délictueux énoncés dans l’article de Danan, elle ne saurait le faire pour la publication d’une lettre qui, en termes humoristiques, ne fait qu’énoncer les mêmes faits. As-tu compris ?
Lundi 28 juin 1954
Je crois que Lecoin, encore qu’il soit pusillanime en matière de risque judiciaire, publiera la lettre du proc et la commentera avec le texte du papier de Danan. Il ne m’a pas encore répondu. Et Vergine n’est pas venu. De fait, je ne leur suis pas sympa. Je suis trop en dehors de toute école, de toute chapelle. Défense de l’Homme est un excellent périodique libertaire mais, au fond, très austère, un peu genre Revue des deux mondes. De ci de là, mais jamais à soupçon, on n’y trouve quelque fois de l’humour.
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