France Inculture
Petit cadeau de fin d’année que nous ont transmis Pierre et René. Il n’y avait pas de raison de ne pas le faire partager avant la reprise.
05 août 1998. Ambiance feutrée. Jean Lebrun a invité Bernard Thomas et les auditeurs de France Culture, après un peu plus d’une demi-heure d’émission, iront sûrement acheter la dernière œuvre du journaliste au Canard Enchaîné. Celui de France Culture ne manque d’ailleurs pas de signaler qu’il s’agit en 1998 d’une réécriture. Jacob est devenu Les Vies d’Alexandre Jacob. Mazarine a repris le flambeau de Tchou. Bernard vient faire sa promo. Un livre à peine réécrit sur un voleur. Il vient parler d’un voleur qui ne vole que les oisifs. Donc qui, aujourd’hui ne s’en prendrait sûrement pas à un humble écrivain-journaliste vivant chichement de sa plume et reclus dans son domaine breton. Bernard vient raconter comment Jacob est passé du gentleman Lupin à Jean Valjean en passant par Vautrin et Cimourdin. Bernard semble irradier de bonheur en racontant comment les souterrains normands ont pu contenir ce qui fut une de ses sources principales : l’incroyable arlésienne qu’est encore aujourd’hui le dossier d’instruction des bandits d’Abbeville. Et, tout cela semble si extraordinaire que l’on pourrait croire à du roman. A du vrai roman. Le témoignage de Josette Duc-Passas et l’intervention de la conservatrice des Archives de la Préfecture de Police de Paris ne font finalement qu’appuyer le propos de cet excellentissime biographe … euh romancier qui n’hésite pas à combler les vides quand les sources ne disent rien (lettre à Jean-François Amary, août 1998). Mais ça Bernard ne le dit pas bien sûr. Bernard multiplie en revanche les bourdes. Au lecteur de ce très peu mémorable entretien radiophonique que nous mettons en ligne de les repérer. Citons juste une contrebasse qui devient un violoncelle, Ravachol transformé en Konigsberg, la non violence d’un homme qui a pourtant tiré sur l’agent Couillot, zigouillé le forçat Ferrati qui a tenté de l’empoisonner, un homme enfermé dans un trou que l’on retire de son cachot pour qu’il aille ouvrir le coffre-fort du gouverneur des îles. Rappelons qu’il n’y a qu’un gouverneur en Guyane, que ce dernier réside à Cayenne et que l’autorité de ce dernier s’arrête aux portes des différents bagnes de la colonie pénitentiaire administrés eux par un directeur. Bernard ne manque pas non plus d’en faire des tonnes sur l’épisode de la guerre civile espagnole puisque, d’après ses dires, Jacob passe deux années au-delà des Pyrénées. Nous pouvons en revanche confirmer l’histoire du cambriolage commis après une libération qui d’après le journaliste (mais là, c’est celui de France Inculture) serait survenue sans grâce. Jacob a raconté le fait Alain Sergent et lui a demandé de ne pas l’inclure dans son Anarchiste de la Belle Epoque. Notons encore que Bernard l’armoricain ne bronche pas lorsque l’animateur de France Culture fait l’éloge des Ecrits de Jacob publiés trois ans auparavant par l’équipe de l’Insomniaque qui, à l’époque, ne lui avait pas jeté que des fleurs en soulignant une prose à prétention biographique. Notons enfin l’indécence d’une émission soi-disant culturelle qui centre son interview de Josette Duc sur la colossale différence d’âge entre elle et son amant. France Cul ? Peut-être est-ce le moment gaudriole à une heure aussi matinale dans une radio qui revendique le sérieux de son propos ? Mais, ici, cela ressemble aussi et surtout à France Inculture commerciale … ou au Télé-achat !
Emission : Culture Matin
Mercredi 05 août 1998
07h05
Une émission de Jean Lebrun
JL : On se souvient il y a un quart de siècle, cela ne nous rajeunit pas, de votre Croisade des enfants, et puis là vous publiez aux éditions Mazarine Les Vies d’Alexandre Jacob en remettant sur le métier un livre, cela ne nous rajeunit pas non plus, que vous aviez publié sur l’écrivain, anar, cambrioleur il y a trente ans. Cela vous fait quel âge d’ailleurs Bernard Thomas ?
BT : Euh … Soixante et plusieurs vies.
(…)
JL : Alors on va commencer par la fin peut-être pour montrer que l’anarchie, quelques soient les oublis de l’histoire, et la révolte sont toujours proches de nous, courent comme ça souterrainement. La vieille taupe. Au fond, vous auriez pu connaître Alexandre Jacob à votre âge ?
BT : Oui, tout à fait, il est mort en 1954. J’aurais pu tout à fait le connaître. J’en avais entendu parler, moi, à travers la Bande à Bonnot. J’avais écrit un bouquin sur la bande à Bonnot en 1968 et chaque fois, euh, à tous les coins de pages, on citait ce Jacob. On lui attribue tellement de choses ; on dirait un personnage de roman. Je suis parti à sa recherche et j’ai découvert que la vérité de Jacob était encore plus belle que ce qu’on racontait.
JL : Pour nous montrer combien l’anarchisme et ses mouvements sont proches de nous, il y avait le petit neveu de Tailhade au Canard Enchaîné, Tailhade qui était un célèbre écrivain anarchiste ?
BT : Tout à fait. Je l’ai très bien connu. C’est même un peu grâce à lui que je suis entré au Canard Enchaîné et je ne savais pas jusqu’à ses derniers temps, car c’était un homme extrêmement discret, qu’il avait fait une nécrologie la semaine de la mort de Jacob que je cite dans le livre et qui est une pièce de musée tellement c’est beau.
Interview téléphonique de Josette Duc :
« En 1953, nous sommes retourné à Reuilly ; nous avons passé encore une semaine là-bas ; et c’est là juste avant de partir qu’Alexandre Jacob nous a dit qu’il avait décidé de mettre fin à ses jours, de se suicider ; nous, on essayait de lui dire « mais non ». Lui répondait : « Moi tout ce que je peux faire c’est de retarder mon suicide d’un an » (…)
- – D’après Bernard Thomas, cette année a été consacrée totalement à vous?
- – Oui, il m’a écrit tous les jours. Les lettres l’aidaient beaucoup à tenir. C’est déjà la correspondance avec sa mère qui lui a aidé à supporter le bagne. Il écrivait très facilement. Moi je lui répondait, je lui parlais de notre vie là-bas, je lui racontais tout ce qu’il s’y passais; lui il me parlait de ce que je lui disais; il me racontait beaucoup ce qu’il faisait, il me disait son emploi du temps; il écrivait une partie de la nuit parce qu’il dormait très peu. Alors il me parlait de ses animaux, de son chien, de ses chats, de ce qu’il avait fait. Il me racontait sa journée. Moi, je racontais la mienne.
- – Vous-même, vous étiez très jeune?
- – Oui, j’étais jeune.
- – Et alors, il n’y a pas quand même … Je ne sais pas … euh .. de gêne par rapport à cet homme qui était, qui avait plus de 70 ans …
- – Ah non non non. Moi ça ne m’a pas gêné du tout parce que, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise? D’abord cet homme était très beau. C’était un homme pas très grand mais corpulent; il avait une très belle tête, des cheveux très blancs, des yeux très noirs. Il avait l’air d’un clergyman anglais. C’était un très bel homme et moi j’étais fasciné par son intelligence, par sa lucidité, par tout ce qu’il avait vécu. Ah non, par rapport à l’âge, moi cela ne me gêne pas du tout. Non. Il a eu une espèce de passion pour moi. Moi, j’ai répondu à ça parce qu’on ne peut pas ne pas répondre à une passion de cette force. J’ai fait ce que j’ai pu pour qu’il vive encore une année et après nous avons passé un mois ensemble pour qu’il soit heureux, pour qu’il ait des bons moments. Je le revois encore danser dans sa cuisine; il a vraiment été heureux.
- – Et sa mort était annoncée?
- – Encore en partant, je l’ai encore supplié de retarder encore mais alors là, il m’a dit avoir attendu un an pour moi. Il était vraiment déterminé.
(…)
JL : Déterminé, organisé. Voilà, c’était un homme qui avait beaucoup de discipline. Je ne sais pas s’il était de la race des anarchistes buveurs d’eau.
BT : Il ne buvait que de l’eau. Il se nourrissait très chichement ; il avait pris l’habitude au bagne évidemment de la maigreur du menu mais il n’a jamais dérogé. C’était pas quelqu’un qui faisait des gueuletons.
JL : Et puis, il s’est suicidé comme disait Baudelaire La rose était posée sur l’étagère. Chaque chose était rangée.
BT : Il y avait même trois bouteilles de vin rosé derrière la porte du placard pour le premier qui arriverait après son décès.
JL : Simplement, il avait pas repassé son linge.
BT : Ben oui, je l’ai lavé, essoré mais pas repassé ; je ne sais pas pourquoi, j’ai un peu la cosse aujourd’hui. C’est ce qu’il dit dans son dernier petit mot.
JL : On reconnait là l’homme qui, à 20 ans, 22, 24 ans, était un cambrioleur doté à la fois d’humour et d’organisation. Encore une fois Josette Duc.
Josette Duc : Ce qu’il a fait, il l’a fait comme si c’était sa vocation, son devoir. Il était né pour ça ; du reste, quand il partait avec sa caisse à outil pour ouvrir les coffres-forts, il disait « Je vais faire mon travail ». C’était son travail, c’était sa ligne de conduite et il ne pouvait pas faire autrement.
JL : Vous la décrivez d’ailleurs cette caisse à outils ?
BT : Oui, d’ailleurs il l’appelait euh … mon violoncelle. Les agents de police, les inspecteurs qui l’ont arrêté n’en revenaient pas du tout. C’étaient des petits chefs d’œuvre de chirurgie qu’il avait inventés complètement. Je pense qu’il a inventé le chalumeau oxhydrique entre autres choses. Il a tout inventé de la technique du cambriolage de l’époque. Il faut dire, il faut se reporter aux années 1900 ; les banques fonctionnaient beaucoup moins bien. Il y avait beaucoup moins de carnets de chèques en service. Donc les gens conservaient chez eux leurs biens, ce qu’ils avaient dans des coffres-forts ; donc si on voulait cambrioler d’une manière efficace, il fallait apprendre à ouvrir les coffres-forts.
JL : Il avait même pris une quincaillerie à Montpellier ?
BT : Voilà, je trouve que c’est sa première décision de génie. De façon à pouvoir collectionner toutes les marques de coffres-forts, il les avait pris en location. IL était devenu concessionnaire. Alors très soigneusement, il a commencé à les ouvrir. La deuxième marque de son génie, je trouve, c’est d’avoir eu l’idée d’acheter l’indicateur des chemins de fer. On appelait ça le Chaix parce que ça vous permet en 1900 de bouger extrêmement vite, d’être à Rodez une nuit et le nuit suivante, je ne sais pas, à Rouen par exemple, alors que la pauvre gendarmerie, elle, ne peut pas réfléchir à tout ça ; elle est bloquée sur place.
JL : Vous voulez dire qu’il avait deux livres de chevet : l’indicateur des chemins de fer pour la mobilité et le Bottin ?
BT : et le Bottin Mondain !
JL : Voilà, qui à l’époque n’était que mondain.
BT : Et qui proposait la liste des châteaux. Alors ensuite, comme il était, euh … son côté Arsène Lupin, extrêmement prudent et qu’il ne voulait pas, il ne voulait surtout pas risquer d’avoir du sang sur les mains, il envoyait une première équipe vérifier qu’il n’y avait personne dans lesdits châteaux de façon à ne pouvoir pas faire de mauvaises rencontres avec des domestiques, des gardiens, etc. Alors il ne cambriolait qu’à condition qu’il n’y ait personne dans les riches demeures.
JL : Il mettait des petits papiers dans les portes.
BT : Il mettait des petits papiers, des scellés comme il disait, c’est-à-dire, bon ben tout le monde sait ça maintenant des cheveux au travers des serrures …
JL : Alors ces cambriolages, au nombre de 150 et qui s’inscrivent dans une volonté de récupération sur la société et qui s’inscrivent dans le mouvement anarchiste, provoquent chez ceux qu’on appelle encore au Canard j’imagine les chaussettes à clous ? Vous savez qu’il y a un musée de la police tout proche du musée du cinquième arrondissement. Frédéric Lavignette y est allé et y a rencontré la conservatrice Isabelle Astruc.
Isabelle Astruc : Ces bombes sont en fait des reconstitutions effectuées par le laboratoire central à la suite de certains des attentats. Notamment cette cantine qui est la reproduction de la bombe de Vaillant lancée à la chambre des députés, que Vaillant surnommait l’aquarium. Il y a eu une imagination incroyable de ces anarchistes dans la façon de présenter la dynamite. Alors il y a des livres explosifs ; il y a également cette reconstitution de pot de fleurs avec cette superbe mèche. Ce pot de fleurs a contenu l’explosif du restaurant Foyot, attentat qui a eu lieu le 4 avril 1894 et qui a été perpétré par Louis Armand Matha. A la suite de Ravachol, c’est un engrenage. Ravachol venge les anarchistes de Clichy, on venge Ravachol ; on va venger Emile Henry, etc. etc. Et toute cette action va durer pendant presque trois ans de manière tout à fait soutenue. Tous ces anarchistes sont d’une façon générale assez jeunes. Ravachol a été exécuté à 33 ans je crois et Emile Henry ne devait avoir qu’une petite vingtaine d’années. Avec Raymond la science on passe à la seconde vague de l’anarchie, de l’attentat anarchiste. La Bande à Bonnot se réclame comme étant issue de l’anarchie. En fait il s’agit d’avantage de droits communs ; les buts ne sont plus du tout les mêmes.
JL : Alors, avant de tomber à 24 ou 25 ans en 1904 ou 1905, comment, dans ce contexte des débats sur l’illégalisme, le terrorisme qui agitent l’anarchisme, se situe le militant Alexandre Jacob qui en même temps qu’il saute d’un château à l’autre, va encore et toujours aux réunions anarchistes ?
BT : Jacob n’était pas violent lui contrairement à ses prédécesseurs de la vague de Konigsberg qui était Ravachol, et puis Henry, et puis Vaillant, et puis tout ça. Lui s’est contenté, ce que l’on connait comme acte de violence de sa part ne va pas très loin, s’est contenté de mettre des boules puantes dans les urnes électorales. Pendant les messes aussi. Il n’est jamais allé plus loin. Il avait des revolvers, des brownings comme tout le monde mais il ne s’en est jamais servi. Sauf une fois mais c’était, si j’ose dire, en service commandé, en légitime défense contre les agressions des représentants de l’ordre comme il disait.
JL : Il ne faisait pas de bombes ?
BT : Non, ce n’était pas son truc ça. Des boules puantes je vous dit mais enfin …
JL : On peut citer un de ses maîtres en anarchie Malato qui disait : « Je vous apprends à faire des bombes à condition que vous ne vous en serviez pas, du moins pas tout de suite. »
BT : Exactement c’est tout à fait ça. Il l’aurait fait le soir du Grand Soir en cas de guerre sociale pour ainsi dire ; il n’aurait sûrement pas reculé mais il était profondément pacifiste. Il avait horreur du sang humain. Et voyez la différence, la dégradation qui se produit entre Jacob et la bande à Bonnot par la suite, la bande à Bonnot n’hésite pas à tirer à droite et à gauche comme çà sans préavis, tirer sur un malheureux commissionnaire, tirer sur l’agent Garnier par exemple qui ne leur a rien fait et qui réglait la circulation alors que ces choses là c’est vraiment le contraire de la mentalité Jacob qui a vraiment un côté plus que gentleman. Je dirais qu’il respecte la vie humaine profondément.
JL : C’est un débat qui agite beaucoup votre réflexion Bernard Thomas. Vous avez écrit une pièce sur les terroristes russes du XIXe siècle. Je parlais du petit neveu de Laurent Tailhade que vous avez connu au Canard Enchaîné ; le grand oncle Laurent Tailhade disait : « Qu’importe la mort de vagues humanités, si par elle s’affirme l’individu ».
BT : Ah oui, il a fait très fort ce jour-là. Je crois que comme provocation, c’est pas mal du tout. Mais je ne crois pas que Jacob aurait été jusqu’au bout de cela. En tout cas, toute sa vie tend à démontrer le contraire.
JL : Oui, enfin, tout de même, ce n’est pas non plus un saint parfait. Il travaillait avec sa mère, de conserve, en famille.
BT : Sûrement. Il réussit à convaincre sa maman qui est une brave épicière, boulangère de Marseille et qui a été élevée chez les sœurs, que le boulot qu’il fait de reprise individuelle est parfait. Elle vient aider son fils ; elle vient faire les comptes.
JL : Elle a quand même subi tous les quinze jours des fouilles destructrices de la police et aussi ça commençait à aller quoi. Même si les motivations de la mère, les motivations affectives sont politiques, les justifications politiques à mesure qu’Alexandre Jacob accumule les cambriolages dans une sorte de fuite en avant s’évaporent.
BT : Je pense qu’à cette époque là il est déçu. Au bout de 150 cambriolages, il se rend compte qu’il exerce un joli métier, qu’il exerce d’une manière absolument parfaite, mais que cela ne mène nulle part. C’est-à-dire que l’argent devient quoi ? Lui, il restitue aux ouvriers blessés, aux veuves ; il donne beaucoup d’argent de la main à la main ; il s’en sert pour faire des tracts, pour créer des journaux. Le Monde Libertaire, l’ancien Monde Libertaire a eu probablement son terrain acheté par ses soins. Il restitue tout l’argent que lui gagne. Seulement, il n’est pas seul, il y a une bande autour de lui. Il ne peut pas travailler seul.
JL : Oui, alors, justement, sa bande. Vous dites qu’à mesure que les années passent, elle n’est plus tellement composée d’homme de bonne volonté parce que ce n’est pas forcément l’homme de bonne volonté qui est le plus utile.
BT : Ben voilà. L’intellectuel ou un philosophe, c’est pas forcément adroit pour faire un bon cambriolage. Alors il est obligé de prendre des repris de justice mais ça ne colle pas parce que les repris de justice, une fois qu’ils ont appris la technique auprès de lui, fichent le camp avec le butin. Et puis le grand soir, le fameux grand soir, tant attendu recule à mesure. Il n’est toujours pas arrivé. D’ailleurs il ne risque pas d’arriver de sitôt. Apparemment donc, Jacob se décourage et, au fond, il est dans un cul de sac, il est dans une impasse au moment où il se fait prendre en 1904.
JL : Alors, on va rappeler un des jolis épisodes de ses débuts avant que la deuxième partie de Culture Matin ne soit consacrée à ses années de bagne et d’écriture, plutôt que la visite à des notaires indélicats, des viticulteurs de Béziers, ou de riches bourgeois, il préférait les nobles. Aujourd’hui il cambriolerait plutôt un journaliste du Canard Enchaîne plutôt qu’un de France Culture, par exemple ?
BT : Oh ! Pourquoi ? Pas du tout de journalistes puisqu’un journaliste travaille. Non non, que les oisifs.
JL : Vous allez nous raconter la suite de ce petit récit qui est issu du disque joint aux Ecrits d’Alexandre Jacob publiés par l’Icono… euh L’Insomniaque il y a trois ans. C’était un des premiers épisodes des aventures d’Alexandre Jacob.
[Passage d’un extrait du morceau n°1 du premier CD des Ecrits, version 1995 : le Mont de Piété.]
JL : Alors voilà le commissionnaire embarqué. Dans une deuxième voiture, derrière lui, tout un magot qui était chez lui.
BT : Oui, parmi les détails vraiment rigolos, c’est la première exaction de Jacob là, il était tellement jeune que Jacob ne pouvait pas faire le commissaire de police parce que c’était vraiment pas probable. Alors, il s’était mis des moustaches etc. et le brassard bleu-blanc-rouge du commissaire de police était en fait le brassard de première communion qu’ils avaient reteint en bleu et en rouge.
JL : Evidemment, c’étaient des faux policiers et la deuxième voiture qui contenait le magot s’évapora. On notera que beaucoup des aventures d’Alexandre Jacob, vous publiez Les Vies d’Alexandre Jacob aux éditions Mazarine, Bernard Thomas, se déroulent en province.
BT : Il faisait de la décentralisation.
JL : Voilà, c’est ce qu’il répondait au président de la cour d’assises en 1905. Enfin Alexandre Jacob avait avec lui quelques 80 clés dans sa boite à outil. Avec des formes rectangulaires parfaitement adaptées et dans un acier aussi résistant que la marque qu’a citée Georges [Kudermacheur].
BT : Au bagne, il a même ouvert le coffre-fort du gouverneur des îles qui avait égaré sa clé et le pauvre Jacob était au fond du trou quand on l’a ressorti. Il ne pouvait même plus marcher tellement il était affaibli et on l’a exhumé de l’ombre du cachot pour le porter là. Il a dit : « Très bien, je l’ouvre mais on va peut-être me faire une remise de peine ». Pas du tout et il a ouvert le coffre.
JL : Il est temps d’en arriver à la seconde, troisième ou quatrième vie d’Alexandre Jacob, procès en 1904 – 1905, devant la cour d’assises d’Amiens. Vous avez retrouvé le dossier des Archives judiciaires ? Comment cela ?
BT : Oui, oui. Et bien c’est une très curieuse histoire ; je l’ai fait cambriolé … presque. Tout le monde pensait que ce dossier avait disparu, qu’il avait été bombardé pendant la guerre de 14 ou pendant celle de 39, puisque Amiens l’a été. En réalité la justice française, qui est extrêmement précautionneuse, avait récupéré ce dossier et l’avait caché au fonds de souterrain en Normandie et j’ai réussi à le faire sortir …
JL : Attendez, attendez ! C’est pas un journaliste au Canard Enchaîné qui a accès aux archives judiciaires qui en principe devraient se trouver dans ce cas en 2006.
BT : Non pas du tout. J’avais un émissaire très particulier qui était un haut magistrat à qui on a fait un peu quelques gentillesse, convoiter quelques avancements, etc.
JL : Le Canard peut donner de l’avancement ?
BT : Le Canard du tout. Je n’étais pas au Canard à l’époque. Je n’étais pas encore compromis dans cette malversation. C’est moi tout seul qui en assume la responsabilité et on a réussi à faire sortir par un très haut magistrat, grâce au tampon, au sésame-ouvre-toi qu’il avait, ce dossier qui doit y être retourné maintenant et qui n’en ressortira qu’en 2000 je ne sais plus combien, trois ou quatre puisque le principe fait que 101 ans lorsque le procès a lieu en province.
JL : Et voilà Alexandre Jacob condamné au bagne. Il va y rester ben euh autant de temps que vous au Canard Enchaîné.
BT : A peu près 25 ans, 2 mois et 8 jours.
JL : Les éditions de l’Insomniaque, il y a trois ans avant votre livre aux éditions Mazarine, avaient publié les Ecrits d’Alexandre Jacob qu’il manquait aux auteurs de cette très belle édition en deux volumes maintenant épuisés. Les deux volumes sont complétés par un disque. Voici un extrait. C’est le début du séjour au pénitencier.
[Extrait du troisième morceau, « Le commandant Michel », du deuxième CD des Ecrits de Jacob 1995]
JL : En cas de décès, dites-vous, citant le règlement, le numéro de matricule est la seule inscription qu’on relève sur la croix de bois du cimetière. Le numéro est constamment porté en apparence sur le bras gauche.
BT : On se demande comment Jacob a pu survivre à de telles épreuves. Le bagne, déjà en soi, est inhumain. On l’appelait la guillotine sèche, c’était une machine à détruire les gens qu’on y envoyait et qui était fait de telle manière que chaque nouveau contingent arrivant à Cayenne remplaçait ceux qui venaient de décéder. Mais, dans son cas, quand on pense à 8, près de neuf ans passés sous terre, à manger, boulotter des araignées et des rats avec un vague quignon de pain moisi, neuf ans ! Vous vous rendez compte de ce que c’est ! C’était un régime absolument hallucinant. Et cet homme, qui est arrivé malade, il avait probablement un début de tuberculose, quelque chose comme ça quand il est arrivé, cet homme a survécu. Qu’est-ce qui peut faire qu’un être humain puisse survivre de cette manière ?
JL : Avec humour il disait que l’homme supporte mieux la cave que l’hirondelle. Et pendant cette période, il a tenté de se faire engager pendant la guerre de 14. C’est d’ailleurs l’anniversaire du déclenchement de la guerre de 14, ce début août. Il a tenté 17 ou 18 évasion.
BT : Il était en train de préparer la 18e lorsqu’on l’a gracié.
JL : Il a même tenté de faire sauter le bateau dans lequel avait pris place pendant la guerre de 14 le gouverneur, le procureur général, le directeur du bagne de la Guyane.
BT : Ce qu’il appelait une facétie.
JL : On parlait de son humour. On en a des traces parce que il a écrit aussi beaucoup au bagne, notamment correspondant une fois par mois avec sa mère, si complice et si affectueuse, lui demandant sans arrêt des livres. Voilà un homme qui demandait Malebranche parce que Nietzsche lui était confisqué et qui voulait se faire abonner au Mercure de France, et qui avait une curiosité extraordinaire.
BT : C’est peut-être ça qui l’a tenu en vie au fond. C’est cette curiosité intellectuelle ; il est devenu un formidable autodidacte. Pendant que les autres bagnards avaient des revues licencieuses ou des choses de bas étage en tout cas, lui s’est cultivé d’une manière extraordinaire. Son appétit de connaissance est absolument insatiable. Il y a d’une part la philosophie qui fait de lui peu à peu une sorte de moine tibétain ou de philosophe romain, de stoïcien. Enfin il devient peu à peu un personnage … Arsène Lupin devient plus que Vautrin. Ca devient un grand bonhomme. En somme, cette souffrance inouïe le transcende et en fait un des grands personnages de l’humanité à mon sens.
JL : Quelque chose est à noter. Au début de sa carrière, quand Jacob est, si j’ose dire, est arrêté, interné, se fait passer pour fou, il crie que les jésuites le poursuivent en permanence. Et on note que quand il est bagnard, il lit Escobar, le casuiste jésuite. C’est étonnant que le traité de criminologie qu’il aurait aimé rédiger, qu’il méditait au bagne, parce que pour lui, il y avait tout de même une autre alternative que celle présentée classiquement : on fait mourir le prisonnier sans le faire souffrir, on fait souffrir le prisonnier sans le faire mourir.
BT : On essaie de l’amender et il avait commencé … Parmi ses lectures, il y avait des livres de droit et il est devenu un des meilleurs spécialistes de droit pénal qu’on puisse imaginer parce qu’il disait : « évidemment moi j’ai vécu ça sur le tas, pas de la même manière que les professeurs d’université, je sais de quoi je parle. J’ai un droit de compétence». Il a de cette manière là intenté un certain nombre de procès à l’administration pénitentiaire. C’est quand même inouï ce forçat A / B comme vous disiez tout à l’heure. Sept procès qu’il a gagné, qui lui ont permis … Chaque fois qu’un de ses compagnons de misère avait un problème, il s’adressait à Jacob ; Jacob faisait un procès et Jacob le gagnait.
JL : Finalement, sans bénéficier d’aucune grâce, d’aucune remise de quelque sorte, il est libéré, rapatrié en France et puis libéré après un quart de siècle. Et, en France, va commencer la dernière vie d’Alexandre Jacob. Extrêmement discrète. Il est abonné au Canard Enchaîné.
BT : Il a été abonné au Canard Enchaîné gratuitement. Alors là c’est vraiment très rare, vous savez. C’est un honneur extrêmement rare.
JL : On sait combien vous êtes près de vos sous.
BT : Alors là, l’abonnement on ne le donne pas et là, c’était Tréno le patron de l’époque qui a abonné Jacob gratuitement. Je trouve ça merveilleux et j’ai retrouvé ça récemment aussi.
JL : Il a continué ses lectures jusqu’au bout mais il était devenu commerçant forain. Il avait son barnum et il le promenait de marché en marché dans l’Indre.
BT : Il était libre. Libre d’ouvrir et de fermer comme il voulait. Je crois que la meilleure image qu’on puisse donner à ce moment-là c’est que Arsène Lupin qui est devenu Vautrin au bagne, là devient une sorte de mélange de Monseigneur Myriel et de Jean Valjean. Il est à la fois une sorte de saint laïque … on peut dire d’une certaine manière …
JL : Et Cimourdin ? 93, un de ses grandes lectures de jeunesse.
BT : Oui Cimourdin. Il adore. Et puis c’est Jean Valjean. C’est le justicier inlassable jusqu’au bout. Le panache reste le même et il continue à intenter des procès à des procureurs pour un timbre à 0,50 francs.
JL : Vous avez parlé des moines tibétains. C’est un ermite.
BT : Oui, un ermite. Tout à fait, c’est quelqu’un qui se nourrit de très peu, il ne boit pas. Bon, il y a cette merveilleuse aventure que nous évoquions tout à l’heure à la veille de sa mort.
JL : Après avoir perdu sa mère à près de 75 ans, il connu le grand amour de sa vie, la dernière année. Une vie toujours maîtrisée à laquelle il a mis fin en se suicidant.
BT : Il faut dire aussi qu’il souffrait tout bêtement. Il avait très mal et il a donné un an de sursis à cette femme. Et au bout d’une année, naturellement, le corps était fatigué par toutes les épreuves et il a dit : « non, je m’en vais, je ne renonce pas ». c’est absolument admirable.
JL : Il était resté libertaire parce que le fait de lire le Canard Enchaîné c’est plus une usure de l’anarchisme qu’un maintien de l’anarchisme ? Il était resté libertaire ?
[Rires de Bernard Thomas]
BT : Complètement, il donnait des conférences. Sur l’anarchisme, sur le bagne. Il a juste commis un cambriolage en sortant du bagne parce qu’un heurtoir en or massif dans la ville de Tours l’avait agacé. Il est allé le démonter pour voir si sa main ne tremblait pas. Mais, après, il n’a plus jamais touché à ça. Ce n’était pas son but dans la vie. Il allait voir les copains ; y a les conférences ; il recevait les anciens du bagne. Il est resté dans sa mentalité profondément … et alors il y a la guerre de 36/37 en Espagne où il disparait pendant deux ans. Il ferme son barnum et on le retrouve, sous prétexte de vendre des agrumes là-bas, d’essayer d’organiser un trafic d’armes pour le Front Populaire. Ca n’a pas très bien marché.
JL : Donc jusqu’au bout, jusqu’en 1954, ce n’est pas si loin, pas de compromission. Vous racontiez cet épisode : il avait repéré un heurtoir en or sur une porte d’une petite ville de province, il l’a remplacé mais en faisant un moulage ?
BT : Ah ben oui.
JL : Jusqu’à épuisement de la première édition chez Mazarine, Bernard Thomas, les Vies d’Alexandre Jacob. Les reportages : Frédéric Lavignette et Marie Pierre Verrault. La réalisation avec Jean-Philippe Jeanne et Georges Courtaud. La coordination : Anne-Marie Fabre. La pâtisserie : Madame Demblanc. La documentation : Claire Martin.
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1 mai 2013 à 9:06
Je réagis tard.
« BT : Il a été abonné au Canard Enchaîné gratuitement. Alors là c’est vraiment très rare, vous savez. C’est un honneur extrêmement rare. »
Eh bien, le CIRA de Lausanne a aussi reçu gratuitement le Canard pendant plusieurs années, depuis 1970 environ. Et puis on leur a dit que ça prenait trop de place, merci beaucoup. Ce n’est que maintenant que je réalise quel honneur c’était…
2 mai 2013 à 7:10
Certes mais pour le vieux Marius, la seule source affirmant cet abonnement, c’est … feu notre ami BT. Et je ne peux m’empêcher de penser que cette anecdote honorifique ne peut ainsi que vaoriser la prétendue ^pertinence de son récit. Cela dit, il n’y a rien dans les papiers de Jacob au CIRA Marseille évoquant un quelconque lien avec Treno. Va falloir que je demande à Josette si elle est au courant d’un abonnement au Canard Enchaîné.