Michael und Alexandré-Marius : 1e partie
L’intérêt de la brochure de Michael Halfbrodt ne réside pas dans les informations données sur Alexandre Jacob. Elles émanent presque toutes de la première biographie de Jacob écrite en 1970 par Bernard Thomas. Elle s’appuie aussi sur l’étude du Mouvement anarchiste de Jean Maitron. L’auteur eut pu bénéficier d’une source incomparable s’il avait attendu une année pour commettre sa vie de Jacob. En 1995, les éditions montreuilloises de L’Insomniaque publient les Ecrits du cambrioleur. On ne refait pas l’histoire, même avec de si. Die Lebens-geschichte eines anarchistischen Diebes sort en 1994 des presses du Syndikat-A de Moers, charmante cité allemande de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Rien d’étonnant donc à retrouver outre-rhin, sur 37 pages format A5, les stéréotypes de l’aventurier fougueux mais politisé, les inventions, et les erreurs d’interprétation véhiculés par le journaliste du Canard Enchaîné.
La traduction de ce texte, faite en 2001 par Michel Barthélémy professeur d’Allemand au collège de Fraize dans les Vosges, met en lumière une narration présentant un triple intérêt. Jacob n’apparaît pas tout d’abord comme l’inspirateur de Maurice Leblanc. Pas de lupinose galopante ici. Le livret de Michael Halfbrodt mentionne, ensuite et en guise de conclusion, un extrait des souvenirs de Léo Malet. Si le créateur de Nestor Burma évoque le gentleman cambrioleur, les anecdotes qu’il développe prouvent l’exact contraire de ce que les biographes de l’honnête cambrioleur ont pu écrire. Alexandre Jacob ne sort pas brisé de l’enfer du bagne. Bien au contraire.
L’existence d’une telle brochure, que nous mettons en ligne en trois fois, prouve enfin et surtout l’intérêt extra-hexagonal porté au mouvement illégaliste français de la soi-disant Belle Epoque et au « dernier des grands voleurs anarchistes », dixit le Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier Français.
Alexandre Marius Jacob – Biographie d’un voleur anarchiste
Syndikat-A Medienvertrieb
Moers, 1994
Mercredi 8 mars 1905. Mercredi des Cendres. Amiens, une ville de province située dans le nord de la France, est en état de siège. Trois compagnies de fantassins et toutes les unités de gendarmerie disponibles sont déployées pour barrer l’accès du palais de justice. Dès l’aube, une foule de plusieurs milliers de personnes s’est rassemblée dans les rues. Dans quelques minutes doit s’ouvrir le procès de la « Bande d’Abbeville ». Il est question de vol qualifié et de meurtre de policiers. Un spectacle monstre s’annonce: 24 accusés, 158 témoins cités à la barre, acte d’accusation de 161 pages. Tous les grands quotidiens ont envoyé leurs reporters à Amiens, car aux dimensions sensationnelles de la procédure s’ajoute une particularité supplémentaire: tous les accusés sont des anarchistes convaincus. Au dehors, devant le tribunal, l’agitation se propage. Des tracts sont distribués, parmi lesquels la dernière édition de Germinal, organe des amis politiques des accusés, qui avec sa rhétorique expressive chauffe l’atmosphère depuis déjà quelques mois: « Si tu veux être libre, achète un fusil ! Si tu n’as pas d’argent, voles-en un !«
En février, après un rassemblement anarchiste, il y avait eu de graves échauffourées à Amiens, la police avait tiré sur la foule: 10 blessés. Les forces de l’ordre veulent à tout prix éviter que de tels faits se reproduisent, ce qui explique le nombre impressionnant de policiers et de militaires. En fait, tout est relativement calme quand arrivent enfin les fourgons cellulaires avec les accusés, entourés d’une escorte de cavaliers.
L’intérêt se porte sur l’accusé principal, qui est accueilli par la foule aux cris de « Vive Jacob!« , « Vive l’anarchie!«
Vers midi, la Cour fait son entrée. Un laissez-passer est nécessaire pour qui voudrait entrer dans la salle d’audience. On veut garantir ainsi que seul pourra assister aux débats un public bourgeois trié sur le volet. La séance commence par un coup d’éclat: seuls 5 jurés sont présents, le reste s’est fait excuser sous des prétextes divers (il est vrai que chacun d’entre eux a reçu auparavant une lettre de menaces). Les débats sont interrompus. On fait chercher un par un les citoyens peureux à leur domicile. Vers 14 heures on peut enfin continuer.
Dès les premiers échanges avec l’accusé principal, le juge sait brutalement à quoi s’en tenir.
Juge: « Levez-vous!«
Jacob: « Mais vous, vous restez assis ! »
Juge: « Enlevez votre chapeau quand vous me parlez !«
Jacob: « Mais vous portez encore le vôtre !«
Juge: « Vous êtes ici devant le tribunal. Vous devez savoir vous tenir et respecter les règles de la bienséance !«
Jacob: Mais tout ceci est une farce! Une parodie de justice! J’aurais du respect pour vous si vous en aviez pour les travailleurs !…«
La suite de son intervention est couverte par le brouhaha.
Juge: « Silence! Silence ou je fais évacuer la salle !«
Puis: « Accusé, avez-vous des jurés que vous souhaitiez récuser ?«
Jacob: « Je les récuse tous car ils sont nos ennemis !«
Il a raison. Sur le banc des jurés n’ont pris place que des citoyens des classes possédantes, pas un seul travailleur. Ce procès est le prototype même d’une justice de classe.
Celui qui parle là avec tant d’assurance est Alexandre Marius Jacob, né le 29 septembre 1879 à Marseille. Son père, Joseph Jacob, est originaire d’Alsace. Il travaille comme matelot avant de faire la connaissance de Marie Berthou, une fille de paysan, qui deviendra sa future femme et la mère de Marius. Après son mariage, il abandonne la navigation et s’engage comme commis. Le mariage n’est pas heureux. Joseph est un caractère faible, bien inférieur à sa femme en intelligence et énergie. Que cette dernière, avec l’argent d’un héritage, achète une boulangerie et le « dégrade » en faisant de lui un employé est un coup supplémentaire porté à sa dignité d’homme qu’il venge par de l’absinthe et des coups. Dans ce duel conjugal, Marius a très vite pris parti. Sa vie durant, il gardera des liens très étroits avec sa mère, alors qu’il méprise son père.
Un caprice de son géniteur fera entrer Marius dans une école monastique. C’est un élève très doué qui malgré tout s’ennuie. Avec une autorisation spéciale il peut terminer l’école dès 11 ans. Il a la possibilité de continuer l’école jusqu’au bac, peut-être même de faire des études supérieures, à condition cependant d’entrer au séminaire. Les parents refusent. Ils n’aiment pas les frocs noirs. Marius est soulagé. Lui non plus n’a rien à voir avec le bon dieu et ses représentants terrestres. Il préfère les romans de Jules Verne et le port de Marseille. C’est ce qui va faire pencher la balance.
À 11 ans ½ il s’engage comme mousse sur le Thibet. La vie en mer est bien moins romantique que celle décrite chez Jules Verne. Pourtant il persiste, traverse plusieurs fois l’Atlantique, fait des économies, envoie de l’argent à la maison car la boulangerie des parents marche mal. À 12 ans, il devient timonier en second sur le Ville-de-la-Ciotat, il apprend à connaître l’Océan Pacifique Sud. Il fait sa sortie suivante à bord de l’Armand Béhic où il va vivre des expériences extrêmement désagréables. Il est victime de plusieurs tentatives de viol. Les « prestations de service » sexuelles de ce genre sont monnaie courante et sont exigées des plus jeunes par les matelots les plus âgés comme leur droit naturel.
À Sydney, Marius déserte, vit d’expédients, travaille comme cireur de chaussures, gardien de phoques. Un compatriote l’emmène sur un baleinier qui se révèle bientôt être un bateau pirate. Jules Verne a tout de même fini par le rattraper. À la première attaque, il reste sous le pont. Il reçoit malgré tout sa part du butin. D’un seul coup il possède plus d’argent que jamais auparavant dans sa vie. Dans une lettre exaltée à sa mère il parle de son nouveau travail, en passant bien sûr sous silence certains détails. La deuxième flibuste est même encore plus lucrative, mais cette fois-ci il doit personnellement prendre part à la tuerie. Il est malade à en rendre l’âme. Au premier port il s’éclipse sans demander son reste. Un coup de chance! Huit jours plus tard le bateau pirate est capturé par les garde-côtes, l’équipage pendu haut et court.
Un cargo anglais le ramène à Marseille où la police l’attend déjà: pour désertion. Au tribunal, Marius réussit à convaincre le juge de sa détresse. Il est acquitté. Il a 13 ans et décide d’être dorénavant un marin exemplaire. Ni beuveries, ni jeux de hasard, ni descentes dans les bordels. Au lieu de cela, chaque minute de libre est consacrée à la lecture de livres de navigation. 4 ans plus tard, un virus mystérieux met fin à sa carrière de marin. Il se retrouve à Marseille plus mort que vivant. Pas question de repartir un jour en mer !
Il a 17 ans et a déjà bien roulé sa bosse, pourtant le bilan de ces années qu’il tire dans son procès face au juge est refroidissant: « J’ai vu le monde, il n’était pas beau. Partout une poignée de criminels dans votre genre qui exploitent des malheureux. »
Fabrication de bombes et boycott électoral
Un voisin de palier introduit le convalescent dans le monde des idées anarchistes. A peine rétabli, il participe à son premier rassemblement politique, qui est violemment dissous par la police. Son nouvel ami doit prendre ses jambes à son cou et quitter la ville. Il a été dénoncé comme dangereux fauteur de troubles. Il laisse à Marius ses livres et sa place dans une imprimerie. Les deux lui sont d’une grande utilité. Les brochures de Bakounine, Proudhon, Kropotkine, Malatesta, Stirner et d’autres encore lui procurent une connaissance plus précise des théories anarchistes. Roques, un collègue de travail, lui permet l’accès aux cercles anarchistes de Marseille et des environs. Dorénavant il consacre ses temps libres à « la cause »: après le travail il distribue des tracts, la nuit il compose et imprime le journal « L’Agitateur » et, le dimanche, il jette des boules puantes à la messe pour que les fidèles se délectent de la puanteur de leurs péchés.
En été 1897, Charles Malato, l’un des anarchistes les plus connus de l’époque, arrive à Marseille. Il voudrait parvenir à une meilleure coordination des nombreux groupes anarchistes de province. La vague d’attentats anarchistes à la bombe s’est quelque peu atténuée les 2-3 années précédentes, mais elle continue à marquer fortement les esprits. Malato est contre cette politique. Il se refuse à courir des risques inutiles. Toutefois il entretient dans sa mansarde un laboratoire de chimie où il fabrique du nitrobenzène. Finalement, il faut bien se préparer au « grand jour » de l’insurrection générale. Comme preuve de confiance, il prête à Marius son « livre de recettes ». Celui-ci est prêt à tout et devient ainsi la proie facile d’une provocation policière. Un présumé camarade, en réalité un de ces mouchards qui infestent les milieux anarchistes du fait de leur perméabilité, lui glisse un paquet en lui demandant de le conserver pour lui pendant quelques jours. Le lendemain matin, la gendarmerie est à sa porte. On trouve le paquet qui contient tous les « ingrédients » nécessaires à la confection d’une bonne bombe et également le « carnet » de Malato. Le 13 octobre 1897, Marius est condamné à une peine d’emprisonnement de 6 mois pour détention d’explosifs.
En avril 1898, il recouvre la liberté. Entre-temps les cercles anarchistes locaux se sont agrandis. La presque totalité du comité de rédaction du journal « Le Libertaire » s’est déplacée de Paris à Marseille et se fond au reste du groupe gravitant autour de « L’Agitateur ». Une de leurs premières actions communes est une campagne contre les élections législatives de 1898. Marius se met en évidence par sa manière particulièrement efficace de pratiquer dans sa circonscription une sorte de « boycott électoral actif ». La recette se trouve dans un écrit anarchiste de l’époque:
« Prendre un morceau de phosphore (bâtonnet de phosphore que l’on trouve dans toute droguerie ou presque), gros comme une tête d’épingle à peu près, l’introduire dans le bulletin de vote en laissant passer un peu d’air car le phosphore ne prend feu qu’au contact de l’air à une température de 20 °. Enveloppé dans un papier quelconque il commence à brûler inéluctablement au bout de quelques instants et enflamme toute cette paperasse qui se trouve dans l’urne dans laquelle on a introduit ce bulletin de vote d’un nouveau genre. »
Le vote doit être annulé. Sa popularité, acquise dans les cercles anarchistes grâce à de telles actions et son séjour en prison, place Marius Jacob en même temps dans la ligne de mire de la police, qui ne va pas cesser de lui chercher des histoires. Régulièrement, toutes les deux semaines: perquisition à son domicile, autrement dit l’appartement de ses parents est mis totalement sens dessus dessous. Une brève visite à son employeur et il se retrouve sans travail – mais en aucun cas découragé. Il tombe amoureux de la prostituée Rose Roux, qui devient sa compagne, il emménage chez elle pour épargner à ses parents les sempiternelles visites policières, trouve une place d’apprenti pharmacien qui lui prend la plupart de son temps. Il voit moins souvent ses amis et, politiquement parlant, se montre un peu plus discret. En vain. Son travail à la pharmacie se termine également, grâce à l’aide policière, par un rapide licenciement. Au cours d’une nouvelle perquisition à son domicile, le seul bijou de sa mère, sa bague de fiançailles, est saisi. Pourquoi ne l’aurait-elle pas volée?!
C’en est trop! À cette société qui n’arrête pas de le harceler il déclare définitivement la guerre.
Années d’apprentissage d’un « hors-la-loi ».
Le 31 mars 1899, vers 14 h, trois fonctionnaires de police, un commissaire et deux inspecteurs, entrent dans la boutique de l’honorable monsieur Gilles, un prêteur sur gages de Marseille (par ailleurs suspecté de recel depuis longtemps). Ils sont à la recherche d’une montre qui a été dérobée lors d’un vol doublé d’un assassinat. Le magasin est fermé, les locaux sont fouillés, tous les objets de valeur sont scrupuleusement inventoriés. Finalement, au bout de trois heures, on a apparemment trouvé. Monsieur Gilles et un employé sont arrêtés et emmenés menottes aux poignets, sa marchandise – montres, bijoux, vaisselle, couverts, obligations, actions d’une valeur totale de 400.000 francs or[1] – est saisie.
Arrivés au palais de justice, les deux malfaiteurs doivent d’abord prendre place dans l’antichambre du Procureur de la République. On leur dit qu’on va bientôt s’occuper d’eux. Le temps passe. Les bureaux ferment, les bâtiments se vident. Il est déjà tard lorsque le concierge, bouclant sa dernière ronde, trébuche sur les deux étranges silhouettes dont les protestations d’innocence et l’agitation lui paraissent bien louches. Il parvient encore à intercepter un juge sur le chemin de son domicile qui lui signe en toute hâte un mandat de mise en détention préventive. Il faudra attendre le lendemain matin pour que l’affaire soit tirée au clair. Les trois représentants de la loi de la veille ont disparu, les biens de monsieur Gilles également. Du reste, on est le 1er avril.
Pendant que la France entière rit de cet affront, les trois faux policiers – Jacob, Roques et un certain Morel – se sont retirés en Espagne. Une part importante du butin est immédiatement mise à la disposition des camarades espagnols pour aider les victimes de la vague de répression qui est en train de déferler. Jacob revient seul en France. C’est alors seulement que débute sa carrière de cambrioleur professionnel. Pour l’instant, il manque encore d’expérience. Alors qu’il se lance chez un notaire d’Aix-en-Provence, le coffre résiste avec obstination à ses tentatives d’effraction. Il doit finalement se contenter de titres et d’une montre pour une valeur de 30.000 francs. Sa confiance dans les « camarades » est également encore trop grande. Quelqu’un l’a mouchardé et il est arrêté le lendemain dans un café. Ça commence à sentir le roussi car il porte l’ensemble du butin sur lui. Pourtant, c’est ici que se manifeste pour la première fois ce qui caractérisera toujours Jacob: sa présence d’esprit et son sang-froid. Sur le chemin du commissariat il réussit, prétextant devoir lacer sa chaussure, à faire disparaître par une fenêtre de cave cette « marchandise brûlante ». La police n’a aucune preuve tangible et se voit obligée de le relâcher. Un complice se charge de mettre le butin en lieu sûr.
Les deux effractions suivantes lui servent plutôt d’entraînement. Leur produit est pour ainsi dire nul. Ce n’est pas comme au château de la Comtesse de Cassagne, où disparaissent des bijoux et de l’argenterie pour une valeur de plusieurs milliers de francs. Pourtant, ici aussi Jacob joue de malchance. Une fois de plus, il ne parvient pas à ouvrir le coffre et en est fort mécontent. Pour la première fois, il laisse derrière lui sa « carte de visite »: « Sale aristocrate, estime-toi heureuse que nous n’ayons pas assez de temps, sinon nous nous serions amusés à alléger ton coffre. À la prochaine. En espérant que ça marchera mieux. » Signé: Attila.
Un peu plus tard, il rencontre Frossati, un camarade sicilien qui a déjà plus d’expérience dans le maniement des pinces-monseigneur et des vilebrequins. Un raffineur de sucre de Narbonne peut en témoigner. Cette fois-ci, « Attila » a de quoi jubiler: « Si nous avions eu assez de temps chez la Comtesse, il lui serait arrivé la même chose. Le bonjour à tous. Attila. Postscriptum. Vilebrequin: système breveté.«
Il se retire un moment en Espagne. Dans le lieu de pèlerinage de Compostelle, il envisage de voler le « Saint-Jacques » en or massif de 400 kilos et de le casser en morceaux pour pouvoir mieux le transporter et le cacher. Mais certains préjugés religieux de ses sympathisants locaux font échouer son fameux plan. De France également lui parviennent de mauvaises nouvelles: un de ses complices de Marseille a été arrêté et a tout déballé. Là-dessus, Jacob est condamné par contumace à 5 années d’emprisonnement.
Sur la route du retour vers Marseille, Jacob repasse par Béziers, cette fois chez les Galabruns, une famille de viticulteurs ultra riches, et encaisse plus de 200 000 francs en liquide et obligations d’Etat. Mais, le lendemain, le journal lui apprend que, dans la cave, il est passé à côté de deux autres coffres-forts contenant 2 millions de francs.
Avec Frossati, il monte un nouveau coup. Au casino de Monte Carlo, il simule une crise d’épilepsie tandis que Frossati profite du tumulte pour débarrasser la table de jeu. Cette fois-ci, c’est le coup de l’arroseur arrosé. Frossati s’est esquivé avec l’argent. Jacob se lance aussitôt sur ses traces vers l’Italie. Peu après, Frossati est mort. On n’a jamais su qui de Jacob ou de quelqu’un d’autre a été à l’origine de cette mort mystérieuse.
À son retour, Jacob est arrêté à Toulon. Il décide de jouer au fou: avec succès. Il est transféré dans un asile, où il retrouve parmi les infirmiers un camarade, Royère, à qui il se confie et qui lui indique la conduite à tenir pour se faire enfermer dans la « cellule en caoutchouc ». Celle-ci se trouve en effet à proximité directe du mur extérieur et est l’endroit le plus favorable pour une évasion. Dans la nuit du 18 au 19 avril 1900 il est délivré par ses complices, parmi lesquels ses parents et sa compagne.
Digression : la « reprise individuelle »
Le vol, ou ce qu’on appelait la « reprise individuelle », c’est-à-dire la « réappropriation individuelle », était vivement discuté dans les milieux anarchistes depuis le milieu des années 1880. La revue la plus influente de l’époque, Le Révolté, avait tout d’abord adopté à cet égard un point de vue plutôt réservé: l’appropriation illégale, qu’elle soit individuelle ou collective, ne pouvait être justifiée dans tous les cas, mais uniquement lorsqu’elle pouvait être comprise, et ce sans aucune équivoque, comme un acte révolutionnaire.
« Les travailleurs qui, pendant une grève ou un soulèvement, s’emparent des ateliers et s’y installent après en avoir chassé leurs exploiteurs ; le locataire qui ne peut plus payer le loyer mais n’a aucune envie de se laisser expulser et qui, au lieu de cela, jette le propriétaire en bas de l’escalier ; l’affamé qui, complètement démuni, en groupe ou seul, va dans les magasins et prend ce dont il a besoin: voilà des faits dont nous pouvons nous montrer solidaires, car ils sont commis par de vrais rebelles. Nous n’avons rien à voir avec tout ce qui dépasse ce cadre là. Tout ce qui vit ou voudrait vivre sans produire n’est que parasite et, de ce fait, notre ennemi.«
Le cas de Clément Duval, qui avait dévalisé une bijouterie mais qui, peu après, avait été arrêté et condamné aux travaux forcés à perpétuité, amena la revue à adopter quant au vol individuel une position moins catégorique, d’autant que Duval se réclama sans équivoque de ses convictions anarchistes qui l’avaient poussé à commettre cet acte. Il invoqua également le droit à l’existence: « Tout homme a le devoir de revendiquer ce droit dans tout ce qu’il comprend. Si la société le prive du nécessaire vital, il est autorisé à le prendre là où il est en abondance.« [2]
Le cas Duval provoqua une divergence d’opinions définitive. Alors que les socialistes réprouvaient clairement son action et persistaient à penser que les capitalistes ne pourraient être dépossédés de leurs biens que collectivement, suivant le processus révolutionnaire, les anarchistes accordaient à chacun le droit de s’arroger à tout moment sa part du bien collectif: « Si on ne peut pas faire la révolution entièrement, on la fait au moins dans la mesure de ses forces. » Car, toujours selon le savant anarchiste Elisée Reclus, « étant donné que le bien collectif a été confisqué par quelques uns, pourquoi doit-on alors respecter ce bien dans le détail si on ne le reconnaît pas dans son ensemble? Il y a donc un droit absolu à prendre – à voler, comme on dit habituellement. Il faut donc qu’à ce sujet une nouvelle morale s’impose dans la manière de penser et d’agir.«
Tout ceci n’a en rien modifié la vision anarchiste d’une société future dans laquelle aussi bien le vol que son pendant, le travail, auraient cessé d’exister: « On prendra sans demander, et ce ne sera pas du vol, on investira ses capacités et son énergie, et ce ne sera pas du travail.«
La discussion sur le vol fut reprise dans les années 1896-1898 dans « Le Libertaire » et cette fois avec des tonalités nettement différentes[3]. Dès le début des années 1890, un nombre de plus en plus important d’anarchistes s’était déclaré en faveur d’une affiliation syndicale pour ancrer plus fortement l’anarchisme dans le mouvement ouvrier (d’où le développement de l’anarcho-syndicalisme). C’est pourquoi les adversaires antisyndicalistes de cette politique se virent obligés d’articuler plus distinctement leur propre point de vue.
« Qu’est ce qu’un syndicat? » demanda à peu près en ces termes Paraf-Juval en donnant lui-même la réponse suivante: « C’est une association dans laquelle les imbéciles se rangent par professions pour essayer de rendre moins insupportables les relations entre ouvriers et patrons. De deux choses l’une: ou ils ne réussissent pas, et alors tout ce travail syndical est inutile ; ou ils réussissent, et le travail syndical est préjudiciable, car un groupe de personnes aurait amélioré sa situation et laisserait de ce fait la société perdurer en l’état.«
À côté de toutes les différences de détail, ces théories empreintes d’anarchisme individuel, qui se développèrent parallèlement au syndicalisme, avaient cependant en commun deux convictions fondamentales:
il n’y a pas de classes, il n’y a que des individus – les « individualistes » n’en ont jamais fait mystère: ils plaçaient leurs espoirs révolutionnaires non pas dans la classe ouvrière, mais dans les déclassés, le « prolétariat des gueux », au sein desquels ils croyaient trouver le plus facilement des alliés dans le combat contre l’ordre bourgeois.
La société est composée d’exploiteurs et d’exploités – le mieux étant de n’appartenir à aucune de ces deux catégories. Mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Dans la pratique, deux possibilités furent essayées. D’une part la vie en communauté avec des sympathisants dans ce qu’on appelait des « milieux libres », des communes rurales vivant en autarcie, dont quelques unes furent fondées après 1900, mais qui toutes échouèrent peu de temps après. D’autre part l' »illégalisme », qui s’étendait de plus en plus depuis la fin des années 1880 et devint une forme de vie indépendante pour de nombreux anarchistes « déclassés ».
Dans son plaidoyer devant le tribunal Jacob livra son propre résumé des théories « illégalistes »:
« La société ne m’a accordé que trois moyens d’existence: le travail, la mendicité et le vol. Travailler ne me répugne pas, cela me plaît même. L’homme ne peut absolument pas vivre sans travail. Ses muscles, son cerveau disposent d’une quantité d’énergie qui veut être dépensée. Mais ce qui me dégoûtait, c’était de suer sang et eau pour un salaire de misère, de créer des richesses dont on me priverait. Bref, ce qui m’a répugné, c’est de me livrer à la prostitution du travail. Mendier, c’est s’abaisser, c’est nier toute dignité. Tout homme a droit au banquet de la vie. Le droit à la vie, on ne le mendie pas. On le prend. Le vol, c’est la reprise, la réappropriation des biens. Au lieu d’être enfermé dans une usine comme dans un bagne, au lieu de mendier ce à quoi on a droit, j’ai préféré me révolter et combattre mes ennemis pas à pas en faisant la guerre aux riches et en attaquant leur propriété.«
La suite samedi prochain.
[1] Il est difficile de convertir des francs or du début du siècle en francs actuels. Si on considère le pouvoir d’achat, le rapport pourrait être d’environ 1 à 15, si on considère le revenu moyen de l’époque certainement davantage.
[2] Duval fut déporté en Guyane d’où il put s’évader en 1901. Il est mort à New-York à un âge très avancé et en homme libre.
[3] Ce débat a eu une répercussion littéraire à travers le roman de Georges Darien, Le voleur, qui, lors de sa première parution en 1897, ne fut lu que par des « initiés », alors qu’il est aujourd’hui l’œuvre la plus connue de son auteur. Depuis quelque temps, une traduction allemande est à nouveau disponible, mais à un prix honteusement élevé. On ne devrait donc pas acheter ce livre, mais plutôt … enfin, cher(chère) lecteur (lectrice), je crois que nous nous comprenons.
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