JURY (Encyclopédie Anarchiste, Sébastien Faure)
Les jurés sont des magistrats temporaires. Ils représentent et, dans l’opinion publique, ils incarnent ce qu’on appelle la Justice populaire. En réalité, il n’en est rien. La loi exige que certaines conditions soient réunies, pour figurer sur la liste des personnes admises à faire partie du jury. Le jury, n’étant formé que des personnes ainsi qualifiées, ne représente donc qu’une faible partie de la population et non la population tout entière.
Les femmes – qui, pourtant, comptent pour moitié au moins dans le chiffre de la population – ne peuvent faire partie du jury. L’immense majorité des personnes, hommes et femmes, se trouvant de la sorte éliminée, c’est à tort, on le constate, qu’on considère le jury comme la personnification de la Justice populaire. Ce qui a donné naissance à cette appellation erronée, c’est le besoin de distinguer entre les magistrats de carrière et les hommes appelés éventuellement et exceptionnellement à se prononcer sur les faits soumis à la cour d’assises.
Au surplus, quand elle s’exerce, la Justice populaire fait fi des simulacres et formalités qui s’imposent au jury ; elle n’est soumise à aucune forme protocolaire ; rapide, emportée par la passion qui la soulève, toujours violente et brutale, soit qu’elle sauve ceux qu’elle estime innocents, soit qu’elle extermine ceux qu’elle juge coupables, la justice populaire ne s’accommode pas plus de la procédure qu’elle ne s’embarrasse des lenteurs et des prescriptions du Code. Elle décide et agit, mettant sur l’heure sa décision à exécution. L’Histoire enregistre d’innombrables circonstances sur lesquelles s’appuie l’exactitude de ce qui précède, et précise ce qu’il sied d’entendre par ces mots : « la justice populaire ».
C’est au jury qu’il appartient de se prononcer sur le degré de culpabilité ou sur l’innocence des accusés ; mais c’est à la cour qu’échoit le soin de fixer la peine qu’entraîne un verdict de culpabilité. Par cette séparation des pouvoirs et attributions du jury et de la cour, le législateur a voulu marquer l’incapacité du jury à graduer la condamnation, dans l’ignorance où il se trouve de l’échelle des peines à appliquer. De ce fait, il arrive fréquemment que la peine prononcée par la cour diffère très sensiblement de celle qu’eussent infligée les jurés, s’ils avaient été admis à la fixer eux-mêmes. On ne s’explique que par des subtilités cette incohérence judiciaire à ajouter à tant d’autres.
Il est exact que c’est le hasard qui toujours préside à la confection de la liste des jurés ; c’est, dans la plupart des cas, le hasard qui préside aussi, par le jeu des récusations, à la formation de chaque jury. Il est également vrai que, désignées par l’aveugle tirage au sort, les personnes appelées à constituer le jury, ne possèdent aucune des compétences que nécessite l’exercice toujours si délicat et si incertain de la justice et qu’elles n’ont aucune connaissance spéciale du Droit et de la Loi. Il n’en reste pas moins que la séparation des pouvoirs et attributions qui confère au jury le soin de prononcer le verdict et à la cour celui de fixer la peine, est tout à fait illogique. Car, de deux choses l’une :
Ou bien le jury est apte à se guider, à l’aide de ses seules lumières, dans l’appréciation des faits souvent très complexes, parfois obscurs et presque inexplicables, que l’accusation met à la charge de l’accusé ; il est apte à discerner les mobiles qui ont poussé celui-ci dans l’accomplissement de ces faits, le degré de responsabilité que lui laissent le milieu dans lequel il a vécu, l’éducation qui lui a été donnée, les exemples qu’il a eus sous les yeux, les entraînements qu’il a subis, les circonstances qui, au dernier moment, l’ont poussé à agir ; et si le jury est estimé apte à prononcer dans ces conditions un verdict éclairé et judicieux, il est plus et mieux que qui que ce soit apte à fixer lui-même la pénalité qui, en conscience, doit être appliquée à l’accusé. Car, « qui peut le plus peut, le moins ». En vertu de cette proposition dont l’exactitude n’est pas discutable, il est certain que, l’appréciation des faits et mobiles, des circonstances et des conditions, dont l’ensemble permet au jury d’apprécier sainement le degré de culpabilité de l’accusé, étant une opération bien autrement malaisée que celle qui consiste, cette appréciation étant connue, à adapter la peine à la volonté du jury, si le jury est en état de résoudre le problème le plus complexe et le plus délicat, il est, a fortiori, en état de résoudre le moins complexe et le moins délicat. Etant donné cela, la raison veut que le prononcé de la condamnation soit, comme celui du verdict, laissé à l’appréciation du jury ;
Ou bien, on estime que le jury est incapable de fixer la peine qui concorde avec le verdict et, dans ce cas, le jury ,étant bien plus encore reconnu, ipso facto, incapable de rendre un verdict éclairé, ne doit pas plus avoir la responsabilité du verdict que celle de la sentence. Et, alors, le jury, n’ayant plus aucune raison d’être, doit être aboli.
C’est l’une ou c’est l’autre : tout ou rien. La logique l’exige.
Mais, c’est en cour d’assises que se déroulent les débats les plus retentissants. Les journaux ont copieusement relaté et commenté le crime, lorsqu’il a été commis ; les feuilles à grand tirage, sous la plume de leurs reporters les plus connus, ont entretenu leurs lecteurs de tous les détails susceptibles de piquer la curiosité du public, de provoquer et d’accroître son émotion. A la veille des grands procès, la presse rappelle le crime et publie à nouveau la photographie de l’accusé et de sa victime. Les avocats les plus renommés prennent place au banc de la défense, T’out est mis en œuvre pour donner à l’affaire une allure sensationnelle. Tandis que restent désertes les salles où siègent les magistrats appelés à examiner et trancher les conflits qui mettent aux prises les intérêts les plus considérables, les salles où siège le jury sont prises d’assaut par une foule trépidante de malsaine curiosité. Aussi, conçoit-on que, jalouse de ses prérogatives et de son prestige, la magistrature ait à cœur de se réserver, dans la tragi-comédie des procès les plus retentissants, un rôle de premier plan et qu’elle ne veuille pas abandonner totalement au jury le triste privilège de juger. Qu’on y songe : s’il était admis que, dans un seul des innombrables ressorts de la machine à juger, la présence et le concours des professionnels de la justice ne sont pas indispensables ou ne sont que secondaires, ne se pourrait-il pas qu’on songeât à éliminer ce concours et cette présence d’autres ressorts ? Et, le temps aidant, ne pourrait-il pas advenir que, graduellement écartés des fonctions qui leur sont actuellement dévolues, les magistrats fassent peu à peu figure de personnages inutiles et, par conséquent, suppressibles ?
Je prie le lecteur de ne pas m’attribuer l’opinion que cette suppression soit possible dans une société basée sur le principe d’Autorité. Ce principe serait sans force s’il ne s’appuyait pas sur l’appareil de contrainte et de répression qui, seul, en assure la mise en pratique. L’Autorité appelle de toute nécessité une Constitution qui en est l’expression et qui réglemente ses devoirs et ses droits. Cette Constitution emprunte sa puissance et sa stabilité au système répressif dont la fonction est de punir quiconque s’insurge contre l’ordre établi. Ce système répressif comporte fatalement le policier qui arrête, le magistrat qui condamne, le gardien de prison et de bagne qui répond du condamné et le bourreau qui exécute. Constitution, police, magistrature, service pénitentiaire : du chef de l’Etat au bourreau, tout se tient et forme la série continue d’anneaux qui, étroitement et indissolublement reliés, constitue l’imbrisable chaîne.
Je prie le lecteur de ne pas m’attribuer, non plus, l’opinion que la suppression des magistrats de carrière – même si elle était compatible avec le maintien du Régime d’Autorité – et leur remplacement par des juges temporaires et occasionnels, assureraient un exercice meilleur de la justice. Dans des études précédentes (voir Juge, Jugement) il a été démontré et, dans des études qui suivront, il sera établi que le juge, quel qu’il soit, ne peut être ni infaillible, ni impartial, ni souverain ; que tout jugement, quel qu’en soit l’auteur, est douteux et exposé à l’erreur; que la justice, telle qu’elle est pratiquée, n’a rien de commun avec la véritable équité. Il résulte de ces démonstrations diverses et concordantes que ceux qui assument la charge de juger, qu’ils soient élus par le Peuple ou désignés par le Pouvoir, qu’ils soient ou ne soient pas inamovibles, qu’ils forment une caste spéciale ou appartiennent à la masse, sont voués à la même infirmité et frappés d’une même incapacité de juger en pleine lumière, qu’ils ne réunissent pas plus les uns que les autres les éléments d’investigation, de contrôle, de vérification qui les armeraient de cette certitude irréfragable qui, seule, confère à un jugement le caractère de rectitude, de précision et de probité devant lequel la conscience est tenue de s’incliner.
Sébastien FAURE.
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