Lupinose à 813


Qu’Alexandre Jacob investisse le champ de la fiction, du roman policier en particulier, n’est pas gênant en soi. Didier Daeninckx et Patrick Pécherot ont brillamment inclus l’honnête cambrioleur dans leurs narrations. Le problème réside dans la prétention de la fiction et de ses aficionados à devenir réalité et vérité instituée. La lupinose passe aussi par là. 813 est une revue trimestrielle pour amateur de polars. Elle tire son nom d’une des plus fameuses aventures du gentleman cambrioleur et évoque à chacun de ses numéros les derniers bouquins du genre sortis. Celui de l’été 2009 aborde l’atmosphère glauque à souhait et si propice aux crimes de sang et autres petits meurtres minables entre amis de la baie de la Somme jusqu’à Calais. Dominique Forget, ne s’embarrassant pas de cette légèreté du détail même si celle-ci fait pourtant la différence, revient dans un long papier de ce numéro de 813 sur celui qui aurait inspiré sans doute à Maurice Leblanc le héros de tant d’aventures … dont 813.

Relativisons la pertinence de ce long article qui emprunte tout de même une bonne part de la déclaration de Jacob Pourquoi j’ai cambriolé ?. On retrouve au final l’inénarrable équation mythologique Jacob = Lupin avec, notamment la non moins inénarrable équation chronologique qui veut que l’écrivain normand ait forcément écrit les péripéties de son bourgeois de voleur quelques mois seulement après la clôture du procès d’Amiens qui envoie le prolétaire Jacob finir sa vie sous le ciel bleu tropique de la Guyane. CQFD. Mais l’auteur clôt le procès Jacob neuf jour après la parution des premières aventures de Lupin dans Je Sais Tout. Soit selon lui le 24 juin 1905 et non le 22 mars de cette année !

Si cet article ne brille pas par la finesse vulgarisatrice de son analyse et de son propos (notamment le passage sur l’influence de Kropotkine, très drôle), il n’en demeure pas moins que Dominique Forget participe comme beaucoup d’autres avant lui à l’élaboration du mythe lupinien qui mène, si l’on en croit l’introduction de son papier, tout droit au cimetière de Reuilly. Mais Forget va un peu plus loin que ses prédécesseurs atteints de lupinose. Il étend le mythe. Et Jacob de pouvoir réclamer des droits d’auteur à Auguste Le Breton pour la scène du parapluie dans Du rififi chez les hommes. On préfèrera toujours la version originale.

ALEXANDRE JACOB

DE MAURICE LEBLANC À AUGUSTE LE BRETON

« Ici repose Marius Alexandre Jacob, peut-être Arsène Lupin. Voilà ce qu’on peut lire désormais sur une plaque du cimetière du petit village de Reuilly, dans l’Indre. Dominique Forget revient sur l’histoire de ce véritable cambrioleur, gentleman et anarchiste, qui inspira sans doute à Maurice Leblanc le héros de tant aventures… dont 813!

Le mercredi 8 mars 1905, s’ouvrait devant la cour d’assises de la Somme le procès des Travailleurs de la Nuit, « l’un des plus formidables gangs qu’ait engendrés l’histoire criminelle », selon Le Quotidien.

Si Le Figaro, Le Temps, Le Petit Parisien, L’Eclair et Le Matin avaient dépêché leurs meilleures plumes, Gil Blas s’intéressant peu à l’actualité sociale ou criminelle avait envoyé sur place sa dernière recrue un jeune inconnu fils d’un armateur normand.

Face à la justice comparaissait Alexandre Jacob, ainsi décrit par Le Parisien : «  Il n’a rien d’un voyou en casquette, rien du monstre patibulaire. La mise est correcte, la toilette soignée. De taille moyenne mais trapu, l’air d’un fonctionnaire, presque d’un professeur ou d’un savant. » Sur les marches du palais un imposant cordon de police faisait face à un groupe d’anarchistes venus vendre à la criée Germinal, une feuille créée tout spécialement pour soutenir le prévenu. En première page on pouvait lire : « On cultive le typhus et la tuberculose dans les usines les prisons et les casernes.

Vous, Jacob, qui refusez le suicide du travail abrutissant et vous révoltez contre une société criminelle,

Vous enfin qui voulez vivre,

Vous êtes une victime sociale. »

Dans une vie antérieure Alexandre Jacob, né en 1879, après de brillantes études chez les Frères des Ecoles Chrétiennes, par goût de l’aventure s’était embarqué comme mousse. Mais se lever à 4 heures du matin pour briquer le pont et astiquer les coursives n’avait rien d’exaltant. Sans parler du mal de mer. Alors, de retour à terre, il avait tâté de l’imprimerie. Embauché comme apprenti, ignorant les coutumes policées présidant aux négociations salariales, il avait au bout de quelques mois pris son patron au collet et l’avait menacé pour obtenir une augmentation salariale. Cette conception musclée du dialogue social l’avait fait licencier sur-le-champ.

« Notre action doit être la révolte permanente, par la parole, par l’écrit, par le poignard, par le fusil, la dynamite. »

Article de Kropotkine paru dans Le Révolté

Devenu garçon de pharmacie il avait eu une faucheuse tendance à déserter le comptoir de l’officine pour courir les défilés (surtout ceux prometteurs d’affrontements avec les forces de l’ordre) et après ce bref intermède dans le monde paramédical s’était une nouvelle fois retrouvé sur le pavé.

La conclusion d’un article de Kropotkine paru dans Le Révolté allait décider de la suite de sa vie : « Notre action doit être la révolte permanente, par la parole, par l’écrit, par le poignard, par le fusil, la dynamite. Nous sommes conséquents, et nous nous servons de toute arme dès qu’il s’agit de frapper en révoltés. Tout est bon pour nous qui n’est pas la légalité. »

Alexandre Jacob ne serait ni matelot, ni imprimeur, ni potard. Il allait vouer sa vie à la Révolution. L’heure des actions de reprises individuelles était venue. Désormais il allait creuser, percer et vider les coffres-forts, et ce pillage systématique des biens de la bourgeoisie permettrait de financer la presse libertaire, d’aider les groupes étrangers et de préparer le « grand soir ».

Pour éviter d’avoir à se servir d’une arme, Jacob avait choisi de ne pas dévaliser les banques. Il était en guerre contre la société contre l’argent pas contre les hommes. C’est pourquoi il se présentait toujours désarmé chez ses victimes attendant patiemment leur départ pour passer à l’action.

S’il n’eut jamais la moindre arme entre les mains, un outillage sophistiqué permettant de venir à bout des serrures les plus résistantes lui était nécessaire pour l’exercice de sa profession : l’Indicateur des Chemins de fer et le Bottin.

Le premier lui permettait d’arriver et de repartir sans avoir à traîner dans les villes où il commettait ses exactions. Le second lui offrait la liste et l’adresse des notables raccordés au réseau téléphonique. Parmi ces noms seuls les prêtres, les juges, les officiers et les rentiers l’intéressaient. Jacob avait décidé d’exclure d’office les savants, les artistes et les médecins de l’inventaire scrupuleux auquel il se livrait avant de passer à l’action.

« Ne reconnaissant à personne le droit de me juger, je n’implore ni pardon ni indulgence. Je ne sollicite pas ceux que je hais et que je méprise. »

Alexandre Jacob en réponse au procureur

La bande compta jusqu’à quarante membres et commit plus de cent cinquante cambriolages.

Qu’Alexandre Jacob ait été l’ami de Georges Darien (1) ne saurait surprendre.

Que vêtu d’une redingote, coiffé d’un gibus et ceint d’une écharpe tricolore il se soit fait passer pour un commissaire de police chargé de perquisitionner le Crédit municipal de Marseille et reparte lesté d’un lourd butin n’étonne guère. Tout comme sa réponse au réquisitoire du procureur lors de son procès :

« Messieurs,

Vous savez maintenant qui je suis : un révolté vivant du produit de ses cambriolages. Ne reconnaissant à personne le droit de me juger, je n’implore ni pardon ni indulgence. Je ne sollicite pas ceux que je hais et que je méprise. Vous êtes les plus forts, disposez de moi comme vous l’entendez. Envoyez-moi au bagne ou à l’échafaud, peu importe. . .

La société ne m’accordait que trois moyens d’existence : le travail et la mendicité, le vol.

Ce qui m’a répugné c’est de suer sang et eau pour l’aumône d’un salaire, c’est de créer des richesses dont j’aurais été frustré. En un mot, il m’a répugné de me livrer à la prostitution du travail. La mendicité c’est l’avilissement et la négation de toute dignité. Tout homme a le droit au banquet de la vie…

Le vol c’est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme en un bagne, plutôt que de mendier ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et combattre pied à pied mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens. Certes je conçois que vous auriez préféré que je me soumette à vos lois, qu’ouvrier docile et avachi je crée des richesses en échange d’un salaire dérisoire, et que le corps usé et le cerveau abêti, je m’en aille crever au coin d’une rue. Alors vous ne m’appelleriez pas « bandit cynique », mais « honnête ouvrier ». Usant de la flatterie, vous m’auriez même accordé la médaille du travail… Je vous remercie beaucoup de tant de bonté, de tant de gratitude, messieurs ! Je préfère être un cynique conscient qu’une cariatide…

La prison, le bagne, l’échafaud, dira-t-on ! Mais que sont ces perspectives en comparaison d’une vie d’abruti faite de toutes les souffrances ? Le mineur qui dispute son pain aux entrailles de la terre, ne voyant jamais luire le soleil, peut périr d’un instant à l’autre, victime d’une explosion de grisou ; le couvreur qui pérégrine sur les toits peut faire une chute et se réduire en miettes ; le marin connaît le jour de son départ, mais il ignore s’il reviendra au port. Bon nombre d’autres ouvriers contractent des maladies fatales dans l’exercice de leur métier, s’épuisent, s’empoisonnent, se tuent à créer pour vous ; il n’est pas jusqu’aux gendarmes, aux policiers aux valets qui pour un os que vous leur donnez à ronger, ne trouvent parfois la mort dans la lutte qu’ils entreprennent contre vos ennemis…

Si je me suis livré au vol, ça n’a pas été une question de gain, de lucre, mais une question de principe, de droit. J’ai préféré conserver ma liberté, mon indépendance, ma dignité d’homme, que me faire l’artisan de la fortune d’un maître. En termes plus crus, sans euphémisme, j’ai préféré être voleur que volé…

Moi aussi je voudrais vivre dans une société dont le vol serait banni. Je n’approuve pas le vol, et n’en ai usé que comme d’un moyen de révolte propre à combattre le plus inique de tous les vols : la propriété individuelle. »

« Le vol c’est la restitution, la reprise de possession. »

Alexandre Jacob en réponse au procureur

Neuf jours avant le verdict de ce long procès, le 15 juin 1905 paraissait dans Je sais tout (un magazine mensuel créé quatre mois plus tôt) le premier volet d’une série d’aventures singulières.

Promis par son père, un riche armateur normand à une carrière prometteuse dans une fabrique de cordes, un certain Maurice Leblanc, jeune journaliste débutant embauché par Gil Blas pour suivre le procès de Jacob, portait Arsène Lupin sur les fonds baptismaux.

Tandis que le gentleman cambrioleur tenait, sous la plume de Leblanc, la France en haleine, Alexandre Jacob chaussait les galoches, endossait le droguet marron, la chemise, le costume de toile et le bonnet des forçats.

Les anarchistes considérés comme détenus de droit commun, n’étaient pas mélangés avec les politiques ; Alexandre Jacob passerait vingt-trois ans au bagne à Saint-Joseph, en Guyane, où la discipline était réputée la plus stricte.

C’en était fini, selon L’Eclair de cette « bande qui rappelle la fameuse bande de Vautrin dit Trompe-la-mort dont Balzac imagina les exploits… Ce type peu banal, dangereux mais curieux qui ironise, plaisante, cynique, jamais à court de reparties, semble parfaitement indifférent aux conséquences de ses actes ? »

Le 28 août 1954 s’éteignait un paisible commerçant vendant sur les marchés de l’Indre de la bonneterie, des tissus et des articles de confection.

« Je ne veux pas courir le risque de la vieillesse. C’est trop laid. Linge lessivé, rincé, séché, mais pas repassé. J’ai la cosse. Vous trouverez deux litres de rosé à côté de la paneterie. À votre santé. » Le message était signé Alexandre Jacob.

Il n’avait probablement pas eu le temps de lire le roman d’Auguste Le Breton Du rififi chez les hommes (2), paru l’année précédente. Quelques passages situés aux pages 56-57-58 de l’ouvrage n’auraient pas été sans lui rappeler quelques souvenirs : « Dans le luxueux gourbi situé au-dessus du magaze Barier, le Suédois à genoux au centre de la salle à becqueter, s’affairait… De sa dingue, il souleva les lattes du plancher encaustiqué à glace. Elles cédèrent avec un craquement. Il en balança les morceaux sur un tapis moelleux. Puis, une masse et un poinçon dans les griffes, il attaqua la maçonnerie…

Mario décroisa ses jambes, quitta le fauteuil d’où il matait le turbin et apporta l’objet. Le Suédois enfonça dans le trou le parapluie fermé. Quand il arriva au manche recourbé, il le lia solidement à une barre transversale qu’il laissa venir sur le plancher. Du pouce, il appuya sur le ressort et le pébroc s’ouvrit au-dessous…

Maintenant, il cognait plus fort sur le poinçon ; les gravats dégringolaient, sans barouf, dans le pépin… Avec beaucoup de précautions, le Suédois remonta un à un les gravats qu’il entassa près de lui… Désormais le trou était assez largeot pour laisser passer deux mecs aussi fluets que les Ritals. Tony […] prit à ses pieds un rouleau de corde qu’il apporta aux artistes. »

Ce casse mis en scène par Auguste Le Breton reprenait exactement le procédé imaginé cinquante ans plus tôt par Alexandre Jacob pour réaliser avec les Travailleurs de la Nuit ce que la presse de l’époque avait appelé le « coup de génie de la rue Quincampoix », un cambriolage « scientifique à 1a technique audacieuse ».

Eût-il pris connaissance de ces quelques lignes, Alexandre Jacob, adepte de la reprise individuelle, n’aurait probablement pas réclamé de droits d’auteur à Auguste Le Breton.

Notons que Patrick Pécherot évoque le personnage de Marius Jacob – et l’attrait qu’il exerça, lors de son procès, sur le jeune reporter Maurice Leblanc – dans Le Voyage de Phil un roman pour la jeunesse publié dans la collection « Souris noire » chez Syros (NDLR).

1. On trouvera l’essentiel des textes de cet écrivain et pamphlétaire de Biribi à La Belle France, réunis sous le titre Voleurs ! aux éditions Omnibus.

2. Paru en 1953 chez Gallimard dans la « Série noire » sous le n°185 ; réédité en « Folio policier ».

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