Eloge du tas de ferraille


Jean-François possède plus d’une corde à son arc … ou plutôt plus d’une bombonne de gaz pour son chalumeau. Bricoleur hors pair, il est aussi pacifiste, autodidacte, équilibriste, esthète, cycliste, planteur d’arbres, cyclotouriste, athée sans dieu ni maître, maçon, anarchiste, anarchiviste (faut voir sa bibliothèque nom d’un livre !), adorateur et réparateur de moulins à vent, amateur éclairé de l’honnête cambrioleur (normal pour un électricien) … Jean-François sait tout faire ou presque. Mais Jean-François écrit et ce poète du marteau et du burin nous dit ici son amour des tôles en tout genre et, à le lire, une espèce de fièvre métallique pourrait bien finir par vous prendre comme elle a pu le faire en se penchant sur le berceau du petit JFA. Pour sûr que le dit couffin n’était pas en osier !

Et dans un des ces ferrugineux et humoristiques détours dont il a le secret, Jean-François avoue aussi des plaisirs explosifs, juvéniles et inavouables, que n’aurait pas désavoué qui vous savez  en parcourant les articles de cet honnête blog.

ELOGE DU TAS DE FERRAILLE

Jean-François AMARY

8 mars 2010

Je ne sais plus qui a écrit un éloge du tas de fumier. Il est vrai que jusqu’au début des années 60 dans nos campagnes, ce monument biologique situé devant la porte de la maison, était le symbole de la richesse de la ferme. On disait encore d’un gros mangeur qu’on aimerait mieux le voir sur son tas de fumier qu’à sa table. Les chasses d’eau potable n’avaient pas fini d’envahir nos maisons, et les jardineries qui vendent très cher des ersatz de fumier n’existaient pas.

Pour ma part, c’est le tas de ferraille qui me fascine. Depuis tout petit même. Je ne savais encore pas tenir une scie à métaux (les plus jeunes se reporteront à leur dictionnaire, cet outil n’étant quasiment plus utilisé de nos jours), les tas de ferraille m’attiraient.

Il y en avait derrière chacune des fermes du village, mais aussi chez le maréchal-ferrant, chez le serrurier, chez le mécanicien, chez le charron, et bien entendu chez le marchand de machines agricoles.

Ces tas comprenaient en premier lieu des outils ou machines agricoles entiers ou en morceaux. Il pouvait y avoir des éléments de vieilles voitures automobiles, déjà, ou hippomobiles plus souvent. Des poulies très souvent, issues du démontage d’anciens ateliers, des arbres avec leurs paliers pleins de graisse, des chaînes, des brides de toutes sortes, des tronçons de profilés, des fers à chevaux en quantité, et surtout des vélos, tout ce qu’il fallait pour alimenter mes rêveries de futur bricoleur.

Mon père était maréchal-ferrant justement, mais il venait de mourir écrasé sous la moissonneuse-batteuse qu’il réparait chez son patron. Nous étions installés dans ce village depuis un mois seulement, et il n’avait pas encore eu le temps de constituer un tas de ferraille.

J’avais quatre ans, et je regardais son vélo suspendu sous l’escalier de bois qui montait au « grenier aux peaux », un vaste local complètement vide depuis que mon grand-père, volailler, avait cessé son activité et n’avait donc plus que les peaux des lapins que nous mangions à faire sécher.

Je regardais aussi le petit atelier qu’il avait eu le temps d’installer dans l’ancienne « tuerie », petit local où mon grand-père tuait, à contre-cœur car là n’était pas sa vocation, lapins et poulets avant de les conditionner pour les envoyer à Paris.

La fenêtre métallique à vitres verticales m’intéressait en premier lieu. Son système d’ouverture surtout. Un peu compliqué. Il fallait enlever un boulon, à défaut de cadenas, pour déposer une barre horizontale en Té, puis ouvrir environ un tiers seulement de la fenêtre. Mon grand-père pas bricoleur pour deux sous, se gardait bien d’effectuer la manœuvre, et je me contentais du souvenir que j’avais de mon père l’exécutant pour faire entrer un chat ronronnant, pour mon plus grand plaisir.

La pièce maîtresse de l’atelier, c’était l’étau à pied, fixé d’une part sur un établi constitué de deux poutres de peupliers scellés dans les murs, et d’autre part au sol. J’aurais bien voulu le faire manœuvrer, mais je n’étais pas assez grand pour tourner sa barre coulissante. Il y avait également un curieux engin que j’avais le droit de faire tourner en me haussant sur la pointe des pieds ou en montant sur un petit banc, c’était une meule d’aiguisage à manivelle. Une surmultiplication faisait qu’avec l’élan de quelques tours de manivelle, la meule tournait suffisamment vite pour qu’on puisse affûter un outil. Pépère semblait s’en méfier et se contentait d’utiliser sa vieille meule à eau toute ovale pour affûter ses couteaux.

Sous l’établi, il y avait un peu de ferraille que j’aimais manipuler en me demandant à quoi ça pouvait avoir servi, et à quoi ça pourrait bien servir.

Dès que j’ai pu voir des voisins, des amis, des professionnels, des oncles et cousins travailler le métal, j’ai essayé de les imiter.  Pépère me surveillait l’air inquiet. Ce n’était visiblement pas sa tasse de thé.

Cet excellent homme était fils de volailler, mais son frère aîné, Eugène, était destiné à succéder à mon arrière-grand-père. Passionné par les graines, Pépère était entré après sa scolarité, en apprentissage chez un grainetier chez qui il n’avait récolté que des bonnes notes et des éloges pour sa rigueur, sa sagesse, sa conscience.

Mais la Grande Guerre en a décidé autrement. Eugène tombé au front, Pépère s’est résigné à reprendre l’affaire de volailler, et lui qu’un chat perdu aurait fait pleurer comme disait le poète, lui qui avait appris un métier de vie, celui de grainetier, a passé la sienne à zigouiller, honteux de lui-même, des milliers d’animaux à plumes ou à fourrure.

Comme il avait été gazé à la guerre, et blessé à trois reprises, il prit sa retraite de bonne heure pour l’époque, à soixante ans, et en sembla tout délivré. Au grand étonnement de ma grand-mère et de ma mère, il se mit peu à peu à bricoler avec des bouts de bois, des clous, souvent récupérés et détordus parce qu’un clou, c’est un clou, du fil de fer, et tant bien que mal, il parvenait à entretenir son patrimoine. Dès que c’était un peu technique comme l’installation annuelle des tuyaux d’arrosage dans le jardin, il faisait appel au voisin électricien retraité, et à eux deux, ils se débrouillaient.

Son plaisir, c’était le jardinage et il y passait le plus clair de son temps, dès qu’il avait fini la lecture de son quotidien : « La République du Centre ».

Je n’avais donc pas beaucoup d’exemples pour m’y mettre au bricolage.

Plus je grandissais et plus j’avais accès aux outils rangés sur l’établi, puis à ceux accrochés aux panoplies constituées de planches fixées au mur. Pépère me faisait les gros yeux, mais quand il constatait que je ne courrais aucun danger, il me laissait faire. Il y avait une petite chignole électrique rangée dans un placard, mais elle semblait dormir pour longtemps encore. Pépère n’utilisait que son vilebrequin et aussi une chignole à manivelle suspendue à un croc de boucher, sur une barre de fer horizontale, là où les animaux suppliciés étaient suspendus auparavant. A l’aplomb, au sol carrelé, un caniveau descendant vers l’extérieur (le jardin), avait servi pendant des années à évacuer le sang et l’eau de lavage après les exécutions.

Quand Pépère s’emparait de la chignole, je ne le quittais pas des yeux, et j’aurais tant voulu tourner la manivelle. Il se contentait de percer des trous dans du bois de récupération, pour renforcer une caisse, pour caler un arroseur de jardin, ou pour réparer un porte-manteaux.

Dans la grange, il y avait une scie circulaire sur roues, entraînée par un moteur Bernard mono-cylindre. Sa manivelle m’attirait, mais c’était trop dur pour moi, et on m’avertissait d’un grand danger. Je ne la touchais donc qu’avec les yeux.

Il y avait aussi le « Grand garage », celui du camion à volailles qui avait disparu. Au fond de ce local, il y avait quelques caisses ayant appartenu à mon père, qui contenaient quelques outils. De plus en plus curieux, je les ouvrais et en les manipulant, je me demandais bien à quoi ils pouvaient servir.

Ce n’est guère que vers l’âge de douze ans, quand mon copain et voisin Guy, âgé de deux ans de plus que moi, est entré en apprentissage chez le mécanicien auto Citroën, que j’ai pu apprendre à quoi servaient ces outils. Fils de cheminot non-bricoleur, Guy ne disposait pas d’atelier, et chez nous, il trouvait tout ce dont il avait besoin pour réparer le vélo de sa mère, la remorque avec laquelle elle rapportait ses récoltes du jardin, puis les premières mobylettes de nos copains.

Malgré ma petite taille, j’en avais marre de mon petit vélo, et celui de mon père, toujours suspendu sous l’escalier et de plus en plus rouillé, m’attirait de plus en plus. Il était bien trop grand pour moi, mais à force d’insister, j’ai obtenu de Pépère qu’il me le descende, et j’ai enfin eu l’autorisation de le remettre en état. J’ai tout démonté, et j’ai gratté le cadre à la brosse métallique et au couteau pour enlever la vieille peinture. Je l’ai repeint, ré équipé, et Pépère m’a emmené chez le mécanicien pour choisir un vrai guidon de course (à moustache gauloise a dit le mécano), des garde-boue, des freins et tout ce qui manquait. Non seulement j’avais un vélo pour moi, j’allais écrire « à  ma taille », avec lequel je ne serais plus ridicule lors des courses avec les copains comme je l’avais été avec mon petit vélo vert, mais je gagnais de la confiance de Pépère.

J’avais un mécano en bois, avec lequel je copiais tout ce que je voyais. Un marteau-piqueur dans la rue ? J’en réalisais aussitôt une copie en bois. Une guitare lors d’un concert des postiers (ma mère travaillait alors à la poste), j’en faisais une toujours avec le même matériau.

Un jour, j’ai emboîté deux tubes pharmaceutiques en aluminium, et les ai bridés sur la tringle du garde-boue arrière de mon petit vélo vert, et avant d’entrer dans le garage du collège, j’ai allumé à l’intérieur de ce pot d’échappement, un feu de papier.

La paire de claques que j’ai pris devant tout le monde par la directrice hors d’elle ! Mon génie lui échappait, d’autant plus que mes notes toutes lamentables ne plaidaient pas en ma faveur.

Pour aller à ce satané collège, il fallait passer devant l’atelier où mon père avait fini tragiquement. Ce lieu m’attirait comme une église attire une grenouille de bénitiers. Surtout la forge allumée au fond. C’était tout noir, et plusieurs de mes copains m’assuraient qu’ils n’aimeraient pas y travailler. Je ne répondais rien, mais au fond de moi-même, je ne rêvais qu’à cela. Il y avait des tracteurs sans roues posés sur chandelles, toutes sortes d’engins partiellement démontés, des capots soulevés sous lesquels on voyait des mécanismes plus ou moins incompréhensibles, avec force poulies, ressorts et bielles.

Le tas de ferraille monumental m’émerveillait. Je suis certain que si au lieu de m’offrir un jouet à Noël comme c’était le cas, on m’avait offert une partie de ce tas de ferraille, on m’aurait fait bien plus plaisir. Il y avait là dedans de quoi tout imaginer.

Si je n’avais pas d’exemple à la maison puisque Pépère ne touchait qu’au bois, j’avais autour de moi tout ce qu’avait fait mon père, et là, c’était sans limites, malgré la brièveté de son passage ici.

Le moindre de nos jouets à ma sœur et moi, le moindre des meubles ménagers, avait été réalisé par lui, la plupart du temps avec des matériaux de récupération. On sortait de la guerre et tout était rare.

Nos lits en bois à barreaux, les chaises en tubes métalliques sur lesquels il avait réussi à rouler du contre plaqué, à l’imitation du mobilier scolaire moderne de l’époque, le cheval à bascule, notre tricycle métallique, la trottinette, les brouettes, un ingénieux cyclo-rameur d’une rare robustesse, le mobilier métallique d’extérieur, les jardinières en métal et fibro, le support métallique angulaire pour pots de fleurs, le banc de jardin, l’escabeau du ménage, les échelles dont une en deux plans, et j’en oublie, il faisait TOUT.

Il récupérait tout. Nous avions, nous avons encore plusieurs objets ménagers en aluminium récupéré sur des épaves de V1, vous savez, ces ancêtres des missiles que les nazis expérimentaient sur la tête de nos parents. Tels ce dessous de plat, ces manches de couteaux, ou cette poignée de scie à métaux que j’ai tant utilisée et que j’utilise toujours avec autant d’émotion !

Ma mère n’était pas en reste. Tous (TOUS) nos vêtements sortaient de ses mains, là aussi avec des matériaux de récupération. Couture ou tricot, aux aiguilles ou à la machine, elle nous habillait de la tête aux pieds.

Tous deux avaient connu les restrictions pendant la guerre, et s’entendaient à merveille pour tirer parti de ce qu’aujourd’hui, les gens jettent sans vergogne sur le bord des trottoirs. Ma grand-mère savait aussi tout faire, et elle était une reine de la broderie fine. En pâtisserie aussi elle était reine, croyez moi. Par malheur à l’époque, je ne savais pas apprécier ce talent parce que je n’avais plus faim arrivé au dessert, et je le regrette aujourd’hui.

Je ne prétends nullement que ma propension à la récup’ soit héréditaire ni innée. Elle ne pourrait bien être que le fruit de mes observations rêveuses. En effet, vivre chaque jour au milieu d’objets réalisés par un père prématurément disparu et vénéré par une mère tout à fait complémentaire dans ce registre, c’est presque un exemple. J’examinais nos jouets et me demandais comment il avait pu faire tel ou tel élément. J’avais de vagues souvenirs de l’avoir vu œuvrer dans son atelier quand il était maréchal artisan, mais j’étais vraiment trop bébé à l’époque pour enregistrer une technique.

Je ne savais pas ce que je ferais plus tard, mais j’ai toujours entendu ma mère répondre à ma place : « il fera comme son papa, ou alors électricien ». C’est vrai que le travail du métal et l’électricité m’attiraient. Comme à l’école, plus ça allait et moins j’en faisais, c’est venu tout seul. C’est à dire qu’à l’école primaire, je réussissais bien sans trop travailler, et j’avais mes repères. Mais dès qu’on m’a envoyé en sixième, j’ai tout perdu ces repères et je ne les ai jamais retrouvés. Des profs fugaces, des classes changeantes, un esprit complètement différent. On peut dire que je l’ai regretté le maître d’école unique avec sa classe aux objets identifiés !

Mais revenons à notre tas de ferraille. Grâce aux conseils de Guy, je commençais à utiliser de plus en plus d’outils, je m’enhardissais et je savais réaliser des assemblages simples. Ça ressemblait encore beaucoup à du Dubout, mais souvent, ça fonctionnait, et au prix de perfectionnements, ça pouvait même durer.

Puisqu’au collège, je ne faisais plus rien, ne pensant qu’à bricoler dans « mon » atelier, ma mère m’a placé en pension au collège privé à Orléans pour redoubler ma cinquième. S’il y a bien un état qui ne me convenait pas, c’est bien celui de pensionnaire chez les curés. Quarante-cinq ans plus tard, il m’arrive encore de faire des cauchemars à ce sujet. Terrorisé j’étais, par l’idée d’être « collé » un samedi ou pire, un week-end entier. Du lundi matin dans l’omnibus bondé qui nous emmenait à la ville, jusqu’au samedi soir à 16h 30, je ne pensais qu’à ce que je ferais dans mon atelier. Je m’étais lié d’amitié avec un garçon bricoleur, demi-pensionnaire ce veinard, qui m’expliquait comment réaliser des expériences mécaniques ou électro-mécaniques. Les deux premières années, j’avais tellement peur que j’ai travaillé à peu près bien. Mais ensuite, je me suis laissé aller et ce n’était pas mieux qu’au collège du village. De plus, c’était un collège technique avec des ateliers de métallurgie, et mon lieu de prédilection, c’était le tas de ferraille. J’allais regarder pendant les récréations, le serrurier qui coupait ses fers dehors dans des jets d’étincelles, j’apercevais les machines outils dans les ateliers, je découvrais l’odeur de l’huile de coupe. Dans le tas de ferraille, il y avait de quoi alimenter mes rêveries. Que pourrait-on bien faire avec ceci, ou avec cela. Je ne pouvais prendre que des pièces minuscules.

Après mon échec au B.E.P.C., on m’a mis en Electricité expérimentale, une nouveauté de l’époque, qui permettait de passer le C.A.P. en deux ans au lieu de trois, voire un B.P.

Tout a changé pour moi puisque j’étais enfin habilité à manier des outils, officiellement. Dès le début, les profs m’ont repéré comme un qui aurait son C.A.P. J’étais motivé. Toujours aussi nul en maths, ce qui n’est pas une aide en électricité, je me rattrapais à l’atelier et par mon intérêt. La pension était toujours aussi insupportable, d’autant plus que notre Préfet de Division était une véritable ordure. Séminariste défroqué, ça aurait pu à mes yeux le valoriser, mais il était vicieux, orgueilleux, vaniteux, sadique, toujours entouré d’une cour d’élèves fayots, de pions flagorneurs, de profs rampants, tout ce qu’il fallait pour que je m’isole loin d’eux. Du jour où je suis sorti de cette école le C.A.P. en poche, je n’y suis jamais retourné. J’aurais volontiers revu des profs d’atelier somme toute sympathiques, mais le cadre me révulsait. L’un d’eux, le père Lutton est même venu un jour avec sa D.S. chez moi à Artenay, pour me proposer une place aux A.O. (les Ateliers Orléanais). Je m’en souviens, j’étais en train d’arracher des pommes de terre. J’étais vaguement flatté, mais j’ai refusé tout net, à l’idée de retourner en pension. En effet, je n’avais encore pas l’âge de conduire et il m’aurait fallu trouver une chambre en ville. J’aurais donc été dans l’impossibilité de bricoler dans mon atelier. Après cinq ans de privations, je me sentais enfin libre et je voulais en profiter. D’autre part, Pépère déclinait et je sentais bien que ma mère comptait sur moi pour le  remplacer dans les tâches domestiques.

Et puis je me connaissais. Je n’étais pas encore politisé, mais il en fallait déjà peu pour me révolter. On était en 1969. J’étais persuadé qu’aux A.O., je m’engagerais dans un syndicat et que j’y dépenserais toute mon énergie. J’avais été embauché au lendemain du C.A.P., chez l’électroménagiste du village, et ça me suffisait.

Il faut qu’on fasse un petit retour en arrière pour parler des fameux événements de mai 68. A Paris, ça pétait. On écoutait ça à la radio. J’avais acheté par correspondance un poste de radio en pièces détachées. Je l’avais assemblé, avec les conseils de mon futur patron. Je l’avais dissimulé dans une boîte en carton déguisée en livre. En salle d’études, je faisais passer le fil de l’écouteur dans la manche de ma blouse, je me mettais une main sur l‘oreille, et j’écoutais chaque soir mes chanteurs préférés. C’est ainsi que j’ai écouté le fameux débat BREL-BRASSENS-FERRÉ dont on parle encore aujourd’hui. Je n’avais rien contre la révolte estudiantine à Paris, mais j’étais révulsé par l’abattage des arbres. Qu’ils brûlent des voitures m’était égal. Mais qu’ils coupent des arbres plus vieux qu’eux, je ne pouvais pas supporter.

Bientôt, notre collège St Euverte a fermé ses portes et les pensionnaires ont été renvoyés chez eux. Vous pensez si j’étais heureux !  Parce que le dimanche précédent, le 19 mai précisément, mon copain Jean-Pierre et moi, nous avions récupéré un tandem, sous un tas de bois. Dans un hameau proche d’Artenay, des vieux gars comme on dit chez nous, avaient cet engin en cours de putréfaction sous un tas de fagots. On a osé leur demander de nous le vendre, et comme ils étaient un peu en beuverie avec leurs voisins, ils ont dit oui. J’ai piqué une bouteille de pinard dans la cave à Pépère, et  nous avons ramené le tandem sur une remorque de vélo, mais à pied. C’était un Derny, c’est à dire un cadre qui avait été équipé d’un moteur auxiliaire. Seul le cadre était utilisable et heureusement la transmission. Le plateau avant avait 60 dents, ce qui est énorme. Triomphants, nous l’avons suspendu au plafond de l’atelier pour commencer à le démonter. Inutile de dire si nous étions tristes le lundi matin en repartant vers nos écoles respectives. Pour ma part, ça allait mieux depuis l’année précédente. Pendant tout l’été 1966, j’avais travaillé chez mon parrain marchand de fromages à Châteauneuf sur Loire, à 45 Km d’Artenay. J’y partais chaque dimanche après-midi sur le vélo de mon père, et bien qu’il n’ait qu’une seule vitesse, j’en faisais un bolide et bien souvent, je n’avais pas la patience d’attendre mon collègue Dédé qui lambinait sur un vieux Solex. Initialement, je voulais me payer un bateau radiocommandé en kit avec mon salaire. Je connaissais presque par cœur un livre spécialisé que je lisais et relisais sans cesse. Au début de septembre, j’ai changé d’idée et j’ai opté pour l’achat d’un vélo à huit vitesses. Il coûtait 350F.Je n’avais pas gagné suffisamment en deux mois, mais mon parrain très généreux m’a donné les 50F qui manquaient. Ce fut le véritable début de ma carrière de cyclotouriste. Et d’avril à octobre, je faisais les aller-retours Artenay-Orléans (20 Km) à vélo. Je le garais dans le garage aménagé dans une cave sous l’école. Le jeudi, muni d’un billet de sortie, je m’évadais pour parfois retourner à Artenay, par exemple chercher un sac de pêches de vigne, que je partageais au retour avec les copains. Je peux dire que ce vélo m’a rendu plus supportable la vie de pensionnaire. Quand j’avais le cafard, je descendais le voir dans sa cave. Le samedi soir, je rentrais par la forêt, ce qui me rallongeait un peu, mais c’était plus agréable que la RN 20. C’est aussi grâce à lui que j’ai enfin pu être tranquille en sports. Une année, nous avions deux heures de plein-air le lundi matin. Le foot ne m’a jamais intéressé. Si je participais de bon cœur au footing à travers les venelles de St Marc d’Orléans, pendant que les autres jouaient au foot, je restais au long de la voie ferrée à regarder une grue décharger des wagons de charbon. Un jour, hors de lui, le prof de gymn m’a engueulé comme du poisson pourri et m’a traité de fainéant. Un de mes collègues lui a dit que je venais de faire 20 Km à vélo à fond. Incrédule, le prof m’a demandé confirmation, et depuis, il ne m’a plus jamais embêté avec son ballon.

Je disais donc que le lundi 20 et le mardi 21, à l’école, ce n’était pas comme d’habitude. La plupart des cours étaient suspendus et nous restions souvent dans la cour. Je ne pensais qu’au tandem qui attendait sa restauration. Le mardi soir, les choses se sont précipitées et on a demandé aux pensionnaires qui le pouvaient de rentrer chez eux. Grâce à l’obligeance des parents d’un collègue de Ruan (6Km d’Artenay) , j’ai pu rentrer en auto chez nous. Dès le lendemain matin, je repartais à 7H à Orléans dans l’auto de Guy qui y travaillait, et j’ai pu récupérer mon vélo sous l’école et rentrer à Artenay pour 8H 30. Jean-Pierre était lui aussi renvoyé de l’école où il préparait son certif’, et nous nous sommes lancés à corps perdu dans le démontage de Max, ainsi Jean-Pierre avait-il baptisé notre tandem. Malheureusement, les « vacances » n’ont dûré qu’une semaine et après avoir travaillé tous nos dimanches dessus, ce n’est qu’en juin que nous avons pu faire rouler Max. Nous l’avions peint en rouge, parce que celui de Trentin et Morelon, nos idoles, était de cette couleur. Jean-Pierre, bien plus baraqué que moi bien que plus jeune, pilotait, et je n’avais qu’à me donner à fond dans son dos. Quel bonheur ! On peut dire que pour réunir tous les composants nécessaires à cette réhabilitation, il nous en a fallu solliciter, des tas de ferraille !

Le seul prof que j’ai revu quasiment jusqu’à sa mort, c’est celui de travaux manuels avec lequel je m’entendais parfaitement. Avec un copain de classe, nous nous étions mis à fabriquer des fausses clefs. Nous avions acquis des trousses de petites limes, et avec des chutes de fer plat, nous copiions les clefs des portes qui nous intéressaient. Celle de l’atelier de travaux manuel était pour nous une priorité. Jamais Duduche, le fameux prof que j’aimais bien, ne  l’a su et nous avons toujours laissé son atelier en ordre après usage clandestin, le jeudi ou en soirée.

En fouillant dans les affaires de mon père, j’ai mis la main sur une clef un peu spéciale, qui s’est avérée être un « passe-partout ». En fait, elle ouvrait la plupart des serrures de l’époque, les serrures à chiffres particulièrement.

Un vélo pour sortir, des clefs pour accéder à des endroits interdits, ça aide à supporter la captivité vous savez ? On ne se gênait plus. Nuitamment, on montait dans le clocher de l’église et on attrapait des pigeons endormis, qu’on cachait dans une cage dans la crypte, et que notre copain colombophile évacuait le jeudi vers la Beauce. On avait aussi découvert une cave secrète dans laquelle on aimait se cacher. Et surtout, c’était pour nous la période de découverte des explosifs. Si nous avons aujourd’hui encore tous nos doigts, et nos yeux, c’est que nous avons eu de la chance !

Un collègue d’école, parisien, un peu « tête brûlée » mais toujours porte-chance, m’avait initié à la joie de faire péter des bombes. On a commencé par remplir des bombes aérosols vides, de sucre et de chlorate de soude, et de les enflammer avec une simple mèche en papier. L’explosion était très violente et nous nous amusions en récupérant la bombe déchiquetée et fondue. C’est l’une d’elles que nous avions placée entre un portail en bois et une borne en pierre, en plein mai 68, un soir très sombre. La flamme était montée très haut , je revois encore nos trois silhouettes courant sur les murs des mails. Nous en avons fait le tour et nous sommes revenus innocemment sur les lieux. Les gendarmes étaient là ainsi que tous les habitants du quartier. Ils ont décidé que ce portail étant celui d’un chef de la sucrerie, c’était forcément des syndicalistes de cette usine les coupables. Pendant plusieurs jours, nous avons craint d’être obligés de nous dénoncer pour ne pas qu’ils arrêtent des innocents, et puis tout s’est éteint progressivement. Quelques personnes qui nous connaissaient bien nous ont soupçonnés, mais nous n’avons jamais avoué. Puis nous sommes passés à l’acétylène. Il suffisait de se procurer des pierres à carbure, alors couramment vendues en droguerie, de les mettre dans un peu d’eau. Aussitôt, le gaz se dégageait. On récupérait des bidons de Teepol sur les tas de ferraille, de ces gros bidons en fer blanc, qui partaient en l’air et retombaient déchiquetés. Un jour dans la cour de l’école, nous avons obturé avec du bois aggloméré enfoncé à force, tous les trous, sauf un, d’un gros ballon d’eau chaude abandonné le long d’un mur. Quelques pierres à carbure dedans, un peu d’eau, une mèche en papier, et boum ! Tous les joueurs de foot sont restés immobiles dans la cour. Un intendant est venu relever nos noms et nous a promis une sévère punition qui n’est jamais venue. Mais ce jour là, nous avons eu très peur. Et si le ballon avait explosé au lieu de simplement cracher une flamme de plusieurs mètres de haut ? Nous avons aussi essayé la poudre noire, que l’on tassait dans des tubes droit sortis des tas de ferraille. Et puis la peur d’un doigt arraché ou d’un œil crevé nous a fait cesser ce genre d’activités.

Le tas de ferraille sous l’établi de mon père commençait à grossir, avec mes récoltes dans les canches (chez nous, des dépôts d’ordures dans d’anciennes carrières), principalement des pièces de vélos, quelques pièces automobile, et un peu toutes sortes de tronçons de profilés. Un de mes matériaux de prédilection à cette époque, c’étaient les bidons d’huile en fer blanc. Faciles à découper à l’ouvre-boîtes et aux ciseaux robustes, elles étaient très coupantes pour les mains, mais elles pouvaient permettre la réalisation d’un tas de choses. Un bac un peu compliqué, que j’installais entre les deux bras de l’étau, avant de démonter une roue-libre de vélo par exemple. Les billes ainsi tombaient dans ce bac où elles étaient faciles à récupérer. J’ai découpé dans ces bidons les pales d’une éolienne que j’ai ensuite fixées sur les rayons d’une roue de vélo avec de la visserie Meccano. Cette éolienne qui n’entraînait rien, a tourné de nombreuses années sur notre toit.

Tout aussi absurde que ça puisse paraître, la soudure n’était pas au programme de la formation des électro-mécaniciens. Ce n’est donc qu’après l’école, avec mes premiers salaires, que je me suis payé un petit poste de soudage à l’arc, et en faisant des essais, seul, que j’ai commencé à coller, puis peu à peu à souder. A partir du moment où l’on dispose d’un moyen de souder, on devient un peu « le roi » puisqu’on peut rallonger, assembler des pièces différentes, ce qui n’est pas si possible avec le bois. Chez mon patron, j’ai participé à la réalisation d’un escalier en profilés métalliques, tout à la scie à main. Les disqueuses n’étaient encore pas courantes et seuls les professionnels de la métallurgie les utilisaient. Dès qu’elles ont été accessibles, je m’en suis offert, une pour disques de 230 mm , et une pour disques de 125 mm. Avec ces deux outils et le poste de soudure, tout m’était permis.

Un morceau de fer n’est jamais perdu, et j’ai toujours regardé avec effroi ceux qui en balancent à la poubelle. Non seulement l’acier est cher, mais il est fossile. Même s’il est recyclable, les réserves mondiales s’amenuisent, et la raison ordonne de l’économiser. Quand les poteaux électriques de notre rue ont été remplacés par d’autres en béton, j’en ai racheté cinq aux ouvriers qui les déposaient, et je les ai stockés dans notre cour, jusqu’à ce que mon beau-frère Michel, métallo expérimenté, me montre à les démonter avec un marteau et un burin. Je n’avais encore pas de disqueuse. Ces poteaux étaient constitués de quatre fers cornières, reliés entre eux par une multitude de croisillons en cornière de plus faible section. En quelques coups de marteau, l’écrou est ouvert, la vis tombe, et on passe au boulon suivant. J’ai scellé des consoles au mur de la grange, et j’ai stocké dessus les longs fers cornières. Ces fers étaient peints de plusieurs couches de peinture à base de goudron (hydrocarbures benzéniques très dangereux pour la santé), et dès qu’on les chauffait en les coupant ou en les soudant, on dégageait une fumée insupportable.  Si Michel a fini par jeter ses derniers morceaux à la poubelle, j’ai de mon côté utilisé les derniers bouts il n’y a pas si longtemps.

En 1997, j’ai quitté définitivement Artenay pour venir vivre ici à Romans sur Isère, dans la Drôme. Je ne pouvais décemment pas emporter mes tas de ferraille et j’avoue en avoir peiné au début. Je n’avais même pas une enclumette et j’étais bien ennuyé quand j’avais un bout de fer à redresser ou tordre. La première année, nous habitions Janine et moi dans son pavillon à Chatuzange le Goubet. J’avais commencé par fixer un étau à pied au long d’un mur. J’avais bien repéré à la fermette de ma belle-mère un tronçon d’IPN de 200, mais je n’osais pas m’en accaparer. Pourtant, il m’aurait bien rendu service en attendant mieux.

Puis nous nous sommes installés dans cette fermette après la mort de la mère de Janine. J’ai remis en état un vieil étau à pied de son grand-père, ainsi qu’un vieil établi. J’ai installé celui de mon père après l’avoir raboté pour le redresser. Avec son étau à pied, je pouvais enfin œuvrer. J’ai aussi installé un autre établi avec étau à mors parallèles que j’avais à Artenay, et l’enclume que j’avais faite avec un morceau de rail de chemin de fer trouvé dans le tas de ferraille d’une ferme.  J’y avais passé un après-midi, au chalumeau et à la disqueuse. Quel confort de pouvoir taper sur quelque chose qui répond !

Très vite, un tas de ferraille s’est formé à l’entrée de mon atelier et aussi dehors. De l’usine, j’en ai rapporté beaucoup, et j’aurais eu l’occasion d’en rapporter bien plus encore. Les profilés longs sont faciles à ranger sur des consoles. Ceux qui mesurent entre deux et trois mètres peuvent se ranger verticalement le long d’un mur. Mais tout le reste forme un tas un peu inextricable, dans lequel on peine à chercher ce que l’on veut. Mais alors, quel bonheur quand on trouve ! Avec un tel tas, l’espoir subsiste toujours. On est un peu dans l’infini, alors que dans un parc à fers bien rangé, on sait qu’il ne reste plus qu’une demi barre de tel profilé par exemple, et qu’après, ce sera terminé.

Réutiliser un morceau de métal qui l’a déjà été parfois à plusieurs reprises, n’est-ce pas excitant ?

Je sais que le grand-père de Janine quand il a acheté cette ferme, ne disposait pas d’un outillage très perfectionné, et qu’il ne pouvait pas accéder à des fers du commerce. Alors il devait se débrouiller, peut-être en faisant des échanges de services ?

Je sais la chance que j’ai moi, de pouvoir tirer parti du moindre bout de fer.

Un exemple très démonstratif, c’est la cuve à fuel de la maman de Janine. Formée de six tôles soudées entre elles et posées sur quatre pattes, d’une contenance de 1500 litres, elle s’est mise à fuir un dimanche matin de fin d’été, alors que nous venions de la faire remplir. Immédiatement, nous avons réussi à stopper la fuite, et à transvaser le contenu dans sept fûts de 200 litres. Nous avons perdu tout au plus une centaine de litres. Tout le monde pensait que cette cuve n’était bonne qu’à porter chez un ferrailleur. Tout le monde sauf moi, car je rêvais déjà de sa reconversion.

Nous passions à ce moment, du chauffage par poêle à fuel dans la cuisine, au chauffage central à chaudière bois et granulés de bois.

En attendant de pouvoir installer un vrai silo à granulés pour livraisons de dix tonnes en vrac, nous achetons des palettes de 70 sacs de 15 kg. J’ai installé au dessus de la chaufferie, un fût de 200 litres, dans lequel je vide une dizaine de ces sacs, ce qui nous donne une autonomie d’au moins deux jours. Alors un réservoir de 1500 litres, c’est autre chose non ?

Mes amis les chauffagistes me disaient que je risquais, en découpant cette cuve, de tout faire sauter. Ils confondaient fuel et essence sans-doute. Je leur ai dit que je soudais couramment des bouteilles de gaz vides sans danger. A Artenay, j’ai ainsi réalisé un rouleau de jardin avec une bouteille de gaz remplie de béton, et un réservoir pour compresseur avec deux de ces bouteilles. Comment les chauffer alors qu’elles contiennent toujours de l’air chargé en butane ? En les remplissant d’eau à raz bord, et en en rajoutant au fur et à mesure qu’il s’en évapore. Tout simplement.

Pour la cuve à fuel, il me fallait la nettoyer. Voici comment j’ai procédé. J’ai d’abord percé un trou. Puis j’y ai introduit la lame de la scie sauteuse, et c’est parti pour découper un « trou d’homme ».  J’y allais par passes d’environ dix centimètres, le métal n’avait pas le temps de chauffer. Quand j’ai pu enlever le disque, j’ai installé sur un des trous de raccordement des tuyauteries, un ventilateur puissant qui chassait en permanence l’air de cette cuve, et j’ai ainsi pu y entrer pour râcler la boue de fuel. Ensuite, je l’ai lavée à l’eau très chaude avec de la lessive de soude. Puis rincée jusqu’à ce qu’elle ne sente plus rien, et c’est venu très vite. A l’usine, on installait un économiseur d’énergie sur l’une des chaudières à gaz. Pour ce faire, on a dû enlever un tronçon de cheminée métallique. J’étais chargé d’éliminer, après le chantier, les restes de ferraille. J’ai tout de suite vu le parti que je pouvais tirer de ce tronçon muni d’une bride. Les collègues me prenaient pour un fou, d’emporter un tronçon de tuyau de plus de soixante centimètres de diamètre. C’est ce diamètre que j’ai donné à mon trou d’homme, et puis j’ai soudé dessus ce tronçon de cheminée, qui pourra quand je le voudrai, être obturé par un couvercle. La cuve, je l’ai installée en diagonale sur un support fait en profilés de récupération. Au fond, j’ai réalisé une trémie avec une vanne à tiroir, sous lequel part un tuyau PVC de diamètre 100mm. Ce n’est pas tout. Je me demandais bien ce que je ferais des quatre pattes de ma cuve, constituées de tôles pliées à l’équerre. Eh bien deux d’entre elles ont été utilisées récemment pour faire des stabilisateurs télescopiques à une brouette plate sur laquelle j’ai bridé un escabeau, singeant par là une brouette d’arboriculteur. Sur ce piédestal très sûr, j’ai pu tailler sans problème nos cinquante platanes.

Dernière réutilisation, pas plus tard que ce matin. Pour visionner depuis le sol, le taux de remplissage de la cuve installée au dessus de la chaufferie, j’ai découpé sur sa face inférieure, une fenêtre toute en longueur, que j’ai obturée avec du polycarbonate transparent. De la bande de tôle ainsi enlevée, j’ai réalise quatre équerres qui vont servir à renforcer, peut-être pas élégamment, mais au moins efficacement, le fauteuil de bureau en bois de ma femme, qui a la fâcheuse tendance de se basculer avec sur deux pattes. Et je suis certain que la dernière bande de tôle qui me reste de la découpe pour montage de la trémie sera utilisée un jour. Et tout est ainsi dans mon tas de ferraille. Il y a des morceaux dont je me demande bien ce qu’il est possible de faire avec. Et il arrive toujours un jour où c’est bien ce morceau dont on a besoin.

Inutile de dire comme je suis catastrophé quand je vois partir de l’usine les bennes de ferraille, souvent pleines de profilés de six mètres à peine utilisés. Quel gâchis !

Dans l’atelier d’entretien, à l’usine où je travaille, il y a deux fûts de 200 litres, un pour l’acier, l’autre pour l’inox. Le matin, dès que j’ai serré les mains de mes collègues, ma première démarche, c’est d’aller inspecter ces deux fûts. Très souvent, j’y repêche quelque chose. Les jeunes ont tendance à jeter gras, ils n’ont pas connu de pénurie et semblent croire qu’ils peuvent disposer de tout ce qu’ils veulent. Je récupère ainsi des mécanismes faciles à remettre en état, pour acheter lesquels dans le commerce je n’aurais pas les moyens. A l’extérieur de notre atelier, il y a une benne à inox, une vraie caverne d’Ali-Baba , ainsi qu’un parc à fers dans lequel il est encore possible de trouver quelques éléments utiles, malgré les campagnes de purges organisées par la bureaucratie.

Partout où j’ai travaillé, j’ai aimé explorer les tas de ferraille, et quasiment toujours, cette curiosité a été récompensée.

Chez mon premier patron, nous entassions au fond de la cour les vieilles machines à laver que l’on « cannibalisait » pour certaines, qu’on finissait par charger dans le camion du ferrailleur pour la plupart quand le tas était suffisamment haut. Je récupérais beaucoup de « carrosseries » de ces machines. Il s’agit d’un cube pratiquement, constitué de tôles pliées, et suffisamment robustes pour supporter des charges. Je les recouvrais d’un dessus en bois épais, et j’obtenais pour rien, des petits établis, souvent sur roulettes, bien pratiques pour monter une perceuse, une tronçonneuse, une petite scie, enfin n’importe quel outil demandant de la stabilité. En prime, dans la partie basse, il était très facile de monter une étagère pour ranger une caisse à outils ou les accessoires de la machine du dessus.

Pendant une bonne dizaine d’années, j’ai travaillé bénévolement dans des associations de conservation des derniers moulins à vent en Beauce, entre Chartres et Orléans. Il nous fallait à mes camarades et moi, des trésors d’ingéniosité, de débrouillardise, pour réaliser avec de très faibles moyens, des travaux de qualité et faits pour durer.

Toute la partie dynamique et cachée, de la reconstitution d’une chambre des meules d’un moulin-pivot beauceron, que nous avons conçue pour une exposition d’abord en résidence au Musée de Chartres, puis itinérante un peu partout en France, sortait du tas de ferraille de la ferme du maire, du hameau où nous vivions. Celui-ci ne s’en est jamais douté. Il mettait à notre disposition son atelier, ses outils, son tas de ferraille, c’est tout. Et c’est bien !

De ce tas de ferraille, j’ai encore un fort cric de batteuse, en bois et métal, que j’ai remis en état et qui me sert couramment, ainsi que ma fameuse enclume en rail de chemin de fer. Et certainement d’autres choses que j’oublie présentement.

En voie de disparition le tas de ferraille ? Il me semble que oui. Il y a quarante ans, j’aurais juré que c’était impossible. De même pour les cimetières automobiles qui eux aussi font rêver les enfants. Il y en avait partout, derrière chaque garage principalement. Aujourd’hui, les réglementations, les normes, le concept de valorisation des déchets, font qu’il ne subsiste plus d’épaves ni derrière les garages, ni autour des fermes. D’ailleurs, les collectionneurs de véhicules anciens ont plus de difficultés pour trouver leurs pièces.

Les tas de ferraille disparaîssent d’abord à cause de leur in-esthétisme. Les épouses acceptent difficilement un tel élément de décoration dans une cour. Pour la mienne, c’est différent. Elle a tellement bénéficié de réparations dues au sacro-saint tas de ferraille, qu’elle l’accepte comme un mal nécessaire.

Comme dans tous mes ateliers successifs, j’éprouve des difficultés à « ranger » mon tas de ferraille, à le maîtriser, à le gérer comme on dit aujourd’hui.

Un tas de ferraille on l’a vu, c’est un peu l’infini. C’est expansif. Plus on fouille dedans, et plus on l’étale. Pour ma part, mes problèmes de vue font que j’ai de plus en plus de mal à dénicher la pièce convoitée, et il me faut presque tout sortir. J’ai cru bien faire en le disposant dans un conteneur en grilles sur roues, mais c’est trop exigu.

Alors il déborde, créant des embûches tout autour et même dans l’atelier. Il faudrait trouver une solution. La plupart de mes jeunes collègues affirmeraient qu’il suffirait d’en jeter une partie. Selon quels critères ? Je ne jette que ce qui ne peut absolument plus servir comme des mini-mini bouts de métal, des pièces trop tordues ou déformées, trop corrodées, des clous tordus, des vis cassées…

Par définition, tout ce qui constitue un tas de ferraille doit pouvoir être utilisé un jour ou l’autre. Certains éléments ne restent que quelques jours, voire quelques heures sur le tas de ferraille. D’autres y sont depuis des années.

Honnêtement, il y a des pièces métalliques que je suis à peu près certain de ne jamais utiliser. Mais elles représentent à mes yeux tant de peine et (ou) de savoir-faire, que je ne me sens pas le droit de les éliminer. J’ai trop de respect pour ce savoir-faire et cette peine. Si vous y tenez vraiment, jetez cette pièce, mais hors de ma présence. Un peu comme pour un animal dont il faut abréger les souffrances. Je ne m’en sens pas capable.

Le tas de ferraille est une manière de « court-circuiter » le circuit écolo-capitaliste de « revalorisation des déchets ». Pas de transport ni d’énergie gaspillée en fonderie. Réemploi direct, immédiat, et surtout à l’initiative de l’utilisateur. A quoi bon payer des « écotaxes » quand on peut recycler soi-même ?

Le tas de ferraille est rassurant, tout comme ces « boîtes à tout » dans lesquelles sont mélangées des vis de tous diamètres, de toutes longueurs, de tous filetages, de toutes empreintes. Ces boîtes signifient « espoir ». Quand la boîte de vis de 10 X 50 est vide, c’est fini, on est perdu, surtout si les magasins sont fermés parce que c’est dimanche. Dans la « boîte à tout », on garde l’espoir.

Peu importe que ces boîtes, ces tiroirs, ces caisses, ces tas nous fassent passer pour quelqu’un de désordonné. La belle affaire !

Changeons de registre. Vous demandez telle fleur à un jardinier. Si son jardin est tiré à quatre épingles, à la Française ou non, il saura vous répondre immédiatement que non, il ne dispose pas de cette fleur, et ce sera facile à vérifier dans ses planches bien rectilignes, ses alignements de tulipes, de rosiers, de lys ou de glaïeuls. Si par contre, c’est un jardin de poète, un jardin où la nature a encore de ses droits, il subsistera toujours l’espoir de dénicher la fleur convoitée derrière un tas de broussailles, au milieu d’herbes folles, au pied d’un vieux mur ou sur un tas de pierres. Vous y passerez plus de temps, mais il n’est pas du tout impossible que vous trouviez la fleur recherchée.

Après tout, le tas de ferraille reflète peut-être un style de vie ?

Peut-être est-il indispensable à certains, et inutile à d’autres ?

Il correspond sans-doute à une philosophie, celle de ceux qui souhaitent laisser de leur passage sur terre une empreinte la plus discrète possible

Sans aucun doute une forme d’insoumission, même inconsciente, à la consommation de masse.

Il révèle aussi une revendication d’autonomie : « avec ce bout de ferraille, je fais immédiatement ce que je viens d’imaginer, sans attendre lundi matin l’ouverture du marchand de fers, je ne veux pas dépendre de ce mercanti. »

Tout ceci est très relatif et ne va pas bien loin. Quand on écoute, qu’on voit ce que nous rapportent les gens qui reviennent d’Afrique par exemple, on se remet un peu en question. Qui sommes-nous par rapport à ces gens qui de nos ordures, savent réaliser des chefs d’œuvre ? Nous avons énormément perdu du savoir-faire de nos aïeux, c’est peut-être regrettable, mais irréversible. Un revers possible, mais pas inéluctable, de l’augmentation du niveau de vie.

Pour finir, je n’impose à personne un tas de ferraille, mais qu’on me laisse rêver sur le mien et sur ses congénères. Un grand merci à Janine[1] qui a compris l’importance que revêt pour moi un tel assortiment de souvenirs, de peines, de victoires et d’échecs. (et d’espoirs)

Romans, le 8 mars 2010.


[1] Janine fut la seconde épouse de Robert Passas. Après le décès de ce dernier dans les années 1990, elle s’est mariée avec Jean-François Amary. Nous les avons rencontrés en 2001 pour la première fois, rencontre primordiale pour la connaissance de l’honnête cambrioleur Jacob dont ils étaient dépositaires des archives personnelles. Merci à eux pour leur aide et leur soutien.

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