SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 10
Par Jacob
Les derniers actes – Mon arrestation
(suite)
Rien qu’à voir les mines que faisait sa petite tête de belette (car il y avait de la belette dans sa physionomie) on sentait qu’elle mourait d’envie de me questionner. A la fin, n’y tenant plus :
– Monsieur n’est pas du pays… monsieur est voyageur sans doute.
Et, une fois les premiers coups de langue tirés, ce fut une salve de questions : «Et patati et patata…»
«Oh ! tu es curieuse, ma belle ! Attends un peu, me dis-je mentalement. Je vais te servir de la fine fleur de Provence. Je vais contenter tes patati et tes patata, va ! Écoute ça.»
Et, laissant les rênes libres à mon imagination, je lui racontai une «histoire de pompier». Sans souffler mot du «contrebandier père de quatre enfants», je rééditai l’accident de bicyclette, lui disant qu’ayant passé la nuit à Limeux, j’étais parti de grand matin en bicyclette, mais qu’en route ma machine s’étant avariée j’avais dû la laisser en consigne dans un moulin à continuer ma route à pied. Je couronnai le tout de la profession d’antiquaire.
– Ah ! vous êtes antiquaire… ?
Elle fut interrompue soudain par les aboiements d’un dogue qui était couché à mes pieds et qui, vu de face, offrait une ressemblance frappante avec la tête de Casimir Perier (le Jeune).
– Tais-toi, Turc ! lui cria-t-elle en le menaçant de la main.
Sans le savoir, rien qu’en l’examinant, je me doutais qu’il s’appelait Turc, puisqu’il regardait toujours du côté de «la Porte».
Puis s’adressant à moi, elle reprit :
– N’ayez pas peur, il n’est pas méchant. Ce n’est pas pour vous qu’il aboie.
En effet, presque aussitôt on entendit des pas dans le jardin et deux paysans entrèrent. A l’accueil que leur fit l’hôtesse, je compris que c’étaient des habitués du café. Ils s’attablèrent à côté de moi, causant en patois très fourni en li, mi, ti, cheu, leu, meu, teu. L’hôtesse leur servit à chacun une bistouille, puis elle revint à la charge pour me questionner.
– Alors vous achetez de vieilles choses ! reprit-elle.
Ses paroles firent dresser l’oreille à mes deux voisins. Les voyant intrigués :
– Monsieur est antiquaire, leur dit-elle en me désignant du regard.
– J’achète tout : le vieux et le neuf. Il suffit que l’on soit raisonnable pour le prix.
Puis après avoir vidé mon verre de vin :
– Voudriez-vous vous débarrasser de quelques objets ? lui demandai-je imperturbablement.
– Non ; mais je voudrais savoir… . comment pourrais-je vous dire ? savoir la valeur… oui, c’est ça, la valeur d’un médaillon, un cadeau ; un souvenir de famille, me dit-elle timidement en rabattant plusieurs fois ses paupières, doucement, comme une nonne en rupture de cornettes.
Voyez-vous ça ! Elle profitait de l’occasion pour avoir une expertise gratuite. Ah ! la gueusarde de tête de belette !
J’étais tout disposé à donner suite à son désir, lorsqu’un bonhomme, un panier sous le bras entra brusquement dans la salle.
Rien qu’à voir sa tête de bouledogue montée sur un cou de taureau, on devinait un de ces hommes qui vous plongent voluptueusement un coutelas dans le cou d’un bœuf ou d’un mouton en chantant Viens-tu Jeannette. Le vrai type : garçon d’amphithéâtre ou garçon d’abattoir. Comme il n’y a pas de facultés à Airaines, j’opinai pour le garçon d’abattoir. En effet, c’était le boucher.
– Bonjour à tous, dit-il en saluant avec sa casquette.
Puis il alla dans la cuisine, muni de son panier, pour livrer la commande à l’hôtesse qui le précédait.
Demeuré seul avec les deux paysans, l’un d’eux, la langue déliée par la bistouille, se risqua à me parler
– Alors, vous êtes antikouér ? me demanda-t-il en aspirant quelques bouffées de sa pipe.
Je lui répondis affirmativement en inclinant la tête.
– Il y a le fils Chose, reprit-il (il me cita le nom de l’un des riches habitants d’Airaines), qui achète toutes les vieilles lampes. Les achetez-vous, les vieilles lampes ?
– Lorsque j’en trouve.
– Et, combien les payez-vous ?
«Ah, ça ! me dis-je, aurait-il l’intention de me faire acheter des vieilles lampes?» Me voyez-vous avec des culs-de-lampe plein mes poches ?!
– Dans ces sortes d’affaires, lui dis-je en me renversant sur ma chaise, il est indispensable de voir l’objet pour pouvoir se prononcer avec exactitude. Je ne puis donc vous dire le prix d une lampe ancienne sans m’être rendu compte du système auquel elle appartient. ..
Et, pendant cinq minutes, je lui fis l’historique de la lampe : les quinquets, les argands, les carcels furent à tour de rôle le sujet de ma dissertation. Étant de ceux qui admirent d’autant plus que moins ils comprennent, mon boniment débité avec l’éloquence d’un robinet d’eau grand ouvert me conquit leur admiration.
Celui qui serait venu leur dire que je n’entendais rien dans les vieilles lampes eût été un homme perdu : ils l’auraient lynché.
Comprenaient-ils davantage les mensonges que leur raconte leur député ? Non, assurément. Et, cependant ils votent pour lui !
– Tu es drôle, toi, fit l’autre paysan qui n’avait encore rien dit, en s’adressant à son ami ; tu crois que môssieu peut te dire le prix sans voir la chose…
Et comme s’il eût été indigné d’une pareille présomption, il haussa les épaules à la hauteur de ses oreilles.
Convaincu de son erreur, l’autre opina de la tête pour confirmer cette opinion.
A ce moment, le boucher revint dans la salle du café, suivi de l’hôtesse. En l’observant du coin de l’œil, je le vis qui me regardait avec méfiance, d’un regard suspect pour dire le mot. De son côté, l’hôtesse n’était plus la même. Sa physionomie s’était rembrunie : elle avait l’air toute soucieuse. Leur mine me fit penser que le boucher pouvait être au courant de la rixe de Pont-Rémy.
Effectivement, je ne me trompais pas. Et comme je finissais d’allumer une cigarette :
– Vous ne savez pas la nouvelle, dit-il en s’adressant aux deux paysans, tout en m’observant furtivement.
Puis avant que mes voisins lui eussent répondu, il continua :
– Ce matin on a tué deux agents de police à Pont-Rémy.
– Ah bah ! s’exclamèrent en même temps les deux consommateurs.
– Oui, reprit l’égorgeur de bétail en m’observant toujours, le coup a été fait par des cambrioleurs d’Abbeville… on dit qu’ils venaient de Paris…
– Comment ça c’est-y passé ? demanda mon vendeur de lampe.
– Les agents ont voulu les arrêter au moment ousqui prenaient le train à Pont-Rémy… Alors, eux, ont pas voulu se laisser arrêter… Ils ont tiré des coups de revolver et frappé à coups de poignard… À c’te heure y en a déjà un de mort. C’est Pruvost… vous savez bien Pruvost…
– Pruvost de Blangy ?
– Ah ! c’est sti-là ! fit mon voisin.
– L’autre c’est Anquier, le brigadier d’Abbeville, continua le boucher. Il est pas encore mort ; mais il ne passera pas la nuit, pour sûr. C’est le major qui l’a dit.
Depuis qu’il parlait, tous les regards étaient braqués sur moi, épiant le moindre de mes gestes. D’instant en instant ils s’entre-regardaient comme pour se demander mutuellement : «Ne serait-ce pas l’un des cambrioleurs ?»
Le silence qui se fit après le reportage du boucher devint écrasant. Je le rompis.
– A quelle heure est arrivé ce drame? demandai-je insouciamment en aspirant quelques bouffées de ma cigarette.
– Ce matin à 6 heures, me répondit le boucher à qui j’avais adressé la parole.
– Les auteurs de ce double crime sont-ils arrêtés ? lui demandai-je encore.
– Non ; mais on ne tardera pas. Les gendarmes du département sont à leur poursuite.
– Combien étaient-ils ? demanda l’un des travailleurs de la terre.-
– Trois, répondit le boucher.
Comme la conversation menaçait de s’éterniser sur ce terrain si je n’y mettais ordre, Je consultai ma montre, puis, je payai ma dépense en donnant une pièce de cinq francs à l’hôtesse.
Lorsqu’elle me rendit la monnaie, j’en profitai pour changer le cours de la conversation, en parlant «antiquailles».
– Avec tout ça, vous ne m’avez pas montré votre souvenir de famille, dis-je aimablement à l’hôtesse. Et, si vous tardez, je ne pourrai satisfaire à votre désir ; il est 10 heures passées et il me faut être à Airaines pour le passage du train.
– Oh ! vous avez largement le temps, me dit le bourreau des bêtes à cornes. Le train ne passe qu’à 11 heures et tant de minutes.
Puis, après un moment de réflexion :
– Monsieur est voyageur ? me demanda-t-il.
– C’est un antikouér, lui répondit gravement l’ami de mon vendeur de quinquets avant que j’eusse le temps de lui faire la même réponse.
Par hasard, il me restait encore une carte commerciale.
– Tenez, lui dis-je en la lui remettant. Voici mon adresse à Paris. Vous qui pérégrinez à travers les villages et chez les gens de toutes conditions, si parfois vous me procuriez des affaires, vous auriez votre commission.
– Mais volontiers, fit-il en la prenant.
Puis, après l’avoir lue :
– Comme vous le dites, je voyage beaucoup, et si je trouvais quelque affaire je vous enverrai un mot.
– Merci d’avance.
– Tu sais, môssieu achète les vieilles lampes, lui dit le paysan.
– Ah! les lampes à pompe ? demanda le boucher.
– Toutes les vieilles lampes qu’on te dit, lui répondit le cul-terreux avec animation
Puis tout en rebourrant sa pipe :
– Na, môssieu s’y connaît, ajouta-t-il d’un air de lui dire : «De quoi te mêles-tu de discuter !»
La sérénité de mon attitude ainsi que les quelques paroles que je venais d’échanger avec le boucher avaient ébranlé leur suspicion. Aussi profitai-je de l’expertise du souvenir de famille que l’hôtesse venait de m’apporter enfermé dans une petite boîte en carton, pour reconquérir tout mon prestige en leur persuadant que j’étais réellement un courtier-antiquaire.
Avec solennité je pris la boîte des mains de la propriétaire du fameux bijou, l’ouvris et en retirai délicatement une fausse améthyste figurant un hanneton en grandeur naturelle, peut-être un peu plus gros, dont les pattes étaient en cuivre jaune.
Certes, en toute autre occasion, au premier examen, j’aurais haussé les épaules en jetant le symbole de la patience à tous les diables ; mais là, je me contins. Je sortis ma loupe de ma poche et doctement j’examinai ce culot de verre sous toutes ses faces. Le boucher, les deux ilotes des champs, la patronne du café et… le chien, étaient autour de moi, me regardant la bouche ouverte, respirant à peine, dans l’attente de mon verdict. C’était plaisir de les voir !
Enfin, après avoir toussé, craché, m’être mouché deux ou trois fois, gravement :
– La pièce est fausse, me risquai-je à dire, ne sachant trop si cette réponse ne m’aliénerait pas la bonne disposition de l’hôtesse à mon égard.
– On me l’a déjà dit, me répondit-elle en souriant, presque goguenarde d’une façon de me dire : «Crois-tu que j’ai attendu après toi pour m’en assurer ?»
– Mais je le conserve, ajouta-t-elle, parce que c’est un souvenir de famille.
Hé! la friponne ! voyez-vous ça ! Je gage que si je lui eus offert de le lui acheter, nul doute qu’elle m’eût pris au mot, séance tenante.
Sont-elles rusées ces têtes de belette !
– Mais s’il faut en croire les anciens, dis-je à mes auditeurs en manière de conclusion, cette pierre posséderait une grande qualité.
– Laquelle ? me demandèrent-ils en chœur.
– Elle préserverait de l’ivresse.
Ce fut une risée générale, et pour ne pas faire tache, je ris aussi bruyamment qu’eux. Je crois même que Turc, gagné par la contagion, y alla de son petit sourire.
Ce n’était pas le tout que de rire, il me fallait aussi gagner du terrain. Avec la nouvelle que je venais d’apprendre, il n’était pas prudent de prendre le train à Airaines. À cette heure, contrairement à mes prévisions, toutes les gendarmeries du département étaient à ma poursuite. Les paroles du boucher ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard. Il me me fallait donc pas lambiner davantage. Mon plan était de gagner Longpré dont je n’étais séparé que par quatre petites lieues environ. Il s’agissait de gagner cette ville dans le plus bref délai, et par les chemins les plus sûrs.
Pour ne pas éveiller les soupçons des consommateurs, je consultai ma montre comme pour m’assurer de l’heure de passage du train ; puis je voulus me lever; mais mes jambes refusèrent de me porter : elles étaient mortes. Cela n’est pas une plaisanterie.
(A suivre).
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