SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 11
Par Jacob
Les derniers actes – Mon arrestation
(suite)
Aussi vrai que je le dis, mes jambes étaient engourdies au point de ne pouvoir me supporter. Je demeurai doué sur la chaise, en tâchant de dissimuler mon indisposition. Je restai encore assis cinq minutes, mais l’idée du danger m’obsédait si fortement depuis quelques instants que, rassemblant toute mon énergie, je fis un suprême effort, et en flageolant je réussis à me tenir debout. L’hôtesse s’aperçut de mon état de faiblesse.
– Êtes-vous indisposé ? me demanda-t-elle avec bonté.
– Oh! ce n’est rien, lui dis-je en souriant. J’ai resté assis trop longtemps. Cela m’a donné des fourmications dans les pieds. D’ici cinq minutes, en marchant, elles me passeront. Et, tout en lui disant cela, stoïque, souffrant cruellement, je m’éloignai, gagnant la porte. Sur le seuil, je saluai la compagnie, et continuai ma marche d’«homme chassé» en me dirigeant vers Airaines.
Airaines !… Pour le plus grand nombre de bipèdes parleurs qui peuplent la terre, ce mot ne signifie pas grand-chose. Si vous laissiez tomber ce mot de vos lèvres, les uns vous demanderaient si c’est un animal exotique, les autres, si c’est une plante ; certains, enfin, vous demanderaient sérieusement si c’est le nom du nouveau moutardier du pape. Mais pour moi, ce mot, c’est toute une catastrophe. C’est mon Waterloo. Mes cent jours n’ont duré que cinq heures !
Comme tout dégénère ! De Dreuil à Airaines, le trajet n’est pas bien long ; deux ou trois kilomètres environ. N’empêche que je souffris cruellement pour les parcourir. Cette halte au café m’avait littéralement brisé, anéanti.
Petit à petit, les jambes reprenaient bien un peu de leur élasticité ; mais ce n’était plus ça. Je marchais comme un automate, sans savoir si je vivais pour ainsi dire. La crainte du danger, seule, me servait de moteur. Je n’avais qu’une idée : avancer, gagner du terrain, parcourir des kilomètres ; qu’un but: Longpré. À part cela rien n’existait pour moi. Pour dire le mot : j’étais abruti.
Aussi quelle tuile ! Quel abordage en pleine poitrine, mes enfants ! lorsque passé le carrefour d’Airaines, pas bien loin de Bettencourt-Rivière, je vis passer à côté de moi une automobile montée par quatre personnes : trois civils et un gendarme, un brigadier, je crois. La voiture s’arrêta brusquement à quelques mètres de moi, et, le brigadier accompagné d’un homme couvert d’une pelisse en poils de lapin en descendirent. Au moment où je passais à côté d’eux, ils m’abordèrent.
– Pardon, monsieur, me dit le gendarme en saluant avec son képi ; avez-vous des papiers d’identité?
– Des papiers ?… Ma foi, je n’ai pas l’habitude de m’en munir… Mais…
– D’où venez-vous ? m’interrompit l’individu aux poils de lapin.
– De Dreuil, où je me suis arrêté au café du Commerce ; mais j’ai passé la nuit à Limeux.
– Quelle est votre profession ? reprit-il.
– Courtier-antiquaire.
– Et vous allez ?…
– À Longpré, visiter l’un de mes clients.
– Bien; nous allons vérifier vos dires, me dit le procureur – car l’homme à la pelisse n’était autre que le procureur de la République.
– Veuillez nous accompagner, ajouta-t-il poliment en m’offrant une place dans la voiture.
Moi, bonasse, comme s’il se fût agi de grimper sur l’impériale du Clignancourt-Bastille, je montai docilement dans l’auto.
À ce moment, je subissais une de ces crises morales qui annihilent, paralysent tous les ressorts physiques. Cette apparition subite, l’interrogatoire, l’arrestation, tout cela en quelques minutes, me produisit l’effet d’un coup de massue sur la tête. Quelques minutes avant, j’étais abruti ; maintenant, je n’existais plus pour ainsi dire. J’étais dans l’une de ces phases de la prostration où l’on voit sans voir, où l’on touche sans sentir, où l’on vit sans vivre.
Pendant que l’automobile filait à toute vitesse vers Dreuil en sautillant comme une carpe à travers les flaques d’eau boueuse du chemin, le procureur et le bonhomme qui se trouvait assis sur l’avant à côté du chauffeur, la figure cachée sous d’énormes lunettes comme en portent les sportmen-chauffeurs, se firent quelques signes d’intelligence. Dans ma demi-lucidité je faisais semblant de ne rien voir ; mais en réalité, j’observais, avec autant d’attention que le permettait mon état de prostration, toute la mimique de leur physionomie.
Arrivés au café du Commerce, l’hôtesse, interrogée par le procureur, répéta exactement ce que je lui avais dit moi-même.
– Où se trouve Limeux ? demanda le procureur en se tournant vers le brigadier.
– Oh ! c’est loin d’ici, dit l’hôtesse.
– C’est loin d’ici, répéta le gendarme tel un androïde pourvu d’un phonographe.
– Bon! nous allons voir, reprit le procureur après quelques secondes de réflexion.
Puis sans autre explication nous sortîmes, en bande, sur la route.
Avant de monter dans la voiture, le procureur et l’homme aux lunettes se retirèrent un peu à l’écart, à quelques mètres, pour échanger quelques mots à voix basse.
Pauvre de moi ! En admettant que j’eusse pu fournir le meilleur des alibis, cela ne m’aurait pas servi à grand-chose. J’étais pris dans la nasse et à moins d’en couper les mailles, je n’en pouvais sortir. Si vous me demandez pourquoi, je vous répondrai tout simplement que l’individu aux lunettes n’était autre que le paquet de viande suspect que j’avais rencontré quelques heures avant, le matin, en sortant de la gare de Pont-Rémy. C’était l’abject Edmond Mas en personne. Or comment pouvais-je m’en sortir sans violence puisque ce produit incestueux, cet avorton, ce mollusque, cet acéphale, était en train de chuchoter à l’oreille du procureur qu’il me reconnaissait formellement. Vous devez penser qu’avec une telle recommandation le procureur aux poils de lapin se garda bien de me relaxer.
Je me rembarquai donc en leur désagréable compagnie et teuf, teuf, teuf… nous voilà repartis.
(A suivre).
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