SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 15
Par Jacob
Les derniers actes – Mon arrestation
(suite)
Depuis une heure que j’étais consigné, la foule se pressait curieusement aux abords du local où j’étais enfermé. Après midi, à la sortie de l’usine, ce fut bien pis encore : le flux populaire grossissait à vue d’œil.
Par moments, la porte vitrée donnant sur le quai du hall de la gare gémissait sous la poussée des curieux. À travers les vitres, c’étaient des cris, des rires, des chuchotements, mais plus de menaces : pour le moment la haine était disparue, il ne restait que de la curiosité.
Seul un propriétaire de Pont-Rémy ou d’Abbeville, peut-être encore des environs, je ne me souviens plus au juste, dont le nom m’échappe aussi, qui se promenait sur le quai, se pavanant au milieu de la foule, chaussé de bottes à l’écuyère, vêtu d’un complet de chasse et armé d’un fusil, s’avança près de la porte en jouant des coudes, le plus près qu’il put, puis me montrant son arme :
– Tu as de la veine, cochon ! d’avoir été arrêté par les gendarmes. Si je t’avais rencontré, tu n’y coupais pas.
Et, tout fier d’avoir prononcé ces mémorables paroles dignes seulement de Galliffet8 ou de lui, il retourna sur le quai où la foule était moins dense, pour se promener et causer avec des personnes qu’il connaissait sans doute.
Ces paroles placées dans la bouche d’un bourgeois ne m’étonnèrent point. Propriétaire, il défendait la propriété. Cela est dans l’ordre ; cela s’explique par l’antagonisme des intérêts ; mais je m explique moins, par exemple, l’attitude du populo à mon égard.
Qu’avais-je fait ? à cette pauvre femme toute candie par la puante atmosphère de l’usine, qui me montrait les poings en m’appelant : voleur ! Qu’avais-je fait? à ce jeune ouvrier aux joues pâles et étiques, tenant plutôt du vieillard que de l’adulte, déjà aux trois quarts usé par le travail, qui en grimaçant m’appelait : brigand !
– Les voleurs et les brigands sont ceux pour qui vous travaillez, leur criai-je, sans grand espoir d’être entendu.
– Vous devez être anarchiste ? me fit l’un des gendarmes à qui ces paroles firent dresser l’oreille.
– Je suis un révolté ; je ne m’embarrasse pas d’étiquette.
Celui qui venait de faire cette remarque vint se mettre à côté de moi, puis en regardant à travers les vitres, dans le tas de la foule :
– Tenez ? Voyez-vous celui qui a une casquette en toile cirée et qui porte des lorgnons, me dit-il en me désignant l’un des spectateurs, âgé de 30 à 35 ans environ, proprement vêtu, à la physionomie intelligente.
– Il est facile de le remarquer, lui dis-je, il fait tache parmi la foule. Il est pétillant de santé. On dirait un coquelicot au milieu d’un champ de blé.
– Eh bien, il parle comme vous, celui-là. Il dit que les patrons sont des voleurs. C’est un anarchiste.
– Tant mieux.
– Quel est ce particulier ? demanda un autre gendarme, étranger sans doute à la brigade de Pont-Rémy.
– C’est Bidault… Tu sais bien, le menuisier ; celui qui…
S’interrompant soudain, ils se parlèrent à voix basse, à l’oreille.
– Ha! ha! fit l’autre après avoir écouté.
L’arrivée d’un personnage bizarrement vêtu mit fin à leur silencieux colloque. C’était un reporter de L’Abbevillois, organe bien-pensant de la localité. Coiffé d’un large chapeau à la Buffalo, costumé d’un pantalon à la hussarde à carreaux marron sur fond café-au-lait, d’un gilet et d’un paletot de nuance plus sombre et le nez orné d’un binocle, tel était ce représentant de la presse picarde. Arlequin : arlequin au physique, arlequin au moral. Un de ces acrobates qui font des tours de force pour gagner leur vie. Hier, c’était en prônant les maîtres de qui il reçoit de temps en temps quelques miettes de pain ; aujourd’hui, c’est en expectorant sa bave contre un révolté vaincu, qui, du fond de son cachot, ne peut pas lui répondre ; demain, ce sera en faisant chanter la famille du héros de quelque drame du jour, sous la promesse de ne pas publier son nom : toutes les petitesses, toutes les saletés du chien d’encre lui sont familières, rien ne le rebute. Que lui importe à lui ! pourvu qu’il rampe et qu’il gagne son pain, tous les moyens lui sont bons. Il est de ceux qui plient, mais qui ne cassent pas.
À Paris, j’en connais qui sont affiliés à la préfecture de police. Jouez tambours ! Sonnez clairons ! Le dernier mot du «villemessanisme», le reporter-mouchard. La grande loi du progrès !
Pendant le petit quart d’heure qu’il demeura à nos côtés, adossé à la table sur laquelle j’étais assis, je ne desserrai pas les dents. Ce qui ne l’empêcha pas d’écrire toutes sortes d’extravagances sur mon compte… Bigre ! la calomnie ne leur fait pas peur à ces branleurs de goupillon.
Il n’y avait pas cinq minutes que l’arlequin était parti que Boule de Suif entra en soufflant comme une baleine.
– Les deux autres sont arrêtés, dit-il à ses sous-ordres.
– Où ça ? demandèrent-ils presque tous en même temps.
– À Picquigny.
Puis, tout en s’épongeant le front, il ajouta :
– Le procureur vient d’arriver avec l’automobile de Me Bignon. Mais son deuxième voyage n’a pas été aussi heureux que le premier.
– Alors c’est pas le procureur qui les a arrêtés ? demanda un gendarme.
– Non ; ce sont les collègues, répondit Boule de Suif avec importance, façon de dire : «Crois-tu que nous avons besoin de «pékins» pour arrêter le monde ?»
– Puisque le procureur est là, dis-je au maréchal des logis, dites-lui donc que je demande un verre de lait ou un bol de bouillon. J’ai la gorge desséchée par la fièvre.
À l’instant, le procureur entrait dans la pièce à côté. Je l’entendais qui donnait des ordres.
(A suivre).
Nous rappelons qu’on peut se procurer à GERMINAL les numéros parus des « Souvenirs de Jacob ».
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