SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 17


Souvenirs d’un révolté

Par Jacob

Les derniers actes – Mon arrestation

(suite)

– C’est bien vous qui m’avez payé les consommations avec une pièce en or de 10 francs, n’est-ce pas ?

Je le fixai du regard sans lui répondre.

– Il voudrait bien que ces coups-là arrivent tous les jours, dit en riant le gendarme rouspéteur. Depuis ce matin, en a-t-il encaissé des picaillons !… Dis, vieux brigand ! essaye de dire le contraire, ajouta-t-il en faisant le simulacre de lui taper sur le ventre.

– Sûr que si les journées étaient toujours comme celle-là, je serais pas longtemps à me retirer des bistouilles, dit le gargotier en ricanant.

Et je pensai alors au mot de Montaigne : «Le bonheur des uns n’est fait que du malheur des autres.»

Soudain, comme des abeilles dérangées dans leur ruche, les badauds se bousculèrent en bourdonnant. Les abords de la porte vitrée où les curieux se tenaient en observation pour me voir s’éclairèrent peu à peu, à mesure que la foule se portait de l’autre côté de la voie.

C’était Pélissard qui arrivait.

– Bon, mes agneaux. Je vous y attendais à ce coup-là, dit Boule de Suif qui venait d’entrer, se traînant plus poussif que jamais, en se parlant à lui-même. Allez, ouste ! là, vous autres, ajouta-t-il en s’adressant à ses hommes, profitons du mouvement ; établissez-moi un cordon devant cette porte, et ne les laissez plus approcher.

Puis, s’adressant à moi :

– Tenez, jeune homme. Regardez donc un peu la tête de votre ami. Et, du geste, il me signait Pélissard, entouré par la foule.
– C’est un fou, je ne le connais pas. Vous avez fait une boulette.

Les gendarmes se clignèrent de l’œil les uns aux autres, comme pour se dire : «A d’autres !»

Boule de Suif, appelé par le capitaine, partit aussitôt sans souffler mot.

Le brouhaha causé par cette arrivée était assourdissant. Je profitai du moment de curiosité de chacun pour demander si Bour accompagnait réellement Pélissard.

– Combien y en a-t-il d’arrêtés ? demandai-je à un gendarme.
– Un seul. Mais ce n’est qu’une question d’heures pour l’autre. On a cerné le bois dans lequel il s’est réfugié.

Le bois était si bien cerné que Bour réussit à le franchir et à cheminer jusqu’à Beauvais où il arriva deux jours après, les vêtements déchirés par les ronces et les épines des fourrés où il s’était tapi et à moitié mort de faim.

Accomplir ce trajet sans prendre ni repos ni nourriture, on comprendra que ce fut un véritable tour de force. Dans cette ville, après s’être restauré, il alla s’acheter un chapeau mou ainsi qu’une blouse blanche, un balai en crin, et un broc à eau ; puis, muni de ce déguisement à la ménagère, il prit le train jusqu’à Creil, et de Creil à La Chapelle-Marcadet.

De là, il se rendit à mon domicile, rue Leibnitz où, malheureusement pour lui… et pour d’autres, une souricière était établie.

Grâce à la façon suspecte dont était rédigé le télégramme qu’il m’avait adressé d’Abbeville, et sur la réception duquel j’étais allé le rejoindre, le juge Hatté découvrit mon domicile trois jours après mon arrestation, et en avisa aussitôt la police parisienne.

Comme on le voit, en dépit de tous les coups d’encensoir que le médiocre Hamard10 s’est fait adresser par la presse parisienne, l’arrestation de Bour n’est nullement son œuvre. En cela il fut ce qu’il a toujours été et ce qu’il sera toujours : un valet, un médiocre valet.

– Ainsi nous ne sommes que deux ? Moi et ce monsieur que je ne connais pas, dis-je au gendarme qui me tenait la main droite.
– Oui, deux…
– Allons là, vous autres ! préparez-vous ; on va partir, dit Boule de Suif qui venait de prendre les ordres du capitaine. Ouvrez l’œil, tonnerre ! et le bon, hein ? ajouta-t-il d’une voix poussive.

Aussitôt mes poignets se couvrirent de parures en acier dont la solidité surpassait de beaucoup l’élégance.

Quelques minutes après le train stoppa en gare et escorté par les gendarmes et suivi par la foule, j’allai prendre place dans un compartiment de deuxième classe. Les gendarmes se tinrent muets, mais la foule me conspua ferme : «Hue! Hou! À mort ! Canaille ! Bandit ! Assassin !»

Lorsque le train se mit en marche, la clameur publique redoubla d’intensité. C’étaient les bistouilles qui commençaient de produire leurs pernicieux effets. Vingt minutes après, nous arrivions en gare d’Abbeville.

Partis de Pont-Rémy à la pénombre crépusculaire, nous débarquâmes à Abbeville enveloppés par une nuit sombre, brumeuse.

Comme à Pont-Rémy, la foule avait populairement envahi la gare et ses abords. Les quais étaient noirs de monde.

En passant devant une haie de curieux pour me rendre dans le bureau du chef de gare, les cris, les huées, les invectives partirent comme des projectiles trop longtemps maintenus et que soudain un ressort fait mouvoir.

C’était à qui en disait le plus et crierait le plus fort. Quelle cacophonie, mes enfants !

– Depuis les fêtes de Courbet, dit un vieil employé de la Compagnie au moment où j’entrai dans le bureau du chef de gare, je n’ai jamais rien vu de pareil.
– Oui, mais l’attitude de la population n’était pas la même, lui dit un de ses collègues en branlant la tête.
– Tu parles ! s’exclama le vieux.

Et, tandis que je prenais place sur une chaise, tenu et entouré par les gendarmes, je pensai aux réflexions des deux employés, en comparant mes actes à ceux de Courbet.

Pendant deux ans que dura la campagne de Chine (1883-1885), Courbet s’ingénia à faire tuer plusieurs milliers de pauvres bougres qui ne lui avaient rien fait ; peut-être en tua-t-il lui-même. Les actes de cruauté que commirent les troupes françaises lors de cette glorieuse expédition sont impossibles à décrire. Les femmes, les vieillards, les enfants furent impitoyablement passés au fil de l’épée ou mitraillés par les engins de guerre.

(A suivre).

Nous rappelons qu’on peut se procurer à GERMINAL les numéros parus des « Souvenirs de Jacob ».

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