SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 2
Par Jacob
Les derniers actes – Mon arrestation
(suite)
Mes camarades ayant vu l’apparition en même temps que moi, en un clin d’œil nous fûmes tous trois dans la rue.
– Tiens ! s’écria-t-elle. Ils sont encore trois !
Puis précipitamment, elle referma la fenêtre. Décidément le danger était réel. Il ne s’agissait pas d’une hallucination comme en ont parfois ceux qui font le guet.
– Ce doit être la femelle du mâle que tu as entendu sortir, dis-je à Bour.
– Oh ! ça c’est couru, répondit-il.
Et sans plus délibérer, nous opérâmes une marche rétrograde au petit bonheur, c’est-à-dire sans savoir au juste où nous conduisait le chemin que nous prenions. Lorsque nous nous fûmes engagés dans la rue Jeanne-d’Arc, où grâce à l’obscurité nous jouissions d’une sécurité relative, je conseillai de nous tenir prêts à tout événement.
– En cas d’attaque, dis-je à mes compagnons, je pense que nous ne partirons pas les uns sans les autres.
– C’est ainsi que je l’entends, répondit Pélissard.
– N’aie pas peur ! se contenta de dire Bour.
En débouchant dans la rue Saint-Gilles, nous marchâmes en file indienne, dans l’ombre, rasant les murs, afin de nous dissimuler l’un derrière l’autre.
Tout en allongeant le pas, Pélissard nous faisait part de ses craintes.
– La police va peut-être nous donner la chasse, disait-il. Nous ne ferions pas mal, je crois, de hâter le pas… de courir même.
– Allons donc ! Ces messieurs de la police ne sont pas aussi dévoués que ce que tu crois, lui dis-je, plein d’optimisme à ce sujet. Lorsqu’ils auront constaté l’effraction ils retourneront chez eux, impatients de se recoucher. Puis demain matin, ils continueront leur enquête.
– Au fond, c’est ainsi qu’ils procèdent la plupart du temps. Et, nous n’aurions pas de chance s’ils nous poursuivaient à travers la campagne.
– N’aie pas peur, mon bon! ils n’oseront pas s’y aventurer… Et, à te dire vrai, à leur place j’agirais de même. Du reste ce n’est pas la première fois que pareille histoire m’arrive, mais au moins la dixième ; eh bien, je puis t’assurer qu’il ne m’est rien arrivé de fâcheux.
Accoutumé, familiarisé avec le danger, j’étais un peu trop confiant en mon étoile.
Après avoir dépassé la caserne de cavalerie où nous passâmes inaperçus du factionnaire, nous allâmes nous casser le nez devant la guérite de l’octroi. J’aurais voulu l’éviter ; mais il était trop tard : le préposé nous avait vus.
Je crois pouvoir dire sans me tromper, que ce fut ce fonctionnaire municipal qui, quelques heures après notre passage, nous signala à la police.
Arrivés au passage à niveau du chemin de fer d’intérêt local, mes camarades continuèrent d’avancer pendant que je m’arrêtais un instant afin de m’assurer si quelqu’un était à nos trousses. Je ne vis rien. La rue Saint-Gilles était des plus désertes. Rassuré par cet examen, je rejoignis mes amis et nous nous enfonçâmes, au hasard, dans l’obscurité de la route.
La pluie avait cessé de tomber, mais un brouillard des plus denses enveloppait de ténèbres la route et la campagne. Sans les arbres qui étaient échelonnés le long de la route, il nous eût été bien difficile de nous pouvoir guider. De temps en temps, Bour projetait quelques éclairs avec la lampe électrique pour tâcher de découvrir une borne kilométrique.
Où étions-nous ? Où allions-nous ?
Pour le moment ces questions étaient pour nous autant de mystères. Heureusement que tout arrive, même la découverte d’une borne kilométrique. Ce ne fut qu’après avoir lu ses inscriptions que nous sûmes nous trouver sur la route départementale de Poix à Abbeville. Mais, hélas ! Poix se trouvait loin, très loin, et la perspective d’en faire le trajet à pied n’eut pas le don de nous enthousiasmer. Notre but était d’arriver à un village quelconque pourvu d’une gare, afin d’y pouvoir prendre le train à destination de Boulogne-sur-Mer. Dans l’espoir d’en rencontrer un avant Poix, nous continuâmes d’avancer.
Une heure après notre départ d’Abbeville et après avoir traversé le village d’Épagne, j’éprouvai une telle lassitude que je proposai une halte de quelques minutes. J’avais besoin de repos. Incomplètement remis d’un fort accès de fièvre qui m’avait fait tenir le lit pendant huit jours à Paris, cette marche forcée, la nuit, sous une pluie fine, mais pénétrante, m’avait indisposé. Mes camarades ne firent aucune objection à ce désir. Comme l’herbe était mouillée, j’étendis mon imperméable à terre et nous nous assîmes tous trois au bord du talus, au pied d’un arbre bordant la route.
– Je suis à me demander ce qu’a voulu dire cette guenon, nous dit Bour.
Sur le moment je ne compris pas l’allusion.
– Quelle guenon ? lui demandai-je.
– L’apparition de la fenêtre, parbleu !
– Ah ! je gagerais que c’est son «Ils sont encore trois» qui chatouille ta curiosité.
– Juste.
– Je vais t’en donner la signification. Te souviens-tu de l’expédition du 24 décembre où nous sommes venus cambrioler l’église Saint-Jacques ?
– Certes !… Si je m’en souviens. Je me souviens aussi de la bouteille de vin blanc, ajouta-t-il en riant.
Puis venant à la question :
– Mais je ne vois pas en quoi…
– Laisse-moi continuer et tu vas comprendre, l’interrompis-je.
Je rallumai ma cigarette qui s’était éteinte, puis je repris :
– Puisque tu as la mémoire si heureuse de te rappeler «la bouteille de vin blanc», tu dois te souvenir aussi qu’au retour de l’expédition, dépassé le pont de la Somme, le cafetier du coin, d’une voix glapissante, nous salua au passage d’un retentissant : «Bonsoir la troupe !»
– Je te crois que je m’en rappelle. Tu lui as répondu : «B’soir citoyen».
– Sur l’instant nous ne comprîmes rien à cette interpellation. Ce ne fut qu’en arrivant à la gare, où nous vîmes une troupe de comédiens se disposant à prendre le train, que nous comprîmes l’allusion. On nous avait pris pour des cabotins. D’autre part, tu dois te rappeler aussi que je fus obligé de faire déclasser nos billets en deuxième classe parce que le train de 3 h 30 ne prenait pas de troisième classe. Or le lendemain, après la découverte du sacrilège, le bonhomme du «Bonsoir la troupe», ainsi que le contrôleur de la gare se sont souvenus de notre passage. Et c’est ainsi que le surlendemain tu as pu lire comme moi, dans Le Journal : «Les malandrins étaient au nombre de trois. Ils ont pris le train de 3 h 30 à destination de Paris.» Et enfin, voilà pourquoi la tortue de la fenêtre, qui a dû probablement lire les journaux, nous a dit il y a quelques heures : «Ils sont encore trois !», c’est-à-dire, ils sont encore trois comme à l’église Saint-Jacques. As-tu compris ?
– Tout à fait.
A peine finissais-je mon explication que Pélissard nous fit part d’une découverte qu’il avait faite en scrutant les ténèbres.
– Tenez ! Regardez là-bas, nous fit-il en étendant le bras dans la direction de l’est. Ne voyez-vous pas une lumière ?
Puis, sans attendre de réponse, il reprit :
– Il y a déjà un bon moment que je l’observe. Et plus je regarde, plus je crois ne pas me tromper. Selon moi, c’est le fanal d’un train.
En effet, il ne se trompait pas. Quelques minutes plus tard, le train, passant à une courbe, nous montra le flanc. Alors ce ne fut plus une seule lumière, mais des douzaines que nous vîmes se courir les unes derrière les autres. Chaque portière semblait une lampe. On aurait dit un steamer avec ses cabines de batteries éclairées, laissant filtrer la lumière à travers les hublots. A mesure que le train avançait, il changeait de position, en suivant les sinuosités des rails. Par la distance qui nous séparait de lui lorsqu’il passa à l’opposite de notre position, nous jugeâmes que la voie ferrée n’était pas plus éloignée.
– Ce serait bien le diable, dit Pélissard, si nous ne trouvions pas une station de chemin de fer d’ici à quatre ou cinq kilomètres.
Et dans cet espoir, après avoir allumé chacun une cigarette, nous nous remîmes en marche, toujours au petit bonheur.
Une heure après, environ, nous arrivions à Pont-Rémy.
Ordinairement, lorsque je partais en voyage, j’avais le soin de me munir d’un indicateur Chaix. Comme un fait exprès, ce voyage-là, je l’avais oublié. Aussi, afin de ne pas demeurer plus longtemps dans l’incertitude, notre premier soin fut de nous rendre à la gare pour consulter l’horaire. La gare était fermée ; mais une pancarte étant apposée contre les vitres de la porte, avec l’aide de notre lampe, il nous fut aisé de satisfaire notre curiosité.
Jusqu’à 6h10 du matin, il n’y avait aucun train qui s’arrêtât à cette station. Je consultai ma montre ; il était à peine 2 heures du matin. C’était donc quatre heures qu’il nous fallait attendre.
Certes, si pareille aventure nous était arrivée quelques mois plus tard, à la bonne heure ! La situation aurait été supportable, agréable pour mieux dire. Pour ma part, je suis de ceux qu’une nuit à la belle étoile, en plein été, n’effraie pas. Mais malheureusement pour nous, la saison n’était pas aussi avancée ; et au mois d’avril, par un temps pluvieux, le ciel de la Picardie n’offrant aucun charme, nous résolûmes d’aller nous gîter aux deux hôtels avoisinant la gare.
Moi à l’un, Bour et Pélissard à l’autre, nous eûmes beau sonner, appeler, frapper, crier, rien n’y fit, personne ne donna signe de vie.
Ce silence ne nous disait rien qui vaille. Moi surtout, j’étais à peu près persuadé qu’aucun des aubergistes ne nous voudrait recevoir. Mais, soit par acquis de conscience, soit pour me venger de leur impudent silence, je me rangeai à l’avis de Pélissard qui proposa de leur jouer une sérénade. Mais là encore nous en fûmes pour nos frais. Nous eûmes beau nous fatiguer les poings à tambouriner sur leur devanture, pendant plus de cinq minutes, l’air de Viens Poupoule, messieurs les gargotiers ne daignèrent seulement pas nous répondre. En fait, cela ne me surprenait pas. Depuis que je voyageais, ce n’était pas la première fois qu’il m’était donné d’apprécier les mœurs hospitalières de messieurs les gargotiers de campagne. Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente, qu’il gèle à pierre fendre, ce sont là des misères dont ce bipède se soucie fort peu. N’est-il pas à l’abri, lui ? Aussi donne-t-il rarement asile, la nuit, à un étranger. C’est tout juste s’il condescend à examiner l’intrus par la fenêtre. Le voyageur est-il correctement vêtu ? Il se recouche aussitôt, satisfait, très heureux de pouvoir être désagréable au «bourgeois», au monsieur de ville : «Ah ! tu t’imagines que je vais prendre froid pour aller t’ouvrir ? Oui, compte là-dessus ; mais en attendant reste dans la rue. Quand on est riche, mon bon môssieu, on ne court pas les villages la nuit. Bonne nuit! Et tape, appelle, crie, tambourine si tu veux ; nous verrons lequel de nous deux sera le plus tôt lassé.»
Le voyageur a-t-il les apparences d’un ouvrier ? Il n’agit pas autrement ; mais les griefs ne sont plus les mêmes. Dans ce cas c’est lui, le paysan, qui le joue au «môssieu de la ville», qui singe le bourgeois : Quoi ! Un vagabond, un va-nu-pieds oser réveiller un honnête homme tel que lui ? Quelle impudence ! C’est à se demander ce que font les gendarmes ! Lui le môssieu patenté, lui l’adjoint au maire, lui un personnage enfin, daigner se déranger pour cette vermine d’ouvrier, de chemineau ? Eh bien, ce serait du propre. La terre serait capable de n’en plus tourner ! Et puis pourquoi n’a-t-il pas un chez lui, ce vagabond – car pour sûr c’est un vagabond. Est-ce que les honnêtes gens se promènent la nuit ? Allons donc ! Pour sûr c’est quelque échappé de prison.
Qui sait ? Peut-être en veut-il à ses écus ? Lui ouvrir ? Lui donner l’hospitalité? Autant aller se pendre. La peste soit du voyageur : qu’il se mouille, qu’il se trempe, qu’il se gèle, peu lui importe ! Son hôtel n’est pas un asile de nuit, après tout. Et il se recouche tout en grommelant contre l’audace des ventres-creux, des sans-abri et l’inertie des gendarmes.
Sa femme, à moitié réveillée, lui demande :
– Qu’est-ce que t’as, Thomas ?
– M’en parle pas, ma mie ; un voyageur en casquette qui me demande une chambre !
– Oh ! le brigand !
– Oser me réveiller à une pareille heure !
– Et par un pareil temps. T’as pas froid, Thomas ?
– Eh ! oui, ma mie, je grelotte. Avance ma poupoule… Viens près de moi que je me réchauffe… Plus près encore… Là.
Et, enlacés l’un dans l’autre, ils s’époumonent à repeupler la France. Braves gens !
Deux ans avant cette aventure, à Saint-Blin, dans la Haute-Marne, il m’était arrivé bien pire encore. Là, le gargotier daigna me répondre ; mais il le fit d’une drôle de façon ! Il se montra à la fenêtre, le fusil en main, me disant :
– Va-t’en, sauvage, ou je te canarde comme un lapin.
À Pont-Rémy, le silence en plus et la scène du fusil en moins, nous avions affaire à deux de ces civilisés.
(A suivre).
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