SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 3


Souvenirs d’un révolté

Par Jacob

Les derniers actes – Mon arrestation

(suite)

Aussi n’insistons-nous pas davantage. Bour et Pélissard allèrent explorer les alentours de la gare. Moi, plus fatigué, j’allai m’asseoir sur un banc, sous le hall de la voie ferrée.

Je commençais à peine de goûter les douceurs du repos lorsque le garde-sémaphore vint vers moi d’un air peu accommodant.

– Il faut sortir de là, monsieur. La gare est fermée, me dit-il aigrement.
– À qui le dites-vous, brave homme ! Je ne le vois que trop. Aussi j’attends qu’on veuille bien l’ouvrir.
– Mais il est défendu de pénétrer sur la voie. Vous ne pouvez pas rester là.
– Cependant vous ne voudriez peut-être pas, qu’avec un pareil temps, je battisse le pavé ?
– D’abord qui êtes-vous ? me demanda-t-il brusquement.
– Qui je suis ? Mais vous êtes bien curieux, ce me semble.
– Oh ! allez ; pas besoin de le dire. Ça se voit assez, dit-il en s’en allant.

Ces dernières paroles me laissèrent perplexe.

La police lui aurait-elle télégraphié d’Abbeville ? Rien de plus possible, pensai-je. Et lorsque mes camarades arrivèrent de leur excursion, je leur fis part de mes craintes.

– Si on poussait plus loin, dit Pélissard.
– Tu oublies que je n’en puis plus, lui dis-je. Le mieux est d’aller s’en assurer.
– Et comment ? dit Bour.
– Laisse-moi faire. Tu vas voir.

Aussitôt, sans perdre un instant, j’allai relancer le bonhomme. Je le trouvai dans sa guérite, assis devant un poêle, la pipe aux dents.

– Eh bien, brave homme, êtes-vous toujours d’aussi mauvaise humeur ?…
– Oh ! moi je ne vous en veux pas, me dit-il d’un air bonasse. Mais dans le pays on ne vous aime guère, vous savez. Et si l’on savait que je vous ai donné asile pour les «guetter», il m’arriverait des histoires.
– Mais nous ne sommes pas là pour guetter quelqu’un, lui dis-je avec étonnement, ne comprenant rien au sens énigmatique de ses paroles.
– Oh ! vous avez beau dire. Allez ! je sais qui vous êtes, me dit-il en souriant et en branlant la tête comme pour me dire : «Me prends-tu pour une courge ?»

Bour et Pélissard qui m’avaient suivi entendirent les dernières paroles.

– Nous sommes qui, de quoi ? demanda Bour, en riant.
– Hé ! de la régie, parbleu !

Bour et Pélissard ne purent s’empêcher de rire. Je fus sur le point de les imiter; mais je me contins. D’un clignement d’œil, je leur fis comprendre l’avantage que nous pourrions tirer de cette erreur. Puis m’adressant au bonhomme

– Que voulez-vous, mon brave, on ne peut rien vous cacher.

Sa figure s’éclaira d’un large sourire en homme satisfait de sa sagacité. Et, comme s’il nous eût su gré de cet aveu, il nous offrit l’hospitalité dans sa guérite.

Tout en causant, je lui mis la conscience à l’aise, en lui racontant qu’il nous était arrivé un accident de bicyclette sur la route de Poix.

– Nous ne venons pas pour une prise, lui dis-je, mais tout simplement pour prendre le premier train.
– Et qu’avez-vous fait de vos machines ? me demanda-t-il, doutant de la véridicité de mon histoire.
– Nous les avons confiées à l’un des charretiers que nous avons rencontrés sur la route et qui allaient à Abbeville.
– Où les avez-vous rencontrés ces charretiers ?
– Presque en face la gendarmerie.
– Il y a longtemps ?
– Une heure environ.

Il consulta la pendule, puis :

– C’est vrai ce que vous dites, me dit-il d’un air convaincu. C’est moi-même qui leur ai ouvert la barrière. Alors vous ne venez pas pour…

Il ne finit pas sa phrase ; mais je compris ce qu’il voulait dire.

– Non, non ! tranquillisez-vous. L’accident de nos machines est seule cause de notre présence ici.

Ces quelques éclaircissements clairs obscurs le rassurèrent complètement. De ce moment, il ne fut plus question de notre prétendue fonction. Peu de temps après notre installation dans la guérite, Bour et Pélissard s’endormirent tout en étant assis. La fatigue et la chaleur du poêle contribuèrent beaucoup à cette somnolence. Aucun doute que je les eusse imités si je n’avais usé de toute mon énergie. Je n’étais pas encore rassuré sur les intermittents drin-drin du télégraphe. Je craignais toujours qu’il fût question de nous. Chaque fois que le guetteur allait à l’appareil, je scrutai sa physionomie tout en le faisant causer sur la cause de la sonnerie. Il répondait à mes questions d’une façon toute naturelle et les raisons qu’il me donnait étaient des plus plausibles.

Nous continuâmes à causer ainsi de choses et d’autres pendant deux longues heures. Ce brave homme m’apprit qu’il était employé à la Compagnie du Nord depuis quinze ans, touchant un salaire de trois francs cinquante par jour.

– Vous êtes marié ? lui demandai-je.
– Oui ; marié et père de deux enfants.
– Ce doit être dur de nourrir quatre bouches avec une si modique somme…
– Pour sûr qu’on mange pas de la viande tous les jours, me dit-il en souriant. Mais enfin… faut bien s’en contenter, ajouta-t-il avec résignation.

Il bourra sa pipe, l’alluma, aspira quelques bouffées tabagicales, puis, reprit :

– Il faut vous dire qu’il y a aussi la mutuelle et puis plus tard, la retraite… Tout ça, voyez-vous, ça aide, ça fait prendre patience, on ne s’aperçoit pas trop de ses misères.
– Combien vous reste-t-il d’années à attendre pour avoir la retraite ? lui demandai-je en l’interrompant.
– Dix ans. Mais vous savez, ajouta-t-il en branlant la tête, aujourd’hui on est vivant, demain on est mort…
– En voilà des idées ! Mais vous êtes plein de santé, mon brave. Quant aux accidents, il n’en arrivera peut-être pas exprès pour vous, lui dis-je en riant.
– Faut pas rire, monsieur, non, faut pas rire, me dit-il d’un air contristé. Les accidents de chemin de fer ça arrive tous les jours. Et, quand nous ne sommes pas tués ou blessés dans la catastrophe, nous sommes toujours victimes des responsabilités. Alors c’est l’amende, la prison parfois, le congé toujours, et… adieu la retraite. Autant crever… C’est toujours sur le petit que ça tombe, et pourtant c’est lui qui gagne le moins…
– Mais qui travaille le plus, ajoutai-je. Moi, j’ai toujours comparé une compagnie de chemin de fer à la société tout entière. Ainsi, tenez, l’homme d’équipe, le facteur, les ouvriers de la traction sont assurément ceux qui peinent, suent et produisent le plus, eh bien, que gagnent-ils ? Une misère… quatre francs par jour tout au plus. Les actionnaires qui ne font absolument rien sont ceux qui empochent le plus. La compagnie est en petit ce que la société est en grand. Ici comme là-bas les rouages sont les mêmes. Tout pour les fainéants, rien pour les travailleurs.
– Que voulez-vous ! c’est comme ça. Et, je ne suis pas des plus malheureux, notez bien, ajouta-t-il. Ma place est enviée dans le village. Tous ceux qui travaillent chez les Saints, enfermés dans la poussière du chanvre, engueulés par-ci, mis à l’amende par-là, ne gagnant que deux francs quarante par jour et cinq enfants…
– Deux francs quarante ? interrompis-je de crainte d’avoir mal entendu.
– Oui ; deux francs quarante. Et ce prix ne concerne que les hommes, car les femmes qui travaillent tout autant ne gagnent que vingt-huit sous par jour.
– Comment appelez-vous cette usine ?
– Les Saint.
– Les Saint ? répétai-je ; puis soudain : Ah! oui, j’y suis. Saint frères dont les bureaux sont rue du Louvre à Paris.
– Tout juste.

Le garde-sémaphore me raconta alors l’histoire de cette famille bourgeoise qui avait commencé avec presque rien et qui, aujourd’hui possède des millions.

– Voilà encore un exemple de ce que je vous disais tantôt, lui dis-je. Le travail de ces gens-là n’a jamais consisté qu’à faire travailler les autres. Eux sont millionnaires et leurs ouvriers sont dans la misère. Leur fortune est un vol ; c’est du travail cristallisé.
– Que voulez-vous ! c’est comme ça ! répéta-t-il avec résignation.

Drôle de bonhomme qui ne cherchait pas à comprendre pourquoi c’était comme ça. J’allais tâcher de le lui expliquer lorsqu’un formidable : «Bonjour Nacavant», lancé par un homme passant la barrière, nous parvint à travers les vitres de la guérite. Le garde-sémaphore lui répondit par un autre bonjour et le bonhomme à la voix de stentor continua son chemin.

– Bigre ! il est matinal votre ami, lui dis-je.
– Mon ami ? me dit-il en me regardant avec surprise. Ce n’est pas plus mon ami que celui des gendarmes. C’est la forte tête du pays. Un mauvais garnement qui, à part de braconner, n’a jamais rien fait de bon de ses dix doigts. Un méchant drôle passant sa vie dans les bois, au bord des marais, le long des rivières et quelquefois aussi sur la paille des prisons. Tel que vous venez de le voir, il va chasser aux lapins. Ne ferait-il pas mieux d’aller travailler aux champs en journée ou comme domestique ? Mais…

Il fit une pause, haussa les épaules, puis :

– C’est un misérable, un va-nu-pieds, un pas-grand-chose, quoi ! ajouta-t-il avec mépris.

Où l’esprit de caste ne va-t-il pas se nicher ! La misère enrégimentée dédaignant la misère errante. La livrée méprisant le haillon. Et cependant, quelle différence y a-t-il entre ce méchant drôle, ce pas-grand-chose, ce misérable, ce va-nu-pieds de braconnier qui n’a jamais rien fait de bon de ses dix doigts et cet honnête, ce fidèle, ce docile serviteur d’une bande d’actionnaires qui, depuis quinze ans, sue sang et eau, en manœuvrant au milieu de mille dangers, risquant d’y laisser sa vie, en échange d’un dérisoire salaire ? Aucune. Ils sont aussi pauvres l’un que l’autre.

L’honnête ouvrier est aussi misérable que le «pas-grand-chose». Qu’il fasse bien, qu’il fasse mal, le prolétaire s’en va toujours comme il est venu : le ventre creux et les poches vides.

– N’empêche que vous êtes aussi pauvre l’un que l’autre, ne pus-je m’empêcher de lui faire observer.
– Vous oubliez que j’aurai une retraite.
– Ce n’est qu’un espoir.

Il réfléchit quelques secondes, puis :

– Dans tout ça, vous n’allez pas me comparer à lui, je suppose ? Je travaille, moi. Je suis honnête, reprit-il avec fierté. Tandis que lui…

La sonnerie de l’avertisseur l’empêcha de continuer sa phrase.

– Faites excuse, me dit-il. Il faut que j’aille aux signaux pour le rapide de 3h14.

Il sortit. Quelques minutes après le rapide passa comme un éclair. En voyant tous ces wagons chargés de riches voyageurs – qui sont peut-être des actionnaires de la Compagnie – courir sur les rubans d’acier à une allure vertigineuse, et qu’un grain de sable pour ainsi dire pouvait réduire en miettes, je pensai au garde-sémaphore dont les paroles me résonnaient encore aux oreilles : «J’aurai une retraite… Je suis honnête, moi, je travaille.»

C’est alors que je compris toute la puissance morale de ce préjugé. Se croire honnête parce qu’on est esclave ! C’est alors que je compris aussi la force de ce frein contre la révolte : l’espoir d’une retraite. Allons, bourgeois ! vous avez encore de beaux jours à régner sur le peuple ! Vous n’aurez rien à craindre tant que vos ignares victimes seront empoisonnées par l’espoir d’une retraite et par l’imbécillité de se croire honnêtes parce qu’ils crèvent de faim.

N’ayant plus d’interlocuteur, je ne tardai pas à subir l’influence de la fatigue et de la chaleur. Je m’endormis à mon tour. Ce fut le garde qui me réveilla.

– Hé ! hé ! vous avez sommeillé une bonne heure, me dit-il. J’ai compris que vous étiez fatigué et après le passage du rapide, je vous ai laissé dormir. Je me suis dit : «À quoi bon le réveiller ?» Ai-je mal fait ?
– Vous êtes bien aimable, au contraire. Je vous remercie beaucoup.
– Mais, maintenant il est 5 heures passées, reprit-il. Je vais aller réveiller le cafetier. Si vous voulez prendre une bistouille, avant de prendre le train…
– Mais avec plaisir. C’est une excellente idée. Ça nous réchauffera le ventre. Mais, vous nous ferez le plaisir de venir trinquer avec nous ?
– C’est pas de refus.

(A suivre).

Tags: , , , , , , , , , , , , , , ,

1 étoile2 étoiles3 étoiles4 étoiles5 étoiles (2 votes, moyenne: 5,00 sur 5)
Loading...

Imprimer cet article Imprimer cet article

Envoyer par mail Envoyer par mail


Laisser un commentaire

  • Pour rester connecté

    Entrez votre adresse email

  • Étiquettes

  • Archives

  • Menus


  • Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur