Dix questions à … Colombe de Dieuleveult
Colombe est étudiante à l’université de Rouen, faculté de Lettres Sciences Humaines, département de Lettres Modernes. Mémoire de master 1 en poche et brillamment obtenu au mois de juin 2010, le second est en préparation sous la direction d’Yvan Leclerc. A priori rien de plus banal si ce n’est un sujet qui ne pouvait que retenir notre attention. Elle bosse sur un honnête quidam qui avait la faculté de manier aussi bien la plume que la pince monseigneur.
L’étude de Colombe sur les lettres qu’a écrites Jacob à sa mère depuis l’enfer guyanais permettra à coup sûr d’ouvrir d’intéressantes perspectives. Alexandre Jacob, voleur génial et anarchiste, bagnard parmi les plus récalcitrants, épistolaire infatigable, devient de la sorte un écrivain, ou plutôt un écrivant … ou plutôt les deux à la fois. Colombe a bien voulu, pour le Jacoblog, nous livrer quelques éléments de son analyse et répondre à nos dix questions. Mais qu’elle se rassure, nous aussi, nous ne détestons pas Arsène Lupin. Bien au contraire. Mais c’est l’amalgame avec l’honnête cambrioleur, cette insidieuse lupinose qui déforme et reconstruit la réalité, que nous réfutons.
1) Comment en es-tu arrivée à t’intéresser à Alexandre Jacob, à t’engager ensuite dans l’élaboration d’un mémoire de master en Lettres modernes sur cet honnête cambrioleur ?
J’ai découvert Alexandre Jacob et ses écrits en lisant le premier numéro d’une (très bonne) revue, Z, qui proposait au printemps 2009 un dossier sur le monde pénitentiaire français, notamment dans les nouvelles formes que peut prendre le parc carcéral (type établissements pour mineurs). En épigraphe d’un des articles, puis dans le corps même du texte, plusieurs citations d’un certain Alexandre Marius Jacob – le nom m’a plu – extraites de l’anthologie Extermination à la française. Que je m’empresse de commander sur Internet, que je lis avec plaisir, en me disant d’une part que c’est extrêmement bien écrit, d’autre part que les références littéraires sont non seulement nombreuses, mais aussi particulièrement intéressantes. Je me procure donc la version intégrale des Écrits, parue chez l’Insomniaque, et je continue ma lecture. C’était au mois de juin 2009, alors que ma troisième année de licence se terminait et que j’envisageai sans conviction de poursuivre mes études en master de lettres modernes, section recherche. Assez vite, il m’est venu à l’esprit que je pourrais choisir les écrits de Jacob comme corpus d’étude, une idée que j’ai cru devoir nuancer étant donné le caractère « non littéraire » des textes – ils n’ont en effet pas été produits par un écrivain, donc ils n’appartiennent pas tout à fait à la sphère de la littérature… J’ai d’abord pensé à intégrer les lettres et/ou les récits de Jacob à un corpus plus large, qui contiendrait les lettres de Dashiell Hammett ou du marquis de Sade lorsqu’ils étaient incarcérés ; mais j’ai compris que cela aurait manqué de cohérence. J’ai parlé à un professeur, Yvan Leclerc, de la correspondance de Jacob et de mon envie de l’étudier pour ce master ; le sujet était viable selon lui. Pour résumer et conclure donc, c’est la prose de Jacob, ses qualités et l’intérêt qu’elle a suscité pour moi qui m’ont donné envie de m’y plonger durant deux années de recherche – le master de lettres modernes se faisant en deux années, la première pour la préparation, la seconde pour la rédaction du mémoire.
2) Les lettres, celles de Jacob à sa mère, celles de Monsieur X à Madame Y, ou encore celle de Madame X à Monsieur Y, sont-elles justement de la littérature ? La pratique épistolaire constitue-t-elle en fin de compte un champ nouveau pour la recherche universitaire ?
Cette question n’est pas près d’être résolue, et les réponses qu’on peut y apporter évoluent avec le temps et selon les critères qu’on choisit : si l’on définit ce qui est ou n’est pas de la littérature en fonction de ses appréciations personnelles, c’est simple (peut-être trop). Si l’on se fie à l’institution universitaire, ça se corse. Le genre épistolaire est assez mal défini, en tout cas il est vaste et hétérogène : il y a d’abord les fictions, souvent des romans, dites « épistolaires », telles que les Liaisons dangereuses de Laclos ou les Lettres persanes de Montesquieu ; ici aucun doute, on est dans le champ de la littérature, étant donné que les lettres sont les faits d’auteurs (reconnus) et écrites en vue d’être publiées. Viennent ensuite les correspondances d’artistes ou d’écrivains, et plus généralement de grands hommes : leurs lettres sont envisagées souvent comme un nouvel éclairage, intime, apporté à leurs œuvres, parfois comme des œuvres en elles-mêmes, et peuvent être l’objet de recherches littéraires. En ce sens, on ne peut pas dire que la pratique épistolaire soit un champ nouveau pour la recherche universitaire, qui s’intéresse depuis assez longtemps aux œuvres épistolaires et aux correspondances d’artistes. L’innovation réside dans l’intérêt que les chercheurs peuvent porter aux correspondances « ordinaires » (c’est le terme), par exemple à la correspondance d’un anarchiste bagnard et de sa mère. Le critère, ici, n’est pas la « littérarité » des lettres : on ne se demande pas si elles sont ou non de la littérature (elles ne le sont pas d’emblée, puisque leur auteur n’a pas prétendu commettre une œuvre littéraire), mais on constate qu’il s’agit d’une production écrite, en l’occurrence régulière et étendue chronologiquement, et qu’elle peut dont être interrogée selon une ou des problématique(s) littéraire(s), avec une grille d’analyse similaire à celle qu’on utilise pour les œuvres canonisées : quel type d’énonciation est utilisé ? quels sont les niveaux de langage déployés ? quelles sont les images convoquées ? En somme, que dit le texte et comment ? Concernant la correspondance d’Alexandre Jacob, il faut dire que les lettres sont extrêmement bien écrites ; même si elles appartiennent à la sphère de l’intime et que Jacob ne les envisageait pas comme les objets d’une publication, je suis certaine qu’il travaillait son style ; je crois d’ailleurs que le fait de se saisir de l’écriture, pour soi (journal intime) ou pour un autre, pour un autre privé (lettres) ou pour un autre public (œuvres), implique nécessairement une attention au style, à la forme du texte qu’on produit.
3) Beaucoup, même parmi les militants libertaires, ont du mal à accepter l’idée d’un Jacob théoricien de l’illégalisme. Peut-on affirmer sans difficulté que cet infatigable épistolier fut un écrivain ?
J’ai répondu en partie dans les dernières lignes de la question précédente. Selon moi, cela ne fait aucun doute : Jacob fut un écrivain. On peut d’ailleurs dire objectivement qu’il était un écrivant, puisqu’il écrivait : où est la différence entre un écrivant et un écrivain ? Seulement dans ce que décrète l’institution littéraire, en l’occurrence l’Université française pour ne citer que la plus évidente (le cercle des critiques est un peu plus étendu, le monde journalistique a aussi, je pense, un poids dans la balance, plus minime). Le marquis de Sade par exemple a été longtemps considéré comme un rien du tout, puis comme un écrivain mineur, puis comme un écrivain majeur. À l’inverse, des auteurs considérés par leurs contemporains comme écrivains de qualité sont aujourd’hui oubliés car ils n’ont pas été retenus ni par la postérité, ni par l’Université. Quel que soit l’angle sous lequel on envisage la question, Jacob apparaît comme un auteur : d’abord il a écrit des récits, ses Souvenirs par exemple, et a envisagé d’en écrire d’autres, le projet de recueil ; la rédaction de ces différents textes a forcément été influencée par l’idée qu’il avait de les publier : il était donc en posture d’auteur. D’autre part, Jacob était un très grand lecteur : grand ou petit, un lecteur qui pratique l’écriture ne peut pas être vierge de toute intention littéraire. Par ailleurs, il suffit de lire les textes de Jacob, notamment ses lettres, pour constater qu’il écrivait extrêmement bien et déployait un style qui lui était personnel. Pourquoi alors lui refuser le statut d’écrivain ? Parce que le nombre d’études littéraires commises à son sujet n’est pas assez important, voilà tout. Il restera un écrivant, c’est-à-dire un écrivain ordinaire, aux yeux des institutions ; aux yeux de ses lecteurs individuels, je crois qu’il est un écrivain et un épistolier marquant.
4) En quoi, justement, la pratique de l’écrit, sauve le forçat Jacob de ce milieu particulièrement mortifère qu’est le bagne ?
Je pense que l’écriture, qu’elle soit épistolaire ou autobiographique, recouvre beaucoup de rôles dans son existence de forçat, notamment celui de s’échapper de l’environnement carcéral. D’abord, la correspondance est un moyen de communiquer avec Marie, de faire en sorte que l’absence physique ne signe pas la fin d’une relation nécessaire. On sent dans la plupart des lettres l’importance que celles-ci ont pour Jacob, qui demande un calendrier pour pouvoir dater ses missives et noter les dates de départ et d’arrivée des bateaux-courriers, qui parfois reproche à sa mère de ne pas avoir écrit, qui parle souvent de ses « chères lettres ». L’écriture épistolaire permet ici de se déployer en dehors du monde du bagne, d’exister encore pour le territoire métropolitain et les proches qu’il y a laissés. D’un point de vue plus immédiat encore, les lettres clandestines sont réellement un moyen d’échapper à la Guyane, puisqu’elles visent notamment à organiser et préparer les évasions de Jacob (ne les ayant pas toutes lues c’est en tout cas à supposer). Concernant l’écriture en général, je me demande si Jacob écrivait un journal, des textes de fiction ou des souvenirs, des mémoires. Toujours est-il que son projet, entre 1915 et 1916, d’écrire un ouvrage de sociologie criminelle, joue un rôle très important : il s’agit d’une piqûre d’énergie morale, intellectuelle, un moyen d’entretenir son esprit critique et de faire la démonstration de son intelligence, sur un sujet qui le concerne en premier chef. C’est l’abattement psychologique et physique contre lequel il s’agissait de lutter qui va finalement mettre un terme à cette entreprise. Pour compléter la question, la pratique de la lecture revêt aussi une importance primordiale dans la vie du forçat qui rêve de se faire la Belle : dans une lettre, Jacob évoque ses lectures et dit comme il a l’impression d’être ailleurs, pendant quelques heures. Sa volonté, qui s’affirme au fil des années, de lire « des livres forts » comme ceux de Nietzsche ou Stirner, montre son refus des mots creux, des « palabres vides » qu’il a en horreur : au même titre que son anarchisme, son écriture et sa lecture restent intègres malgré l’abêtissement inhérent au monde du bagne, qui ne propose au catalogue de sa bibliothèque que des ouvrages qui participeraient à l’amendement des condamnés. L’écriture et la lecture sont des planches de salut, d’abord parce qu’elles permettent à Jacob d’exister en dehors du bagne et de se préserver de la corruption intellectuelle et morale inhérente à cet univers, mais aussi parce que Jacob s’en saisit pour recouvrer une liberté de pensée et d’action anéantie : l’écriture devient un code qui protège l’intimité d’un discours surveillé, la lecture devient un médicament moral qui entretient une machine à penser que l’on tente d’enrailler.
5) L’anarchisme, l’illégalisme, bref le discours politique transparaissent-ils dans les lettres que Jacob envoie à sa mère alors que le courrier du bagnard est lu par l’Administration Pénitentiaire ?
La question me paraît difficile ! J’aurai tendance à dire que c’est plutôt le discours philosophique qui apparaît le plus nettement et le plus fréquemment, sans aucun doute à cause de la censure qu’il subit. Il exhorte sa mère à faire face aux événements qui ne sont pas de son ressort, à les « digérer » sans se laisser prendre par la frustration, la colère ou la tristesse. Alors même que la situation de Jacob est des plus pénibles, il reste stoïque, et finalement assez réaliste : puisque je ne peux pas agir face à des événements qui sont étrangers à ma volonté, il est inutile de trépigner ou de m’apitoyer sur mon sort, il s’agit d’accepter les faits tels qu’ils sont et de s’en accommoder comme on peut. Cela dit, l’anarchisme est partie si intégrante de Jacob que son écriture ne peut pas s’en déparer : l’existence entière de Jacob témoigne de ses convictions politiques, et le sens explicite n’est pas nécessaire au lecteur pour sentir que chaque ligne en est emprunte. Par ailleurs, ta thèse a montré que les lettres de Jacob contribuaient à aider les camarades en métropole et à conseiller sa mère sur les moyens à mettre en œuvre. Finalement la réponse me semble évidente : la correspondance entière de Jacob témoigne de la persistance de son engagement anarchiste. La construction d’une grille de pseudonymes et de codes, l’usage du réseau de courrier clandestin, l’apprentissage juridique et sa mise au service d’autres condamnés, sont autant de procédés qui permettent à Jacob de continuer de lutter contre l’autorité, en l’occurrence contre la coercition de l’Administration pénitentiaire. Même si les circonstances le forcent à mettre une sourdine, Jacob reste sans aucun doute un anarchiste intègre, quoiqu’en pense Jacob Law. Peut-être aussi que mon admiration pour Alexandre Jacob me pousse à conclure de façon si catégorique, mais j’en doute.
6) N’as-tu travaillé que sur les lettres du bagne ? Quels enseignements peut-on finalement tirer de l’ensemble de ton corpus de recherche ? Jacob écrit avant et après le bagne. Quelles évolutions remarques-tu entre ces trois périodes ?
Mon projet de départ était de travailler sur l’ensemble des écrits de Jacob : récits, déclarations, lettres de Guyane, lettres de France. Finalement, j’ai réduit mon corpus d’étude aux lettres du bagne, pour plusieurs raisons : le temps alloué à la recherche, la difficulté à trouver une problématique pertinente pour l’ensemble des écrits (il en existe une, c’est certain, mais ça paraissait ambitieux pour une première recherche), la préférence pour un corpus homogène (épistolaire en l’occurrence). Mais j’ai lu l’ensemble des lettres et des récits jacobiens, et je trouve qu’il y a entre eux une cohérence très nette, due je pense à l’écriture de Jacob : on y retrouve l’univers de l’écrivain/écrivant, qui affectionne certains procédés, certains modes de représentation. Sans savoir si c’est un fait constant, je me suis souvent dit qu’un des principes du style de Jacob était l’efficacité : dans les récits comme dans les lettres pendant et après bagne, il n’y a que peu d’ornements, peu de transitions, et les métaphores, qui ne manquent pas, sont toujours percutantes, elles ne sont pas là pour faire joli mais pour faire voir instantanément au lecteur l’image qu’il veut convoquer. J’étais frustrée de laisser de côté les lettres de Reuilly parce qu’il aurait été intéressant de voir l’évolution d’une écriture désormais affranchie de toute censure. En plus, la littérature et la culture continuent d’y occuper une place prépondérante, et les développements politiques y sont plus libres, donc plus nombreux. Et les lettres à Josette, restées inédites, doivent être savoureuses ! Mais il faudrait faire une thèse ! J’ai quand même intégré au corpus les lettres qui sont liées au bagne du point de vue thématique : les missives à Ernest Laffont, Georges Arnaud, etc. et aussi celle au procureur pour le trop perçu du greffier, parce qu’elle est trop jouissive pour la laisser de côté ! J’aborderai aussi les récits, mais a priori de façon plus périphérique. Il y a aussi quelques parties du mémoire qui parleront de l’écriture avant bagne, puisque c’était effectivement une pratique déjà mise en place par Jacob et ses camarades ; je pense que j’évoquerai surtout l’usage du pseudonyme, qui faisait partie intégrante de leur organisation. Je répondrai sûrement mieux à ta question dans quelques semaines, j’espère.
7) Tu nous as dit dans une conversation avoir remarqué, en lisant les Ecrits, l’existence d’un bestiaire « jacobien » et l’utilisation par ce « vaincu de guerre sociale » de toute une imagerie végétale. Qu’en est-il exactement ?
Là encore, je répondrai avec plus d’assurance dans quelques temps, lorsque je me serai mise à rédiger le mémoire (jusque là je n’ai fait que le préparer et projeter un plan, une fois en rédaction j’irai plus facilement au bout des développements ébauchés). Mais effectivement la récurrence des images animales et végétales est frappante : Jacob utilise souvent des comparaisons entre l’homme et le singe, le chien, le loup, selon qu’il évoque telle ou telle attitude. Quand il parle de sa propre situation, et notamment de sa santé, il se sert du baobab ! S’il va bien, il dit se porter comme un baobab, une fois comme une douzaine de baobabs, une autre comme une friboule (le nom donné au thym dans le Midi, ai-je appris). Au-delà même de la métaphore, il parle à plusieurs reprises – notamment lorsqu’il écrit depuis la maison d’arrêt d’Orléans – de la végétation qui l’entoure, se disant par exemple que les fleurs, bien chétives, auraient besoin du climat guyanais qu’il connaîtra bientôt. Je n’ai pas encore poursuivi l’analyse du bestiaire et de l’herbier qui jalonnent les lettres de Jacob, mais ils y sont effectivement très présents. Je pense qu’au-delà du plaisir que prend l’honnête cambrioleur à observer son environnement, il se sert du monde pour rendre son langage plus saisissant, plus palpable pour son lecteur ; et réciproquement, il se sert du langage pour évoquer le monde tel qu’il le perçoit : pour exemple, l’homme est ramené lorsque c’est nécessaire à sa nature animale et redevient simple « bipède ». J’espère pouvoir être plus claire bientôt.
8 ) Jacob utilise des codes secrets dans ses missives carcérales pour détourner la censure de l’AP. Comment fonctionne ce stratagème ? As-tu retrouvé certains des personnages qui se cachent derrière la grande et imaginaire famille de Barrabas ?
L’interprétation des pseudonymes utilisés par Jacob et Marie serait je pense un des travaux les plus longs et les plus difficiles. À vrai dire, je me suis servi des clefs que donne l’Insomniaque à la fin des Écrits, du tableau et des développements que tu commets à ce propos dans ta thèse, car je ne me suis pas sentie capable d’identifier tous les référents des codes. L’usage des pseudonymes est malgré cela un des points les plus importants de mon mémoire, car l’écriture de Jacob partage alors une caractéristique primordiale du langage littéraire : la polysémie. Car Jacob et sa mère sont en effet ici les auteurs d’une immense fiction, d’une fresque romanesque qui se crée au fil d’une correspondance à clefs. Il faudrait une thèse pour aborder – entre autres choses – cet aspect dans son ensemble, pour étudier à fond les histoires construites, pour dire avec précision et avec véracité qui est qui, qui fait quoi, comment il le fait et ce qu’en pense Jacob. Pour ma part, j’ai concentré mon attention sur quelques personnages : Octave et Élisabeth (c’est jouissif de lire ce qu’en dit Jacob lorsqu’on sait qu’ils incarnent la Sûreté parisienne et l’Administration pénitentiaire), l’Oncle (sa présence dans les lettres est récurrente durant certaines périodes), mais surtout Myrra, Lucien, Julien, Auguste, Paul, et tous leurs dérivés (diminutifs, féminins, etc.) car, étant les pseudonymes qui désignent Marie et Jacob, l’analyse des propos qui les concernent est passionnante. À plusieurs reprises, Jacob évoque la pénibilité de leur situation, la souffrance qu’ils endurent, les espoirs qu’ils nourrissent. S’il s’agit bien des avatars de Jacob/Barrabas, on peut alors lire Jacob dit par lui-même, mais avec la distance que lui permet le pseudonyme. Une distance nécessaire d’ailleurs pour parfaire la duperie faite aux censeurs : un tas de procédés viennent accentuer la distinction entre lui et Julien, Lucien ou Auguste, à qui il ne manque jamais de transmettre ses amitiés ! Ce que j’aimerai savoir, c’est comment ces deux là se sont mis d’accord sur cette grille de codage, sur quelles fondations elle s’est établie. C’est l’un des aspects frustrants du travail sur l’épistolaire : la lettre est une conversation entre deux intimes, et le lecteur étranger ne peut pas saisir tous les sens de chaque propos. La fiction construite par Jacob et sa mère s’est sans doute édifiée sur des éléments qu’ils connaissaient tous deux, sur des situations qu’ils avaient vécues, et il est probable qu’il y ait dans leurs histoires des clins d’œil, de l’humour, de l’ironie que je ne peux pas comprendre.
9) Le matricule 34777 ne peut, selon le règlement du bagne, écrire qu’à un seul membre de sa famille. Ce paramètre renforce-t-il le lien œdipien qui unit le fils enfermé à la mère libre ? Quel(-s) rôle (-s) Marie Jacob joue-t-elle finalement dans cette immense correspondance ?
Vaste question, à laquelle il est difficile de répondre avec certitude, en tout cas en ce qui concerne la nature de leur relation, disons le rôle qu’elle joue inconsciemment pour Jacob. Et je ne sais pas exactement quoi entendre par œdipien. Ce qui est indubitable, c’est qu’elle est primordiale pour l’un comme pour l’autre. L’enfermement et l’exil de Jacob la rend d’autant plus nécessaire pour lui, elle est un point d’ancrage qui empêche la rupture avec le passé et le territoire français. Étant la seule correspondante de Jacob, je crois que Marie tient tous les rôles à la fois ! Elle est la mère aimante et protectrice qui aide Jacob moralement et matériellement, elle est le moyen d’agir, disons le bras de Jacob, à qui il peut dicter la conduite à tenir dans telle ou telle situation, elle est l’élève à qui il peut enseigner sa conception de l’existence, elle est la camarade devant qui il peut réaffirmer ses convictions anarchistes, elle est l’enfant à qui il peut faire des réprimandes lorsqu’elle n’a pas suivi les directives transmises, et elle est, c’est vrai, la femme, la « bien bonne », qu’il peut embrasser, à qui il peut dire toute son affection, pour qui il peut s’inquiéter. Effectivement, le fait qu’elle soit le seul correspondant autorisé renforce leur lien, mais je crois qu’eux seuls savaient ce qu’était vraiment leur relation, ce que signifiaient leurs échanges ; nous lecteurs sommes réduits aux conjectures.
10) L’image de Jacob, la plus communément admise, celle de l’extraordinaire aventurier, prend son origine dans les biographies commises par Alain Sergent, Bernard Thomas et William Caruchet. De là, un certain nombre de personnes (une majorité ?), amalgament l’honnête cambrioleur au héros de roman populaire qui a fait la gloire littéraire de Maurice Leblanc. Es-tu atteinte de lupinose aigüe ?
Ah ! la lupinose ! Je pensais bien que tu y viendrais. Maintenant que je connais Jacob, je peux dire qu’il existe effectivement bien plus de divergences que de ressemblances entre les deux cambrioleurs. Mais il est fort probable que Leblanc se soit servi des agissements de Jacob & compagnie, ou plus exactement de l’épisode judiciaire, comme l’ont fait une grande partie des écrivains du dix-neuvième, qui se servaient souvent des faits divers – via La Gazette des tribunaux notamment – pour démarrer un roman. De là à dire qu’Alexandre Jacob est Arsène Lupin, c’est bien mal connaître l’un et l’autre. Mais pour être honnête, lorsque j’ai lu dans un ouvrage sur Lupin que son avatar réel était Alexandre Jacob, j’ai pensé à faire un sujet autour de ça : entre personnage réel et personnage de fiction, quels parallèles, quels échos, quelles divergences ? Et puis je me suis vite dit que c’était un peu mince, surtout quand j’ai su que je pouvais construire un sujet autour de Jacob exclusivement. Je dis donc sans hésiter que Jacob n’est pas Lupin, ne serait ce que parce qu’une des caractéristiques du gentleman cambrioleur est son ambiguïté par rapport à l’aristocratie, dont il calque le mode de vie. Et je dis aussi, pour tout avouer, que j’aime bien les aventures d’Arsène Lupin !
Tags: 34777, Alexandre Jacob, anarchie, AP, bagne, bestiaire, censure, code, colombe, Colombe de Dieuleveult, correspondance, Ecrits, écrivain, écrivant, Elisabeth, épistolaire, Guyane, illégalisme, Jacob, L'Insomniaque, Lettres Modernes, littérature, Lupin, lupinose, Marie Jacob, master, Maurice Leblanc, Octave, recherche, Rouen, Université, Yvan Leclerc, Z
Imprimer cet article
Envoyer par mail