Du sang sur le capot
Le troisième article sur les criminels anarchistes du numéro spécial d’Historia consacré, en mai – juin 2010, aux grands bandits de l’Histoire ne brille guère par son originalité. Renaud Thomazo connait pourtant son sujet ; Mort aux bourgeois, en 2007, évoquait déjà cette bande tragique dans laquelle une jeune génération a vite fait, pour le plaisir de ses lecteurs assoiffés de sang frais, de se muer en de froids meurtriers. Aux petites combines succèdent très vite les gros coups. L’anarchie en toile de fond, la bande à Bonnot sème la mort. Et celle de Jouin, sous-chef de la Sûreté, serait celle de trop et signerait fatalement celle des illégalistes.
S’il l’on excepte une narration de type cinématographique – et plus c’est haletant, mieux c’est – rappelons juste à l’auteur de ce papier que le cambriolage devient un acte anarchiste à partir du moment où, en 1881, le congrès international de Londres préconise de porter l’action « sur le terrain de l’illégalité, qui est la seule voie menant à la révolution… ». Rappelons lui encore que ce brave Kropotkine, qui, en 1880, appelait à « la révolte permanente par la parole, par l’écrit , par le poignard, le fusil, la dynamite, voire même parfois par le bulletin de vote, dénonçait dix ans plus tard et toujours dans les colonnes du journal de Jean Grave « l’illusion que l’on peut vaincre les coalitions d’exploiteurs avec quelques livres d’explosifs ». Cela ne signifie pas bien sûr qu’il n’y a pas eu avant cette date de cambriolages, de vols et autres atteintes à la propriété prenant un caractère politique.
Bien au contraire, mais cela montre surtout que Renaud Thomazo ne maîtrise que l’aspect policier de son sujet. Il y a du sang sur le capot de la bande à Bonnot et ce serait le principal ? Ce n’est pas de l’histoire … ou plutôt si, mais c’est de l’histoire comme un roman. Noir ?
N°125
Mai – juin 2010
La bande à Bonnot,
des fous du volant
En 1911, ils réalisent le premier hold-up motorisé de l’histoire : après leur coup, ils prennent la fuite en voiture. Et ils ne s’arrêteront pas en si bon chemin…
Par Renaud Thomazo
Les bombes de Ravachol et de Vaillant ont fait long feu. Le danger anarchiste a été d’autant mieux écarté que les « lois scélérates » de 1893 et 1894 ont muselé pour longtemps la presse libertaire. Dans les premières années du XXe siècle, la « propagande par le fait » n’est donc plus à l’ordre du jour, alors que les anarchistes français ont pour beaucoup d’entre eux choisi la voie syndicale. Sébastien Faure et Jean Grave ont beau inviter les compagnons à rejoindre les rangs de la jeune Confédération générale du travail née en 1895, il s’en trouve quelques-uns pour refuser l’anarcho-syndicalisme et lui préférer les exhortations du vieux maître Malatesta qui, en 1907 au congrès d’Amsterdam, rappelait aux « hommes libres » la pureté du dogme : « L’organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l’action directe, le boycottage, le sabotage et l’insurrection elle-même, ce ne sont là que des moyens. L’anarchie est le but ! »
Or le quotidien de beaucoup d’anarchistes est fait de propagande sans réelle influence et d’actions modestes. La bonne volonté ne manque pas mais l’efficacité reste relative. Une jeune génération a levé, plus impatiente, plus énervée, étrangère aux spéculations intellectuelles et lasse des polémiques stériles. Elle prône « l’illégalisme », se rappelant les mots de Kropotkine : « Tout est bon pour nous, qui n’est pas la légalité. » Le cambriolage devient un acte anarchiste.
Trahi par ses empreintes digitales
Au journal L’Anarchie, installé dans un pavillon de Romainville et que dirige Victor Kibaltchiche, quelques jeunes compagnons ont trouvé un refuge occasionnel, leurs rapines suffisant à peine à payer l’impression de ce magazine qui se vend mal. Édouard Carouy, Raymond Callemin dit « la Science », Octave Garnier, René Valet, André Soudy et Eugène Dieudonné – parmi d’autres – partagent une existence misérable et les mêmes aspirations à un avenir meilleur. Mais, pour l’heure, ils se contentent de petites combines jusqu’au jour où ils rencontrent un anarchiste lyonnais, plus âgé qu’eux, plus déterminé également, Jules Bonnot.
Inquiété par la police après de multiples cambriolages, Bonnot est monté à Paris en novembre 1911. Il est soupçonné également du meurtre d’un camarade italien, Platano, avec lequel il voyageait. Comment a-t-il rencontré les jeunes gens de Romainville ? Nul ne le sait, mais ils vont ensemble commettre un premier forfait qui va stupéfier l’opinion publique. Le 21 décembre 1911, rue Ordener dans le XVIIIe arrondissement, quatre d’entre eux attaquent un encaisseur de la Société générale qui est gravement blessé, et prennent la fuite à bord d’une voiture, emportant un maigre butin. C’est le premier hold-up motorisé de l’Histoire !
Jules possède d’excellentes connaissances de mécanique et un art diabolique de la conduite, ce qui lui donne l’idée du hold-up motorisé.
Très vite informée par ses indicateurs et une multitude de lettres anonymes, la police a des noms et recherche activement Carouy, soupçonné de se cacher à Bobigny où le véhicule du hold-up aurait été aperçu. Une première perquisition permet d’arrêter quelques comparses, mais Carouy est introuvable. On tombe brutalement sur sa trace le 3 janvier 1912 à Thiais. Dans la nuit, un vieillard et sa gouvernante ont été sauvagement assassinés et le service de l’identité judiciaire a pu relever des traces digitales. Ce sont celles d’Édouard Carouy et d’un certain Marius Metge. Le sous-chef du service de Sûreté de la préfecture de police, M. Jouin, chargé de l’enquête, lance ses informateurs dans Paris et la banlieue, mais il lui faut vite déchanter. Les « bandits en auto » se sont évanouis dans la nature. Ce qu’ignore la police, c’est qu’ils sont désormais en Belgique où ils tentent de négocier les titres dérobés à la Société générale. Ils vont y poursuivre leur épopée sanglante, assassinant un chauffeur d’automobile à Gand et blessant grièvement un veilleur de nuit. De retour en France après leur escapade belge, les « bandits en auto » refont parler d’eux le 27 février en abattant en plein jour, devant la gare Saint-Lazare, un gardien de la paix qui voulait contrôler le véhicule à bord duquel ils circulaient !
Consigne policière : crever leurs pneus
À force de filatures et de perquisitions dans les milieux anarchistes, les hommes de la Sûreté marquent des points, et le lendemain ils arrêtent dans un garni de la rue de Nollet un certain Eugène Dieudonné, déjà dénoncé par des lettres anonymes. Le même jour, place Clichy, ils s’emparent de Jean De Boë, soupçonné d’être chargé d’écouler les titres de la rue Ordener. Mais la police n’a pas le temps de se réjouir. Le 1er mars, une étude de notaire à Pontoise est attaquée, des coups de feu sont échangés et cette fois encore les bandits s’enfuient en automobile. C’est un nouveau camouflet pour le préfet de police Lépine qui doit se résoudre à publier un ordre de service révélant toute son impuissance : « Toutes les fois que les chauffeurs d’automobile chercheront à se soustraire par la fuite à la responsabilité qu’ils auraient encourue, en raison de crimes ou délits, les agents ne devront pas hésiter à crever, à coups de sabre, les pneus de l’automobile. »
Les bonnes vieilles méthodes policières sont donc sans efficacité face à une bande déterminée qui a déclaré la guerre à la société. Comment poursuivre les « bandits en automobile » alors que la police ne dispose d’aucun véhicule motorisé ? Comment mettre la main sur Carouy, sur Garnier, sur Bonnot, susceptibles de se cacher chez n’importe quel compagnon? Quand commettront-ils leur prochain forfait? La réponse ne tarde pas, spectaculaire et violente.
Le 25 mars, un premier message télégraphique avertit la Sûreté qu’une automobile a été volée sur la route de la forêt de Sénart, près de Montgeron, par cinq ou six individus qui ont abattu le chauffeur et blessé son passager qu’ils ont laissé pour mort. Deux heures plus tard, un nouveau télégramme prévient que les mêmes hommes ont attaqué la succursale de la Société générale à Chantilly. Bilan de cette audacieuse opération: deux employés ont été tués, un troisième est sérieusement blessé.
Les langues ont commencé de se délier et les « indics » de la préfecture ont joué leur rôle. Le 30 mars, le jeune André Soudy, qui aurait participé à l’épopée sanglante de Chantilly, est « cueilli » à Berck. Le 3 avril, c’est Carouy, l’assassin de Thiais, qui est arrêté à la gare de Lozère (à Palaiseau). Le 7 avril, Raymond la Science tombe à son tour dans les mailles du filet. Le commissaire Jouin en est sûr, les autres ne sauraient tarder à être pris. Le 24 avril, un homme que les inspecteurs filent depuis plusieurs jours est arrêté à Ménilmontant. Il s’appelle Antoine Monier. Il était de l’expédition de Chantilly et on l’a vu se rendre à plusieurs reprises chez un soldeur d’Ivry. Le même jour, le commissaire Jouin perquisitionne à Ivry et tombe sur Jules Bonnot, qui se cachait là. Bonnot est armé et n’hésite pas une seconde ; il tue froidement le sous-chef de la Sûreté, blesse un inspecteur et parvient à s’enfuir.
Le meurtre du commissaire Jouin, c’est le crime de trop. Toutes les polices de France sont désormais sur les traces de Jules Bonnot. La Sûreté ne manque pas de pistes et surveille depuis plusieurs jours un garage de Choisy-le-Roi où Bonnot se serait réfugié. Quand les inspecteurs qui viennent s’en assurer le 28 avril sont accueillis par des coups de feu, on est sûr de tenir enfin le dangereux criminel. Mais le préfet Lépine ne veut courir aucun risque et croit redorer son blason avec une capture exceptionnelle. Le garage de Choisy-le-Roi est aussitôt encerclé par des centaines d’hommes en arme qui ouvrent le feu. Bonnot s’est retranché et refuse de se rendre. Plutôt que de prendre le garage d’assaut, Lépine choisit… de le faire sauter à la dynamite ! Des ruines fumantes on extrait le corps de Bonnot encore en vie ; il mourra peu après à l’Hôtel-Dieu.
Des complices de Bonnot manquent encore Octave Garnier et René Valet. Les deux hommes se cachent dans une villa de Nogent-sur-Marne mais ils ont été « logés » par la Sûreté le 14 mai. Toutes les brigades de la préfecture affluent vers Nogent, des gardiens de la paix, mais aussi des gendarmes, des gardes républicains, jusqu’à une compagnie entière de zouaves du fort de Rosny. Plus de sept cents policiers et soldats pour s’emparer de deux malfaiteurs ! Et, comme à Choisy-le-Roi, on utilise la dynamite pour faire exploser le repaire des deux anarchistes qui sont tués dans l’explosion.
Ceux qui ont réchappé à la dynamite seront jugés l’année suivante. Sur les vingt- deux prévenus, quatre sont condamnés à mort : André Soudy, Antoine Monier, Raymond la Science et Eugène Dieudonné ; ce dernier sera gracié et envoyé au bagne.
En 1910, à Londres, Bonnot devient chauffeur au service de Sir Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes !
Les brigades du Tigre
« Ce qu’est notre police: un corps sans cohésion, sans hiérarchie, sans chef véritable, qui n’est au fond qu’un agrégat de petits groupes autonomes, agissant en un cercle restreint, sans solidarité, avec presque la haine du voisin. » Le juriste qui tient ces propos dans les premières années du XXe siècle résume bien l’état de la police française à la Belle Époque ou plutôt « des » polices, trop souvent tenues en échec, et que Clemenceau, devenu président du Conseil en 1906 tout en conservant son portefeuille de l’Intérieur, veut réformer. Pour ce faire, il confie en janvier 1907 la direction de la Sûreté générale (un service différent de la Sûreté de la préfecture de police de Paris et dont les compétences territoriales sont nationales) à Célestin Hennion qui crée un Contrôle général des services des recherches dans les départements, placé sous la direction de Jules Sébille, ancien directeur de la Sûreté lyonnaise. Surtout, pour assister l’autorité judiciaire dans la recherche des criminels, un décret du 30 décembre 1907 crée douze brigades mobiles de police judiciaire, à Paris, Lille, Caen, Nantes, Tours, Limoges, Bordeaux, Toulouse,
Marseille, Lyon, Dijon et Châlons-sur-Marne. Placés sous l’autorité des magistrats des cours d’appel, les « mobilards » – ils sont 168 en tout – sont chargés, conformément à l’article 8 du Code d’instruction criminelle, de « rechercher les crimes, les délits et les contraventions, en rassembler les preuves et en livrer les auteurs aux tribunaux qui ont en charge de les punir ». En quelques mois seulement, les Brigades mobiles, dotées de moyens modernes, peuvent se flatter d’un bilan élogieux que le journal Le Temps, qui ne ménage pas son soutien au gouvernement, établit de la sorte en février 1909: pas moins de 2 695 arrestations dont celles de 65 meurtriers, 283 escrocs, 193 cambrioleurs, 10 faux-monnayeurs et 7 violeurs. Georges Clemenceau, qui a souhaité la création de ces brigades mobiles, leur laissera, quelques années plus tard, le surnom que lui a valu son attitude durant la Grande Guerre. Elles deviendront les Brigades du Tigre. Contrairement à une idée reçue, les hommes de la lre brigade de Paris ne participèrent que très peu à la traque de la bande à Bonnot. C’est la brigade de Sûreté de la préfecture de police, le 36 quai des Orfèvres, qui s’en chargea.
Commentaire 1 : Le meurtre de trop. Louis-Juin, sous-chef de la Sûreté, assassiné par la bande le 24 avril 1912 au cours d’une perquisition à Ivry.
Commentaire 2 : La presse à sensation. A la Belle-Epoque, le fait divers doit effrayer le bon bourgeois ou le bon peuple et les journaux présentent souvent l’ouvrier révolté ou l’anarchiste comme un « apache », c’est-à-dire un criminel de droit commun. Certains journaux défendent déjà la police sécuritaire.
Commentaire 3 : La police tournée en dérision. La lettre ironique d’Octave Garnier, à l’attention de MM. Guichard et Cie, de la Préfecture de police, est adressée au Matin pour insertion.
Commentaire 4 : Etat de siège. Dimanche 28 avril 1912. Près de trente mille badauds contemplent le spectacle. La fusillade dure depuis des heures quand la décision est prise de recourir à la dynamite. Bonnot se réfugie entre deux matelas mais il est grièvement blesé.
Commentaire 5 : Les « Mobilards ». Jusqu’à l’affaire Bonnot, la police n’était pas motorisée ; elle dispose désormais de moyens les plus modernes : télégraphe, téléphone, véhicule De Dion-Bouton Panhard & Levassor. Ici, la voiture blindée de la brigade criminelle de la Sûreté.
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23 juin 2020 à 22:43
Dix ans de retard… mais là tu as fait, non de la lupinose mais de la sherlockite ! Bonnot n’a jamais été le chauffeur de Sir Arthur ; lis le début de mon article
http://refractions.plusloin.org/spip.php?article342
24 juin 2020 à 5:18
Intéressant la Sherlockite, j’aurais dû effectivement en mettre une couche sur ce pauvre Renaud Thomazo qui insiste lourdement sur Conan Doyle ; ce sont les mêmes ressorts que la lupinose : associer son personnage – sujet à une célébrité pour soulever l’intérêt de son « étude ». Tu auras remarqué bien évidemment les guillemets. De toute façon, il a droit à un petit passage dans le Parfaitement !