Tous les anarchistes sont dans l’illégalité


Philippe Pelletier

L’anarchisme

Le Cavalier Bleu, Collection Idées Reçues

2010, 126p.

P49-54 : « Tous les anarchistes sont dans l’illégalité. »

Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend.

Marius Jacob à son procès, 1905

Outre le terrorisme, l’illégalisme est l’autre idée reçue qui affuble l’anarchisme. Elle n’est pas fausse, mais tout illégalisme n’est pas anarchiste. Et tout anarchiste n’est pas forcément illégaliste. Il ne faut pas non plus oublier que ce qui est illégal en Corée du Nord, en Birmanie ou en Arabie Saoudite, ne l’est pas forcément en France ou ailleurs, ainsi que d’une époque à l’autre. Des illégalistes libertaires pratiquant la contraception ou l’avortement à un moment où les lois l’interdisent en France sont en réalité des précurseurs vis-à-vis de la législation actuelle.

L’illégalisme dans l’anarchisme concerne le rapport des individus à la loi et au vol, deux aspects liés mais distincts. Les anarchistes ne sont pas opposés aux normes et aux règles à condition que celles-ci soient librement consenties. Les lois actuelles du capitalisme et de l’Etat ne sont respectables que si elles vont dans le sens de la liberté, de l’égalité et de la justice. Mais, pour les anarchistes, elles apparaissent surtout comme le règlement interne d’une classe dirigeante. En démocratie, ce système, estiment-ils, est validé par des élus censés représenter le peuple, mais qui défendent surtout leur propre intérêt (leur carrière, leur réélection…) ou celui de leur classe (origine sociale, accointance avec tel lobby ou telle entreprise…). En dictature, il est totalement imposé.

Le vol, politiquement analysé, renvoie à la loi en tant que mesure d’un rapport de force social. Exactement le même geste peut être ou ne pas être considéré comme un vol selon l’époque ou le lieu, selon son exécutant, sa destination ou sa motivation. Le code pénal est a priori le même pour tous, mais il n’est pas appliqué de la même façon, sans parler des « opérations spéciales » menées par les services secrets de l’Etat. La « délinquance en col blanc » (détournement de fonds, corruption, attribution indécente de revenus) est bien mieux traitée que la délinquance populaire.

Cette double injustice – structurelle dans le fondement de l’État et du capitalisme, conjoncturelle dans l’application de ses propres lois – est particulièrement mal vécue par les anarchistes. Mais, vu l’enjeu et les risques, l’orientation de leur combat est laissée au jugement individuel, et à l’appréciation des organisations qui en dépendent. C’est la même chose pour la clandestinité. De la même façon qu’anthropologiquement le vol est variable, sa considération anarchiste est fonction des circonstances mais aussi de sa base éthique, sans quoi l’acte politique ne serait qu’opportuniste. Cette tension entre les deux a d’ailleurs provoqué d’intenses débats au sein du mouvement anarchiste et du mouvement ouvrier.

Elle se reflète dans l’évolution même de la théorie anarchiste. Proudhon a d’abord proclamé dans une formule célèbre que « la propriété, c’est le vol » (1840). Il veut ainsi démontrer qu’un bien est toujours acquis par quelqu’un au détriment d’un autre, que ce soit depuis l’origine (le premier occupant) ou de nos jours (expropriation par le capital ou l’Etat, ruine, faillite…). A la fin de sa vie, il défend possession individuelle, distincte de la propriété classique et seule garante selon lui de la liberté individuelle antimonopolistique, à condition qu’elle s’insère dans un système mutuelliste et fédéraliste. « Entre la propriété et la communauté, je construirai un monde » écrit-il dès 1848. Ce monde, c’est celui de la « possession », un régime entièrement nouveau de « propriété » au sens physique du mot, comme dans « propriétés d’un corps », où l’avoir définit un être, et pas le contraire. Bakounine et ses partisans au sein de la Première Internationale puis les théoriciens du communisme libertaire à partir des années 1880 voudront dépasser ce système.

L’illégalisme, qui n’est pas forcément synonyme de « terrorisme », ni même de « propagande par le fait », désigne selon Michel Antony « des formes de vie et d’actions qui littéralement sont illégales, hors les lois ou des conventions. Souvent les illégalistes pratiquent le vol, la récupération, le faux monnayage, voire l’attaque à main armée. Mais ils vivent surtout en marge, socialement ou moralement, et sont surtout des réfractaires » (L’Utopie de la propagande par le fait, 2009). Certains insoumis, déserteurs ou saboteurs, appliquent avec risque et cohérence leurs idées antimilitaristes ou anticapitalistes.

L’illégalisme est légitimé par les congrès anarchistes de Vevey (1880) et de Londres (1881). Mais cette position accompagne plus qu’elle ne précède une réalité au sein du mouvement ouvrier. Face à la misère sociale, le prolétaire sait déjà se débrouiller, et la littérature, par exemple, n’a pas attendu l’anarchisme pour en faire l’écho. La nouveauté, à partir de cette décennie, est que plusieurs individus vont jusqu’au bout de leur logique dans l’analyse et la pratique du vol, de la « reprise individuelle ».

« Je préfère voler qu’être volé » déclare ainsi Marius Jacob (1879-1954) à son procès (1905). Cet « honnête cambrioleur », qui n’aurait en réalité pas inspiré le « gentleman cambrioleur » Arsène Lupin du romancier Maurice Leblanc, contrairement à une autre idée reçue néanmoins source d’exégèse chez les spécialistes, déclare à la fin de sa vie : « Je n’ai pas honte de ce que j’ai fait. J’aurais plutôt honte d’avoir honte. Est-ce que les hommes d’Etat, les parlementaires, les ouvriers qui œuvrent pour la guerre ont eu honte de participer à l’assassinat de millions d’hommes ? »

Les affaires Duval (1887), Pini (1889), Étiévant (1892-1898), Jacob (1905) et Bonnot (1911-1912) marquent l’illégalisme en France. Elles ne se situent pas toutes sur le même registre : vol pour les quatre premiers personnages, qui sont condamnés au bagne de Cayenne ; vols, braquages mais aussi meurtres pour la bande du dernier. Le mouvement anarchiste y réagit diversement. Le journal L’Anarchie, créé en 1905 par Libertad, Mauricius et Lorulot, soutient l’illégalisme. En revanche, dans Le Révolté (1885), Jean Grave établit un lien entre le voleur et le bourgeois, qui jouissent tous les deux de la vie sans travailler, en parasites, mais il distingue aussi leurs motivations. Par la suite, il dénonce la proximité des mouchards, des provocateurs et de la police, rappelant que l’illégalisme est régulièrement victime de dénonciateurs en son sein.

La question du vol entraîne de nombreuses divergences dans les congrès et les organisations anarchistes à la fin du XIXe siècle. Les schismes qui en résultent débouchent, selon l’historien Gaetano Manfredonia, sur la constitution de « l’individualisme anarchiste ». Les illégalistes prônent la « reprise individuelle » du surproduit confisqué par la bourgeoisie, ou « reprise par le pauvre de ce que le riche lui a volé », mais sa pratique s’étendant entre les anarchistes eux-mêmes crée de nombreuses tensions. Le sursaut du mouvement est alors si fort qu’il s’intéresse peu au procès d’un Marius Jacob qui a pourtant redistribué le fruit de ses larcins aux nécessiteux et aux activités anarchistes.

Les cycles de l’illégalisme traversent d’autres pays comme l’Italie ou les Etats-Unis, parfois en décalage. Au Japon, son summum se situe à la fin des années vingt et au début des années trente. En Argentine, le courant « anarcho-banditiste » est emmené dans les années vingt par des antifascistes italiens. Il est soutenu par la revue La Antorcha, et critiqué par le quotidien anarchiste La Protesta, très proche de la F.O.R.A. (Fédération ouvrière régionale argentine).

En Espagne, l’hégémonie de la Confédération nationale du travail (C.N.T.) au sein du mouvement ouvrier jusqu’en 1939 donne en quelque sorte le cadre admis de la violence prolétaire et de ses actions. L’illégalisme, quand il y est pratiqué, doit l’être de façon discrète, efficace, non individualiste et au service de l’organisation. C’est la commission exécutive de la C.N.T. qui demande ainsi, lorsque le syndicat est menacé par la répression (1923-1931), à Juan Garcià Oliver de créer le groupe Los Solidarios avec Durruti et Ascaso pour des opérations illégales, puis de le dissoudre.

Marius Jacob conclut finalement en 1948 : « Je ne crois pas que l’illégalisme puisse affranchir l’individu dans la société présente. Si par ce moyen, il réussit à s’affranchir de quelques servitudes, l’inégalité de la lutte lui en suscite d’autres encore plus lourdes avec au bout la perte de la liberté, de la mince liberté dont il jouissait et parfois de la vie. Au fond, l’illégalisme considéré comme acte de révolté est plutôt affaire de tempérament que de doctrine » (cité par J.-M. Delpech, 2008). Six ans plus tard, refusant la dégradation physique et le fardeau qu’il pourrait devenir, il met fin à ses jours.

Si l’on entend par « illégalisme » une pratique qui est « illégale, contraire à la loi », les anarchistes se retrouvent, de par leur contestation de l’autorité légale, confrontés à cette question qu’ils n’ont pas choisie comme finalité, mais comme conséquence d’un ordre social, politique et économique qu’ils considèrent comme injuste et indigne. Cela ne signifie pas qu’ils se mettent systématiquement et délibérément hors la loi, ni qu’ils soient contre toute règle.

Faire de la propagande anarchiste dans des pays où la loi l’interdit est une pratique illégaliste. Redistribuer les richesses comme Robin des Bois en est une autre. L’anarchiste choisit telle ou telle en fonction des circonstances qu’il soumet à sa propre conscience, sans relativisme de valeurs mais en connaissance de causes et de conséquences. E. Armand écrit ainsi « je ne suis pas un enthousiaste de l’illégalisme. Je suis un alégal. L’illégalisme est, à tout prendre, un pis-aller dangereux » (L’illégaliste anarchiste est-il notre camarade ? 1923). Discutant de cette question avec celui-ci, Elisée Reclus conclut : « Je fais un travail qui me plaît, je ne me reconnais pas le droit de porter un jugement sur ceux qui ne veulent pas faire un travail qui ne leur plaît pas » (cité par E. Armand, 1923).

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