Rorique Blues Brothers
Qui se souvient des frères Rorique ? Oubliés dans les limbes de la machine à broyer que fut le bagne, Jean-Marie Dallet a voulu se faire en 2010 le biographe de ces deux Tigres, flibustiers puis honnêtes fagots à la fin du XIXe siècle. Un bouquin dont la démarche est à rapprocher de celle qui fait d’Alexandre Jacob un aventurier. Les frères Rorique méritaient-ils un tel « mauvais roman » ? La réponse de Marianne Enckell est pointue, argumentée … sans appel.
Biographe de tigres
Par Marianne Enckell
On a écrit un premier roman publié en 1968 et préfacé par Marguerite Duras. On peut se construire une vie d’écrivain, ou d’écrivaillon, là-dessus !
On navigue un peu, dans l’histoire parfois, ou sur un sloop de onze mètres, pardonnez du peu. Et on publie « une quinzaine de romans », les premiers au Seuil et chez Laffont, puis ma foi chez des éditeurs moins prestigieux.
Un jour on tombe sur un site souvenirs-de-mer, ou trouve chez un bouquiniste, par exemple, un livre dépenaillé, publié aux éditions du Masque en 1934 dans la série « Aventures et légendes de la mer » : Les frères Rorique. L’aubaine ! Personne ne s’en souvient, suffit de le paraphraser, de le fignoler, d’y ajouter quelques épices (on est dans le Pacifique, rappelez-vous). Non, on ne va pas indiquer de sources ni de bibliographies, on fait du roman, hé, pas de l’histoire. On met en scène Gauguin, Conrad, Stevenson, qui causent comme vous et moi, on a des lectures cultivées.
(http://jacbayle.perso.neuf.fr/livres/Errances/LaBruyere.html)
Eugène et Léon Degrave, deux frères belges de « bonne famille », comme on dit, capitaine et second de marine, après avoir navigué sur quelques mers, se retrouvèrent dans les îles du Pacifique et furent pris en 1892 d’une forme d’hubris, qui les mena à entrer dans la confrérie de la flibuste, pour leur propre compte, sous les noms d’Alexandre et Joseph Rorique. Ils s’emparèrent d’une goélette, tuèrent ou liquidèrent l’équipage à l’exception du cuisinier, vendirent un peu de coprah et de nacre avant de se faire lamentablement repérer, arrêter, inculper. Comme bien des marins, ils parlaient toutes les langues, n’avaient guère de papiers ni de biens, s’ennuyaient fort sur les îles et se consolaient un peu avec des vahinés de bonne composition. Ils passèrent en procès à Brest en 1893 et firent durer la procédure jusqu’à ce qu’on trouve leur vrai nom. Condamnés à mort, ils furent finalement envoyés au bagne de Cayenne. Manque de pot, leur procès se déroulait alors que des anars envoyaient au ciel quelques juges et présidents, ce qui intéressait beaucoup plus les journaux. Manque de pot, le livre écrit par Eugène au retour du bagne est fort difficile à trouver ; au catalogue collectif de France, on le trouve sous le titre « La Bagne (Affaire Borique) »…
Léon est mort de maladie en Guyane ; Eugène a été gracié et a pu rentrer en métropole après huit ans d’enfer. Il a écrit son livre, écrit des lettres, des pétitions pour que « l’on empêche les assassinats et les tortures, au XXe siècle, en pays de France ». Peu importe qu’il ait été coupable ou innocent ; il ne méritait pas le mauvais roman de Jean-Marie Dallet, De pareils tigres (Editions du Sonneur, 2010), qui ne sait dire de son livre que « c’est bien, c’est émouvant, il y a du style, de la tenue ».
Dans mon exemplaire dépenaillé des Frères Rorique se trouvait une lettre : « Londres, 3 août 1902. Monsieur Christ, Je vous ai déjà dit, et je le répète, que « c’est au bagne que j’ai rencontré les plus honnêtes gens« . Je ne fais aucune exception, et je n’insulte personne en disant ceci. Bien à vous. Eugène Degrave. » Il est sorti du bagne plus noble qu’en y entrant.
ME
Tags: Alexandre Rorique, bagne, éditions du Masque, Eugène Degrave, flibuste, Guyane, Joseph Rorique, Léon Degrave, pirate, Rorique
Imprimer cet article
Envoyer par mail