Universalienne lupinose
L’historien démêle par définition les fils du passé et la tâche n’est pas aussi simple qu’il n’y parait. Car étroite est la marge entre la perception du fait et le fait lui-même. Car facile est le stéréotype. Car la démarche révisionniste n’écrase pas forcément l’imagerie traditionnelle quand la déformation a prise dans le réel. Si, longtemps, certains ont eu la chance de se lever de bonne heure, plus longtemps encore la barbe de Carolus Magnus, créateur de l’école formatrice et non émancipatrice, resta joliment fleurie. A Epinal comme dans le reste de l’hexagone, l’idée d’une France fièrement résistante demeure tenace. On sait fort heureusement aujourd’hui que peu nombreux partirent en août 1914 la fleur au fusil. Peu vers Berlin et encore moins une bonne centaine d’année plus tôt suivirent, le cœur altier, le tyran corse à l’assaut des steppes russes. Jean Tulard est justement spécialiste du fait napoléonien mais ce n’est pas à ce titre qu’il intègre la galaxie des victimes de la lupinose.
La galaxie ? Le panthéon, plutôt de ceux qui croient dur comme fer qu’Alexandre Jacob aurait inspiré qui vous savez. L’historien reconnu par ses pairs cultive une passion pour l’histoire du cinéma et du roman policier. Et c’est là que le bât blesse. Il a même commis un certain nombre d’ouvrages et de papiers sur le sujet et notamment pour la prestigieuse, pour l’incontournable Encyclopédia Universalis. Un gros pavé, un énorme morceau d’anthologie. Mais, s’il maîtrise son violon d’Ingres à la presque perfection, force est de constater que le grognard du polar n’y pipe que dalle en matière d’anarchie et de contrebasse illégaliste.
Et, alors qu’il aborde le thème de l’intrusion du criminel comme personnage principal dans la littérature policière, parallèlement à une époque où la presse cultive « innocemment » le sentiment d’insécurité dans ses colonnes, l’amalgame devient douteux et le propos révèle une lupinose aigüe, universalienne qui plus est et qu’il convient de soigner par des bains de siège dans les eaux gelées de la Bérézina. Tulard ou du cochon ? Tulard-sène ou du Marius plutôt !
Tome 20
Jean Tulard
Article : ROMAN POLICIER
Rubrique : Le criminel
En 1892, la France est touchée par une vague d’attentats anarchistes. Un an plus tard, Vaillant jette une bombe dans la salle des séances de la Chambre des députés. Des noms deviennent familiers au public : Ravachol, Bonnot et sa sinistre bande … Une nouvelle peur saisit les possédants. Alors paraît en 1911, Fantômas :
Allongeant son ombre immense
Sur le monde et sur Paris,
Quel est ce spectre aux yeux gris ?
Qui surgit dans le silence ?
Fantômas serait-ce toi ?
Qui te dresses sur les toits ?
Qui est Fantômas ? « Rien et tout, personne mais cependant quelqu’un. Enfin, que fait-il ce quelqu’un ? Il fait ». Ainsi est présenté par ses auteurs, Pierre Souvestre et Marcel Allain, celui qui se définit comme « le maître de tout ». Fantômas est le génie du mal. Et, lorsqu’il disparait en mer, dans « La fin de Fantômas » en 1913, la France pousse un soupir de soulagement. Pas pour longtemps … Léon Sasie invente un autre génie du mal, Zigomar, tandis que Bernède imagine Belphégor, fantôme du Louvre, et que Gaston Leroux crée Chéri-Bibi, le féroce bagnard marqué par le destin (« fatalitas ! » dit-il en toute occasion), et descendant indirect du Rocambole de Ponson du Terrail.
Mais on a vite découvert que, par son caractère individualiste, l’anarchiste ne mettait guère en péril la société. Du coup, il parut même sympathique et l’intérêt des auteurs de romans policier se déplaça souvent du justicier vers le criminel. Beau-frère de Conan Doyle, Hornung avait ouvert la voie en lançant l’anti-Holmes, le gentleman-cambrioleur Rafles qui aura pour disciple Loup solitaire de Vance et le Saint de Leslie Charteris.
Inspiré par l’anarchiste Marius Jacob qui ne tuait pas mais volait les riches pour le plus grand profit des organisations libertaires, voici que parait en 1905, dans Je sais Tout, Arsène Lupin, qui deviendra bientôt aussi populaire que D’Artagnan. L’éditeur Lafitte réussit à convaincre l’auteur Maurice Leblanc de donner une suite aux aventures de ce sympathique cambrioleur que frac et monocle transformait en homme du monde sur les couvertures des fascicules qui lui étaient consacrés et que dessinait Léo Fontan. Il défiait la société mais sans les démonstrations sanglantes de Fantômas ou le côté mal élevé des Pieds Nickelés. Il eut en conséquence de nombreux imitateurs. Edgar Pipe d’Arnould Galopin ; Samson Clairval de Didelot ; le Pouce, l’Index et le Majeur de Jean Le Hallier. Ce n’est plus le chasseur mais le gibier qui va compter dans un type de roman criminel où « l’énigme » s’efface devant « la traque » et les efforts de l’assassin pour s’échapper. A cet égard Francis Iles (alias Anthony Berkeley Cox) ouvre la voie avec Complicité (Malice Aforethrought) en 1931 et Premeditation (Before the fact) (l’assassin vu par sa victime) l’année suivante. Le procédé débouche sur le suspens où vont exceller des auteurs aussi différents que William Irish (Lady Fantôme, 1942 ; La sirène du Mississippi [Waltz into darkness] 1947 ; J’ai épousé une ombre [I married a dead man] 1948), Boileau et Narcejac ou Patricia Highsmith.
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