Des méthodes scientifiques (suite)
L’homme qui servit de modèle à Arsène Lupin : l’indomptable Marius Jacob
In L’épopée de la révolte
Le roman vrai d’un siècle d’anarchie 1862 – 1962
Denoël, 1963
p. 137-164 :
Les méthodes scientifiques des « Travailleurs de la Nuit »
– L’affaire est au point, dit-il. Elle va porter un rude coup aux préjugés religieux. J’ai été guidé par la chance et par l’alcade. Libre penseur, il nous facilitera la tâche. Voici le plan. La statue de saint Jacques, qui se trouve près de l’autel, est en or pur. Elle pèse quatre cents kilos. Je pénétrerai de nuit dans l’église, avec Antoine et Théo. Nous briserons la statue en plusieurs morceaux qui seront aussitôt transportés, par la montagne, jusqu’à Bilbao. C’est là que tu entres en scène, Anselme. Tu t’empares du sloop que nous avons vu tout à l’heure dans le port, et tu gagneras Bilbao. Il ne restera plus qu’à embarquer les morceaux du saint. D’accord ?
Les compagnons acquiescent.
– Je pars donc demain pour Saint-Jacques. Le temps de régler les derniers détails, et Antoine et Théo pourront arriver.
A Saint-Jacques-de-Compostelle, Jacob retrouve l’alcade un peu moins enthousiaste, mais il a vite fait de réchauffer une ardeur qui faiblit. L’homme est veuf. Il a deux grandes filles qui paraissent à Marius de brûlantes anarchistes, attendant avec impatience la Saint-Barthélemy de tous les oppresseurs.
Mais, à la veillée, quand il entreprend d’exposer son plan, les jeunes personnes frémissent d’horreur :
– Dévaliser l’église ! Casser en morceaux la statue du saint ! s’écrie l’aînée. Et voilà l’homme que tu reçois chez nous ! reproche-t-elle à son père. Il faut être un païen de Français pour projeter une chose aussi abominable. Va-t-en d’ici tout de suite, rentre dans ton pays d’athées, de sacripants, sinon je te dénonce.
Jacob n’a plus qu’à plier bagage en maudissant le mysticisme espagnol. Rentré en France, il se jure de prendre une revanche et cambriole aussitôt l’église de Puget-Ville, puis la chapelle de Sainte-Christine près de Cuers, enfin l’église d’Allauch, dans laquelle il pénètre par la toiture et en s’accrochant au lustre. Mais le résultat de ce triplé ne l’enrichit guère : il ne lui reste bientôt que vingt-huit sous pour toute fortune.
Délaissant alors les sanctuaires, il dévalise l’hôtel de la comtesse de Cassagne à Béziers, et, à peu près renfloué, s’en va rejoindre à Toulon un nommé Manille, anarchiste de ses amis.
– Attaquons-nous à la bijouterie Lecomte, place d’Armes, propose Manille. Le patron part le samedi soir pour Bandol, et ne revient que le lundi matin. Pour entrer chez lui, il n’y a qu’à passer par une salle de café fermée depuis plusieurs mois.
Jacob étudie l’affaire, tire des plans et, un samedi soir, après le départ du bijoutier, les deux anarchistes s’attellent à la besogne. Pénétrer dans le café désert n’est qu’un jeu d’enfant, mais il faut ensuite percer sans trop de bruit plusieurs murs épais. Les deux cambrioleurs suent sang et eau. Le lundi au petit jour, un trou est fait dans la dernière muraille. Jacob passe le bras, tâtonne, sa main rencontre des bouteilles. Assez stupéfaits, les deux complices élargissent leur trou et s’aperçoivent… qu’ils se trouvent dans la cave du Procureur de la République. Une bizarrerie d’architecture avait bouleversé tous les plans de Jacob ! Il ne leur restait qu’à vider philosophiquement quelques bouteilles avant de déguerpir.
Jacob a plus de chance quand il retourne à Béziers pour s’attaquer à l’hôtel des Couronnes.
Pénétrant par la cave, lui et ses complices atteignent le rez-de-chaussée où un pactole les attend : dans le coffre ils trouvent 22 000 F en espèces et 200 000 F de rentes. Et sur le coffre, négligemment posé, un sac de dame, celui de Mme Galabrun, la propriétaire, qui contient de magnifiques bijoux.
Bien argenté, Marius Jacob file sur Monte-Carlo et s’abouche avec un Sicilien.
Au Casino, ce soir-là, autour de la roulette, les joueurs sont nombreux, le râteau du croupier ne chôme pas. Soudain, un jeune homme en habit, le teint mat, les yeux de feu, pousse un soupir, fait quelques pas en chancelant, et s’abat sur le sol, en proie à une terrible crise d’épilepsie. Tout le monde, surpris, se précipite ; la table de jeu est un instant désertée. Un des joueurs n’a pas bougé ; prestement, il rafle quelques grosses mises et s’esquive tranquillement, tandis qu’on transporte le malade à la clinique.
Jacob et le Sicilien ont parfaitement réussi leur coup, le premier en simulant l’épilepsie, le second en profitant de la surprise pour dépouiller les joueurs. Mais quand il sort de la clinique, Marius constate que son complice s’est enfui avec l’argent. Dévoré d’une rage froide, il jure de se venger du Sicilien, retrouve sa piste en Italie, et va le châtier, mais une autre de ses dupes l’a devancé : on a ramassé le Sicilien poignardé dans la rue.
A son retour en France, Jacob, dénoncé par un indicateur, est arrêté. Sa première affaire, l’escroquerie du commissionnaire au Mont-de-Piété, lui a valu cinq ans de prison par contumace. Il se pourvoit en appel pour gagner du temps, mais il sait bien que le jugement sera confirmé. Il faut trouver quelque chose.
Bientôt, toute la prison ne parle que de la folie du jeune anarchiste, qui affirme être persécuté par les Jésuites. Le médecin appelé soupçonne bien la simulation, mais le garçon joue son rôle avec tant de conviction qu’on l’envoie en observation à l’asile d’Aix, dont un des gardiens, Royère, est anarchiste.
Le directeur de l’asile n’est guère convaincu de sa maladie. Jacob est surveillé de près.
– Si tu veux que nos plans d’évasion réussissent, il faut que tu joues le grand jeu, dit Royère. Un seul endroit est propice, c’est la section des agités, où tu bénéficieras d’un certain isolement. Mais le transfert sera difficile à obtenir du directeur.
Dès le lendemain, Jacob est pris d’une crise de folie furieuse. Il écume, trépigne, se précipite sur Royère, le jette à terre avec violence et commence à lui serrer le cou. Il faut quatre hommes pour venir à bout du forcené. On l’isole immédiatement dans une cellule capitonnée, qui ne comporte pas de fenêtres, mais seulement une espèce de hublot au plafond.
Quelques jours plus tard, en pleine nuit, deux complices franchissent le mur de l’asile, montent sur le toit par une échelle, cassent la vitre du hublot. Le bruit alerte un gardien qui braque une lampe électrique par le guichet. Alors, Jacob s’écrie :
– Envoyez vite le revolver. Merci. Je le tiens.
Terrifié, le surveillant se sauve pour chercher de l’aide. Marius grimpe par une corde à nœuds qu’on lui jette, se déchire les épaules et le ventre aux éclats de vitre, rejoint une voiture qui démarre aussitôt.
L’évadé va se réfugier à Sète, chez l’anarchiste Sorel, qui a été l’ami intime de Caserio. Jacob a maintenant vingt ans et une solide expérience.
– J’ai jeté ma gourme, explique-t-il à Sorel. Maintenant je vais m’organiser. Il me faut des hommes sûrs, de vrais anarchistes, agissant avant tout par idéologie. De tous ceux qui ont travaillé jusqu’ici avec moi, je ne veux garder que Royère. Lui, c’est un pur, il est prêt à abandonner son poste de surveillant pour me rejoindre.
Bientôt, Jacob a constitué la première brigade de la bande qu’on baptisera un jour les « Travailleurs de la nuit ». Chez Sorel, il expose son plan à ses hommes :
– D’abord, je ne veux pas de jouisseurs ni d’ivrognes. Nous sommes avant tout les ouvriers de la Révolution ; un pourcentage sera prélevé sur chaque affaire, pour être versé aux organisations ou pour aider des camarades dans le besoin.
« Ensuite, j’exige du travail bien fait, et méthodique. Il faut faire du cambriolage une science. .J’ai loué à Montpellier un commerce de quincaillerie, ainsi j’aurai les tarifs de gros des fabriques de coffres-forts. Nous pourrons acquérir à bas prix tous les modèles, en étudier minutieusement les mécanismes. Aucun d’eux ne doit pouvoir nous résister.
« Nous aurons, comme toute entreprise qui se respecte, un siège social que je fixe à Paris. Là, je vais ouvrir une fonderie sous un prête-nom, car j’en ai assez du parasitisme des receleurs qui nous grugent. La discipline fait, dit-on, la force des armées, et nous sommes l’avant-garde d’une armée, celle des exploités. Je ne suis pas un autoritaire, je tiendrai compte de l’avis de chacun. Mais une fois l’ordre donné, il faudra obéir. Êtes-vous d’accord ? Chacun est encore libre de refuser…
Jacob se tait ; son regard fascinant fait le tour de la petite assistance. Sur ces visages tendus, dans tous ces yeux, il lit une confiance absolue.
La semaine suivante, à Paris, où la brigade vient de se grouper, Marius Jacob donne ses directives.
– Nous allons commencer par M. Hulot, juge de paix au Mans. Écoutez bien mon plan, car nous procéderons toujours ainsi : la méthode est à peu près au point
Muni d’instructions précises, l’émissaire de Jacob est arrivé au Mans. Il a fait le tour de la ville, examinant les riches propriétés, d’après une liste remise par le chef.
Chaque fois que l’une d’elles paraissait vide de ses hôtes, il s’est appuyé négligemment à la porte et a posé « les scellés ». Dans le vocabulaire des « Travailleurs de la nuit », cela consiste à coincer une mince bande de papier pliée qui glissera si quelqu’un ouvre la porte. Le soir, on vérifie les scellés : s’ils ont tenu, c’est que la voie est libre. Celle de M. Hulot, ce soir-là, sera du nombre.
L’homme envoie alors un télégramme à Jacob ; selon un code convenu, il lui indique l’outillage à emporter. A la tombée de la nuit, Jacob arrive par le train avec un autre complice ; la petite bande dîne tranquillement en attendant que la ville soit déserte. L’opération est examinée dans tous ses détails.
– Qui fera le guet ? demande Royère.
– Encore une mauvaise habitude à perdre, répond Jacob. Le guetteur est utile, mais il attire l’attention. Je vais vous montrer un compagnon d’un nouveau genre qui nous servira beaucoup.
D’un colis, il tire une boîte percée de trous, l’ouvre brusquement ; les autres ont un mouvement de surprise : il y a un crapaud dedans.
– Je l’ai apporté de Paris, mais une autre fois, il faudra se le procurer sur place ; on en trouve pour quelques sous chez n’importe quel marchand d’oiseaux… Vous ne comprenez pas à quoi il va servir ? Avant d’entrer on l’introduira dans la conduite d’eau qui débouche sur le caniveau de la rue. Quand il cessera de lancer sa petite note, il faudra suspendre le travail et garder le silence : c’est que quelqu’un approchera… Allons, maintenant, en route !
Quelques jours plus tard, quand M. Hulot rentra chez lui pour constater qu’on l’avait cambriolé de fond en comble, il trouva une petite note explicative : « Nous faisons la guerre aux juges de paix. »
Au procès d’Amiens, on dénombra cent cinquante-six affaires au compte de Jacob et de ses « Travailleurs de la nuit », entre 1900 et 1903.
Mais de son propre aveu, c’est plus de trois cents églises, châteaux ou hôtels particuliers qu’il a cambriolés à travers la France entière.
S’il avait la phobie de la noblesse, du clergé et de la magistrature, il s’interdisait en revanche de visiter les médecins, professeurs, écrivains, qu’il estimait utiles à la société. C’est ainsi qu’à Rochefort, comme il s’apprêtait à cambrioler la propriété de l’enseigne de marine Viaud, il s’aperçut que ce dernier n’était autre que le romancier Pierre Loti, et aussitôt il fit retraite.
Le métier, d’ailleurs, l’ennuie bien souvent. Les émotions fortes y sont beaucoup moins fréquentes qu’il ne l’espérait.
Il a pourtant gardé un souvenir très vif de l’affaire de la rue Quincampoix qui semble avoir servi de modèle, trait pour trait, à la célèbre séquence du Rififi de Dassin. Elle resta d’ailleurs fameuse, dans les milieux de la police, par son audace et sa technique parfaite.
Rue Quincampoix, une fabrique de bijoux occupe un second étage. Jacob loue un appartement vacant au troisième. Il s’est renseigné sur les habitudes du fabricant. Celui-ci, chaque semaine, passe le dimanche en banlieue.
Un dimanche matin, tout est prêt.
– Tu vas suivre la famille pour voir s’ils prennent bien le train à la gare Saint-Lazare, dit Jacob à un complice. Pendant ce temps, nous amorcerons le travail.
Quand l’homme revient, ayant embarqué – ou presque – ses bijoutiers, Jacob perce d’abord un trou dans le plancher. Il y fait passer un parapluie qu’il ouvre, et peut ainsi agrandir l’ouverture sans que la chute des matériaux attire l’attention des voisins. Chacun s’est chaussé de pantoufles et c’est dans le plus grand silence que la besogne s’accomplit.
– Le trou est maintenant assez large pour que nous passions, dit Jacob, mais il est déjà midi. Déjeunons, cette position incommode m’a éreinté. Nous continuerons après.
Le repas terminé, les trois hommes descendent chez le bijoutier à l’aide d’une corde à nœuds. Jacob ouvre assez rapidement le coffre, mais tandis qu’il dépose ses outils, l’un des complices brouille maladroitement les pênes.
– Comment vais-je m’en tirer maintenant ? fulmine Jacob. Cela peut prendre des heures, et la famille ne rentre jamais tard, tu le sais.
A 3 h de l’après-midi, il se bat toujours avec les pênes. Les autres suent d’angoisse. Un orage violent vient d’éclater qui ajoute encore à leur nervosité.
– Mieux vaut renoncer, suggèrent-ils.
– Je ne m’en irai pas sur un échec, à moins d’y être contraint, tranche le chef. Guettez derrière les rideaux, sans vous faire voir. Si une voiture s’arrête et que le bijoutier débarque, nous remonterons au troisième. Arrangez la porte d’entrée pour qu’il mette du temps à ouvrir, et pendant ce temps nous redescendrons tranquillement l’escalier en le saluant poliment au passage.
Enfin, vers 5 h, le coffre céda. Il contenait 7 kilos d’or, 280 carats de pierres, 33 de perles, de l’argent en espèces, 200 000 F de rente. La rafle ne traîna pas !
Grâce à sa fonderie, qui possédait pignon sur rue et payait patente, Jacob tirait le plus grand profit de ses vols. Quand son bureau recevait l’Argus où les objets volés étaient minutieusement décrits, ils étaient depuis longtemps transformés en lingots. Pour les valeurs, le chef des « Travailleurs de la nuit » avait mis en place un système complexe ayant des ramifications jusqu’à Londres. Quant aux perles, il les écoulait lui-même, à Amsterdam en particulier, où il faisait de fréquents voyages. N’appartenait-il pas au Lloyd néerlandais en qualité d’expert en vol !
C’était là une des nombreuses identités de cet homme insaisissable qui adorait les déguisements, trait que n’oubliera pas Maurice Leblanc pour camper son Arsène Lupin. Un jour, on le rencontrait sous les traits d’un honorable antiquaire, un autre, en ouvrier ébéniste, ou portant l’uniforme de capitaine des hussards, barré du ruban de la Légion d’honneur. Il possédait même un costume d’ecclésiastique dérobé à Puget-Ville.
Par bravade plus que par nécessité, il décida d’endosser ce costume quand il voulut cambrioler Notre-Dame de Paris. Mais, dès la première tentative pour entrer par la tour de droite, une sonnerie stridente retentit. Les cambrioleurs durent battre en retraite précipitamment.
Jacob se rabat alors sur la cathédrale de Tours. Nouveau déboire : la sacristie est défendue par une lourde pièce sculptée de 15 cm d’épaisseur.
– Cette fois, il faut réussir, déclare Jacob à ses deux acolytes, ou je suis ridiculisé à mes yeux. Trouvez-moi une échelle, je passerai par un vitrail.
Une échelle est découverte aux alentours, Marius y grimpe lestement, descelle les plombs d’un vitrail, et descend à l’intérieur de la cathédrale grâce à une échelle de soie. Les autres, pas assez lestes pour le suivre, restent dehors.
Jacob ne peut décidément atteindre le coffre-fort de la sacristie. Tant pis, il ne repartira pas les mains vides : il emballe quatre lourdes tapisseries d’Aubusson, les fait passer à ses complices. A l’instant de partir, il revient soudain sur ses pas. Il tire de sa poche un morceau de fusain et écrit sur l’un des piliers, en gros caractères : « Dieu tout-puissant, retrouve tes voleurs! »
Et quand il lui faudra découper et maquiller les tapisseries pour pouvoir les écouler, il prendre un malin plaisir à transformer saint Joseph en Vercingétorix !
Dans une chambre meublée d’Orléans, ce jour-là, Marius Jacob et Royère se reposent. La veille, ils ont visité deux propriétés vides ; on ne s’apercevra pas du vol avant quelques jours, pensent-ils; du reste, ils ont encore du travail dans la cité.
Soudain on frappe à la porte, deux policiers font irruption, réclament les papiers.
– Joseph Ferrand, antiquaire, et Pierre Descombes, employé… Bon, vous semblez en règle, mais pour la bonne forme, je vous prie de nous suivre jusqu’au commissariat… Ce ne sera pas long.
– Mais que se passe-t-il, monsieur l’agent ?
– Des gens qui sont rentrés à l’improviste ont trouvé leur hôtel cambriolé. C’est encore un coup des «Travailleurs de la nuit », qui sont déjà venus ici deux fois. Le préfet a décidé de passer la ville au peigne fin, la police fait une rafle monstre et tout étranger doit être amené au commissariat.
– Bien, messieurs, nous vous suivons, dit Jacob placidement.
En sortant de l’immeuble, comme les agents tournent sur la gauche, il prend délibérément à droite.
– Eh ! C’est par ici ! s’exclame l’un des policiers.
– Je regrette, mais je vais de l’autre côté, répond Marius en pressant le pas. Et il ordonne à Boyère à voix basse :
– File pendant que je vais les amuser.
Aussitôt Jacob fait face. Les agents hésitent, ce qui permet à Royère de s’esquiver. Jacob s’engouffre dans un couloir, tire son revolver et abat un des agents, tandis que l’autre bat en retraite. L’anarchiste grimpe alors au second étage, court le long des corridors pour se trouver du côté de l’autre façade, ouvre une fenêtre et saute sur une verrière au premier. Son pardessus amortit le choc. Il saute encore pour atteindre les branches d’un arbre, touche le sol, franchit un mur, traverse un jardin, fait irruption dans une villa. Le docteur Buisson, député du Loiret, y déjeune avec sa femme et son fils.
– Que personne ne bouge, ordonne Jacob, le browning toujours à la main. Je suis un contrebandier, père de deux enfants, et les agents du fisc me poursuivent. Vous n’avez rien à craindre de moi si nul ne dit mot.
Là-dessus, il sort dans le couloir, accroche à un porte-manteau son pardessus et son chapeau cronstadt, va prendre sur la tête du docteur la calotte de velours à gland d’or qu’il porte dans le privé, s’en coiffe et sort tranquillement avant que ses hôtes aient eu le temps de revenir de leur stupeur.
Les pompiers arrivent, et des renforts de police. La foule, le nez en l’air, crie : « Il est sur les toits ! » Jacob crie, avec les autres et s’éloigne. Il marche jusqu’à la gare de La Chapelle-Mesmin et se cache à proximité, dans une meule de paille.
Le soir venu, il saute sur les tampons d’un train de marchandises qui s’ébranle, et passe toute la nuit en veston, à grelotter sous la pluie. En vue de Vendôme, au petit jour, le fugitif saute du train et se cache dans un cimetière. La fièvre le brûle, il tente de boire aux vases funéraires, mais l’eau est pourrie ; il essaie alors de se désaltérer en suçant des escargots ramassés entre les tombes.
A la nuit, Marius Jacob se risque à prendre un train et descend à Ouest-Ceinture. Il file directement chez Matha, le directeur du Libertaire. Matha n’a que de mauvaises nouvelles à lui apprendre :
– Royère s’est fait arrêter, et ton signalement est donné partout… Avec l’excroissance que tu portes au front, tu seras vite repéré.
Sans reprendre haleine, Jacob court chez un médecin – sympathisant anarchiste – qui l’opère et maquille la cicatrice. Pour achever d’égarer les recherches, il s’engage dans la figuration de Quo Vadis, dont les représentations commencent à la Porte-Saint-Martin. Pour trois francs cinquante par soirée, il porte le costume de sénateur romain. Cette nouvelle situation sociale lui permet de rester après la représentation et de coucher dans un pan de décor.
Le 21 avril 1903, un Abbevillois de la place Saint- Pierre fut réveillé tard, dans la nuit, par une rage de dents. N’en pouvant plus, il se leva et commença à marcher de long en large. Approchant par hasard de sa fenêtre, il vit trois hommes qui pénétraient dans un hôtel dont il savait le propriétaire absent. Du coup, il en oublia son mal.
– Mathilde, dit-il en secouant sa femme, il y a des cambrioleurs chez la vieille rentière. C’est sûrement ceux qui ont déjà dévalisé M. de la Rivière. Je cours au commissariat de police.
Mais chez la rentière, un homme était posté derrière la fenêtre à faire le guet. II voit le départ précipité du voisin et sifflote aussitôt « le Père Duchesne » pour alerter ses complices. Jacob apparaît.
– J’ai vu sortir de la maison d’en face un bonhomme qui courait, lui dit Bour.
– De quel côté s’est-il dirigé ?
– A droite, et il a tourné ensuite.
– Mauvais, il a pris la rue Saint-Wulfrang qui conduit au commissariat. Je vais aller voir ce qui se passe. Préparez- vous à filer.
Marius n’a pas besoin d’aller bien loin. A peine a-t-il ouvert les contrevents pour sauter dehors, qu’il entend une femme, penchée à la fenêtre de l’immeuble d’en face, lui crier :
– Je sais, vous êtes encore trois, évidemment !
La petite bande, composée de Jacob, Bour et Pélissard, évacue l’hôtel en hâte, mais dès qu’ils se sont un peu éloignés, Jacob ralentit le pas ; ses compagnons s’inquiètent.
– Ne vous en faites pas, les rassure Jacob, je connais ces messieurs de la police ; ce n’est pas la première fois qu’une histoire de ce genre m’arrive. Quand ils auront constaté l’effraction, ils retourneront chez eux, pressés de retrouver leur lit chaud, et recommenceront l’enquête demain matin. Nous avons le temps de prendre le train à Pont-Rémy pour Boulogne, où le travail nous attend.
Mais à six heures du matin, au moment où le train qui vient d’Abbeville entre en gare de Pont-Rémy et alors que les trois complices paient leurs billets, deux agents font irruption et foncent sur eux. Pélissard prend la fuite, tandis qu’une lutte sans merci s’engage entre les quatre hommes. Bour, aux prises avec l’agent Pruvost, le tue d’une balle en plein cœur et se sauve à son tour.
Jacob trouve un rude adversaire en la personne du brigadier Auquier qui l’a pris à bras le corps ; les deux hommes se frappent, roulent sur le sol, rebondissent contre les murs sous les yeux des employés terrifiés. Enfin Jacob réussit à se dégager, ajuste Auquier qui se couvre la figure de son bras, le blesse grièvement d’un coup de feu, et s’enfuit.
Quelques heures plus tard, comme il marche sur une petite route, une voiture qui vient de le dépasser stoppe brusquement. Elle est occupée par trois gendarmes accompagnant le procureur de la République d’Abbeville. Le suspect est obligé de monter avec eux. Chemin faisant, il parvient à glisser sa main dans la poche où se trouve son revolver. Mais il a mal assuré sa prise, l’arme lui échappe. Un cahot la fait glisser sur un panier d’osier, d’où elle tombe sur la route. Le chef des « Travailleurs de la nuit » est vaincu. Il couchera le soir même à la prison d’Abbeville.
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