Un accusé hors-série (fin)


André Mahé

L’homme qui servit de modèle à Arsène Lupin : l’indomptable Marius Jacob

In L’épopée de la révolte

Le roman vrai d’un siècle d’anarchie 1862 – 1962

Denoël, 1963

p. 137-164 :

Un accusé hors-série aux assises d’Amiens

Messieurs, la Cour…

Dans la grande salle du Palais de justice d’Amiens, le tribunal est entré avec toute la majesté qu’exige une session d’assises. Mais soudain le président sursaute. Là, devant lui, assis tranquillement dans le box des accusés, au milieu de ses vingt-deux complices, Marius-Alexandre Jacob, le chapeau sur la tête, le regarde venir en souriant.

– Découvrez-vous ! crie le président.

Le sourire de Jacob s’élargit :

– Pourquoi ? N’êtes-vous pas couvert ?

– Levez-vous !

– Pourquoi ‘? N’êtes-vous pas assis ?

– Etes-vous d’accord sur le choix des jurés ?

– Je ne suis d’accord avec personne. Mes amis et moi ne reconnaissons à personne le droit de nous juger. Mais d’abord répondez-moi : tous vos jurés savent-ils lire ?

– Lire ?… S’ils savent lire ?

Le président montre un visage ahuri. Il écarte des bras stupéfaits, rougit, pâlit, explose enfin :

– Mais je ne sais pas, moi ! Comment diable voulez- vous que je sache si les jurés savent lire !

– Très bien, dit Marius-Alexandre Jacob. Je prends bonne note de votre ignorance.

C’est par ce singulier dialogue que s’ouvre, le 8 mars 1905, le procès des Travailleurs de la Nuit. L’instruction a duré deux ans. Le dossier comporte plus de 20 000 pièces. L’acte d’accusation a 161 pages. Sur une grande table est étalé l’arsenal de la bande : « des outils merveilleux, d’une puissance considérable, écrit le reporter de La Voix du Nord. Dans une valise, la même poignée peut s’adapter sur tous les outils ».

La salle est pleine d’un public énervé. Depuis plusieurs semaines, les anarchistes ont multiplié des réunions à l’issue desquelles on criait : « Vive Jacob ». On craint des troubles. Un bataillon d’infanterie occupe l’intérieur du Palais. Des gendarmes à cheval et les chasseurs du 30e régiment d’infanterie, commandés par un général en petite tenue, escortent les voitures cellulaires.

Malgré ce spectaculaire déploiement de force, la crainte qu’inspirent les anarchistes est telle qu’au début de l’audience, de nombreux jurés sont absents. Il faut les faire chercher par des gendarmes.

Dans son box, toujours très calme, Jacob assiste, goguenard, aux errements de la justice. « C’est un personnage étrange, écrit l’envoyé spécial de l’Aurore. Quand i1 s’adresse au président ou au procureur général, ses muscles se tendent et ses yeux, deux grands yeux noirs enfoncés profondément dans l’orbite, ont des éclairs farouches. Au contraire, quand il lance des plaisanteries aux témoins, ou s’adresse, avec bonne, humeur à son dévoué défenseur, Me Justal, son visage s’empreint de bonté. C’est une figure énigmatique et troublante, faite  à la fois de haine et de douceur, qui inspire les sentiments les plus contradictoires. » Et le journal l’Eclair dit qu’il ressemble à « Vautrin, dit Trompe-la-mort, dont Balzac imagina les exploits ».

Cet accusé de vingt-cinq ans a vraiment l’âme d’un chef. Il a commencé par une déclaration de principes qui s’est terminée par ces mots :

– Oui, tous mes vols, je les revendique comme un honneur. Soyez sans indulgence pour moi : je n’en aurais pas eu pour vous !

On s’aperçoit très vite qu’il veut couvrir tous les Travailleurs de la Nuit. Dès que le président ouvre la bouche pour demander qui est responsable d’un vol ou d’une attaque à main armée, il répond :

– C’est moi.

Il s’attribue la paternité de tous les méfaits, déclare que c’est lui qui a abattu l’agent de Pont-Rémy, et il faut un minutieux examen des armes pour établir la culpabilité de Bour.

Ce criminel hors série, si différent de l’habituel gibier des assises, échappe à l’entendement du président.

– Mais pourquoi tous ces vols ? demande-t-il. Que faisiez-vous de tout cet argent ? L’instruction a prouvé que vous viviez pauvrement, mangeant pour un franc vingt- cinq dans un restaurant du boulevard Voltaire, ne buvant pas, n’ayant aucun vice… Alors ? Pourquoi ? Pourquoi ?

– Je vais vous l’expliquer, mais je suis certain que vous n’êtes pas capable de comprendre, répond Jacob. Chaque jour, des ouvriers meurent de misère. Des pauvres végètent et crèvent sans qu’on s’occupe d’eux. Toute une partie du monde vit dans la nuit, dans le froid, dans la faim, les maladies et le désespoir… Moi, j’ai voulu être leur vengeur. J’ai fait mon devoir. Partout où j’ai vu des églises, des châteaux, des villas, je suis entré reprendre un peu de ce que leurs propriétaires avaient volé ! La société est pourrie. La preuve, c’est que vous existez, vous autres, juges et magistrats.

caricature parue dans l\'Assiette au BeurreParfois il quitte ces hauts lieux de la morale anarchiste, il badine :

– Comment se fait-il que vous ayez surtout opéré en province ? demande le président.

– Je faisais de la décentralisation.

Et quand on veut lui expliquer comment un vol s’est commis :

– Ah ! non permettez, monsieur le président. En matière de cambriolage, vous manquez de compétence. Croyez ma vieille expérience : ce n’est pas un métier facile à apprendre…

Les témoins commencent à déposer. Jacob se révèle comme un débatteur très adroit.

Voici, à la barre, M. Edou, de Compiègne.

– Combien valaient vos titres ?

– Douze cents francs.

– Vous vous êtes fait voler avant que je ne vous vole, mon pauvre M. Edou. Vos titres ne valent pas un sou, j’ai dû les brûler. Mais je parierais que ceux qui vous les ont vendus et qui n’étaient pourtant pas plus honnêtes que moi, portent aujourd’hui la rosette !

Arrive une Mme de Trezals qui regrette son argenterie :

– Si vous aviez eu des couverts en fer blanc, cela ne vous serait pas arrivé.

Le sacristain de Saint-Godard énumère les objets qu’on lui a volés.

– Voyons, c’est tout, c’est vraiment tout? dit Jacob avec un curieux sourire qui lui retrousse la moustache. Mais savez-vous que ce n’est pas beau de mentir, pour un sacristain… Dites aussi ce qu’il y avait dans votre placard. Allons… vous savez bien… ces gravures un peu spéciales, du genre, heu… du genre Fragonard…

Chaque jour, [les] mêmes scènes recommencent. Tour à tour cynique, violent, amusant, doctoral ou drôle, Marius- Alexandre Jacob mène le jeu. Quand la tournure prise par les débats lui paraît dénuée d’intérêt, il revient aux principes qui ont décidé de sa vie.

– Je suis un révolté, vivant du produit de ses vols. J’ai incendié plusieurs hôtels. J’ai défendu ma liberté contre l’agression des agents du pouvoir. Ne reconnaissant à personne le droit de me juger, je n’implore ni pardon ni indulgence. Je ne sollicite pas ceux que je hais ou que je méprise. Vous êtes les plus forts. Disposez de moi comme vous l’entendez. Envoyez-moi au bagne ou à l’échafaud : peu m’importe.

– .Jacob, nous sommes excédés de vous entendre, proteste le président.

– Moi je ne vous empêche pas de parler quand il vous arrive d’avoir quelque chose à dire, répond Jacob.

Et il continue :

– J’aurais pu être patron ou ouvrier, comme beaucoup. Mais plutôt que d’être exploiteur, plutôt que d’être exploité, j’ai préféré voler les voleurs ! Et je n’ai qu’un regret, celui de n’avoir pas assez cambriolé.

Sa verve et son courage lui ont valu la sympathie des journalistes qui suivent le procès. Dans la Libre Parole, le seul reproche que Drumont trouve à lui adresser, c’est de n’avoir pas porté ses coups contre les Juifs !…

Jacob est en train de devenir le bandit bien-aimé. Il faut en finir. À la sixième audience, le président crée un incident. Les avocats parisiens quittent le prétoire. Jacob se dresse :

– Sans avocats, pas de procès. C’est la force que vous voulez employer, Monsieur le Président. Eh bien, nous allons voir !… » Et les vingt-deux Travailleurs de la Nuit se jettent sur leurs gardes. On se bat. On hurle : « Mort à la bourgeoisie ! Vive l’anarchie ! »

La troupe accourt. Le président décide d’expulser définitivement plusieurs inculpés. Naturellement, Jacob est du lot. La pièce perd son principal acteur, donc son intérêt. Elle dure pourtant jusqu’au 22 mars, mais c’est sans remous que l’un des plus saisissants procès qu’ait enregistrés l’histoire criminelle se termine par la condamnation de Marius-Alexandre Jacob aux travaux forcés à perpétuité.

Ses démêlés avec la justice ne sont pas clos pour autant. D’Amiens, il est transféré à Orléans, où il avait été condamné à mort par contumace pour avoir grièvement blessé l’agent Couillot. Une seule audience est prévue. Dès l’entrée de la Cour, président et accusé se toisent avec un peu de malice, car tous deux sont marseillais.

– Accusé, levez-vous !…

– Levez-vous vous-même, mon bon.

– Je m’attendais à votre réponse, dit le Président goguenard. Pourtant je vous croyais assez intelligent pour ne pas user de redites…

– Vous avez peut-être cru que j’allais me coucher sur le banc pour éviter une répétition ?… Non… Je ne suis pas si puriste, lui rétorque Jacob.

Tout en amusant le public, Jacob prépare son évasion. Par petits achats faits à la cantine de la prison, il a ramassé du poivre, espérant bien une occasion de s’en servir.

Brusquement cette chance surgit, pendant la suspension d’audience. Un gendarme l’a conduit aux cabinets. Jacob, derrière la porte close, demeure figé par la surprise : en haut du mur, un panneau de bois semble dissimuler une issue. Il monte sur le siège, grimpe, ébranle le panneau, se jette dans l’ouverture et tombe de trois mètres… dans la salle du tribunal !…

Une seconde fois, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Le soir du verdict, rentré dans sa cellule, il écrit à sa mère :

« … C’est bon pour les honnêtes gens de pleurer et de souffrir dans cette vallée de larmes, eux qui sont sûrs de jouir de toutes les félicités dans un monde futur. Mais moi, pauvre bandit inconvertible, qui suis désigné pour servir d’anthracite dans le foyer de la chaudière du sieur Lucifer, mon plaisir consiste à me moquer de tout, à me montrer supérieur aux événements, à chercher comment les utiliser à mon profit. Et puis j’ai hâte d’être rendu au bagne, pour le voir avec ses grandeurs, ses lâchetés et ses bassesses, ses passions et ses révoltes. J’y retrouverai des amis fidèles. Combien d’hommes qui ne peuvent en trouver nulle part! »

Arbeit macht frei en GuyaneLe bagnard irréductible

Désormais, les aventures de Marius Jacob ne concernent plus l’histoire de l’anarchie, mais celle du bagne, dont il sera la figure la plus étrange, la plus redoutable, la plus captivante aussi.

En janvier 1906, Jacob arrive à la Guyane dans un convoi de forçats, après avoir eu droit, pendant la traversée, à une cage spéciale. Coup sur coup, il tente quatre premières évasions. Ainsi commence un combat sans merci entre cet indomptable et l’administration pénitentiaire.

Dans les souvenirs où il raconte cette lutte incessante, le commandant Michel, directeur des Iles, écrira : « Si j’avais pu conclure la paix avec Jacob, celui-là même qui inspira au romancier Maurice Leblanc son personnage d’Arsène Lupin, je l’aurais fait bien volontiers. Moi qui, aux îles du Salut, connaissais simultanément plus de mille bagnards, j’ai été mis en échec par l’un d’eux. Pendant des années, il m’a tenu tête. Il fallait abattre Jacob, le chef des Travailleurs de la Nuit, ou être abattu par lui. Je pressentais que Jacob, enfermé dans sa cellule, était plus dangereux que les fiers-à-bras qui imposaient leur loi dans les cases à coups de couteau. »

Vingt-trois ans de bagne, dont huit ans et onze mois au cachot les fers aux pieds ; dix-sept tentatives d’évasion, certaines montées avec une audace qui défie l’imagination de n’importe quel romancier ; des duels victorieux au couteau avec les mouchards et les souteneurs qui pullulent au bagne ; un autre genre de duel, mais juridique et savant celui-là, contre les tribunaux du bagne, pour échapper au cachot ou à la guillotine ; le talent épistolaire de ce stoïcien digne d’Epictète ; sa libération inattendue à la suite d’une campagne de presse… tout cela aussi, l’auteur l’a raconté dans un livre, Un anarchiste de la Belle Époque[1] qu’il écrivit… chez Jacob lui-même : c’était durant l’été 1950.

Un demi-siècle après le procès d’Amiens, un samedi du mois d’août 1954, à Bois-Saint-Denis, petit village de l’Indre, un vieil homme de soixante-quinze ans donna une petite fête aux gamins du pays, les promena longtemps dans sa vieille guimbarde, leur paya à goûter. Puis il rentra dans sa maison solitaire et écrivit une longue lettre pour ses amis.

«… J’ai eu une vie bien remplie d’heur et de malheur, et je m’estime comblé par le destin. Aussi bien, je vous quitte sans désespoir, le sourire aux lèvres, la paix dans le cœur. Vous êtes trop jeunes pour apprécier le plaisir qu’il y a de partir en bonne santé, en faisant la nique à toutes les infirmités qui guettent la vieillesse. Elles sont toutes là réunies, prêtes à me dévorer. Merci pour moi. J’ai vécu, je puis mourir, et aller rejoindre ma mère et ma femme. »

Puis il désigne le médecin pour les constatations, « homme consciencieux qui n’a jamais ressuscité personne », le marbrier de son choix qui ouvrira le caveau, « artisan habile, avec lui pas d’évasion possible », il indique les dimensions du cercueil, « assez large dans la partie inférieure, à cause de mes cors » et termine en indiquant : « Vous trouverez deux litres de rosé à côté de la pannerie. A votre santé. »

La nuit était tombée. Le vieil homme entra dans sa chambre, alluma deux réchauds à charbon de bois, et attira près de lui son chien Negro, un cocker de dix- neuf ans, aveugle et sourd. Tout en cares­sant Négro, il lui fit une piqûre, puis le plaça sur le lit, et s’assit à son côté. Sans trembler, sa main prit la seringue, l’em­plit d’un produit à base de morphine, poussa l’aiguille sous la peau. Alors Marius-Alexandre Jacob, anarchiste in­domptable, s’étendit tranquillement et entra dans son dernier sommeil.


[1] Éd. du Seuil.

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