Anars bagnards 7
Où il est montré que les lois scélérates de 1893-1894 ont permis de dresser un panel de 33 anars bagnards dont on trouvera une prosopographie complète dans les lignes qui suivent. 7e épisode.
B/ La répression de l’acte anarchiste
Les actes criminels perpétrés sous forme d’attentats en 1892/1894 au nom de l’anarchisme ont suscité une vague de panique, qui, par amalgame, a touché le mouvement anarchiste dans son intégralité. En effet, l’ensemble des mesures que nous évoquerons par la suite semblent démontrer sans équivoque qu’une réelle volonté d’anéantir la « secte anarchiste » se soit exprimée.
« Ce mouvement de rejet s’accompagnait d’un amalgame de l’anarchisme au terrorisme, plus ou moins conscient mais si poussé que le terme de « terroriste » n’était pour ainsi dire jamais employé à la fin du XIXème siècle. En face des défenseurs de l’ordre social, il n’y avait que des « anarchistes » dont il convenait de réprimer avec énergie les agissements. Il est clair qu’ainsi posé, le problème de la répression du terrorisme n’avait guère de chance d’être tranché sans que la liberté d’opinion en souffrit. »[1]
Outre l’agitation provoquée par la vague d’attentats, l’évolution des rapports sociaux[2] incite le législateur à freiner le désordre ambiant. De plus le contexte politique à l’avantage des socialistes et des radicaux engage ces derniers, pour se différencier, à se positionner fortement en faveur d’une répression exacerbée à l’encontre des attentats anarchistes et par extension contre l’ensemble de ce courant politique. Selon les propres termes du président du Sénat Challemel-Lacour, au lendemain de l’attentat de Vaillant contre la Chambre des députés :
« Je ne trouverais pas d’expressions qui puissent rendre l’indignation que nous éprouvons tous : les expressions les plus fortes seraient au-dessous de l’horreur dont la France a été saisie ; nous comptons sur l’énergie, le courage du gouvernement, et sur la promptitude de ses résolutions.
Il ne s’agit pas seulement de rendre impossible ou du moins plus difficile désormais un système de crimes qui a déjà trop épouvanté et d’en assurer la répression, il s’agit d’extirper une secte abominable en guerre ouverte avec la société, avec toute notion morale, et qui proclame que son but est de tout détruire, que ses moyens sont les crimes et la terreur. Cette secte s’est placée elle-même hors de toutes les lois du monde entier. Le monde se trouve en face d’un fanatisme jusqu’ici inconnu, ou plutôt d’une lèpre morale dont l’histoire ne nous a encore donné aucun exemple.
Il est temps, il n’est que temps d’arrêter cette contagion. »[3]
Outre les lois votées pour réprimer les actes terroristes, d’autres lois, dont certaines prennent rapidement le nom de « lois scélérates », sont mises en place afin d’incriminer l’opinion anarchiste pour prévenir de ce qui était considéré comme une forme de « délinquance politique ».
1/ Les moyens de la répression et de la lutte contre la délinquance anarchiste
Le premier point important à souligner concernant les modalités de répression est le refus de reconnaître à l’acte anarchiste, en tant que propagande, le caractère d’une infraction politique. L’intérêt considérable attaché à cette question repose sur le traitement plus favorable traditionnellement accordé en France aux crimes et délits politiques. Depuis la réforme du droit pénal en 1832, l’échelle des peines concernant les crimes politiques n’est plus celle du droit commun, et la Constitution de 1848 a supprimé la peine de mort en matière politique. En fait, les grandes réformes criminelles du XIXème siècle ont accentué la distinction entre les infractions politiques et les infractions de droit commun.[4]
Toutefois, la question de la nature de « l’acte anarchiste » pose un problème complexe, comment le considérer ? Apparaît-il comme un délit de droit commun ou un acte politique ?
« Considéré à travers le mobile et le but de son auteur, l’acte de « propagande par le fait » avait un caractère idéologique indéniable ; jugé d’après la nature des droits lésés et des moyens mis en oeuvre, il ressemblait à s’y méprendre à un crime de droit commun. »[5]
La doctrine criminaliste dominante défendant les théories « objectives »[6] estime alors, que l’infraction politique est :
« celle qui n’a pas seulement pour objet exclusif et unique de détruire, modifier ou troubler l’ordre politique dans un ou plusieurs de ses éléments. »[7]
La conséquence la plus évidente conduit à laisser les actes anarchistes au rang des délits et des crimes de droit commun. Cependant la législation doit trouver un biais en matière de répression du « terrorisme » anarchiste. Elle met alors en place diverses lois qui renforcent la législation pénale, provoquant une aggravation du droit commun.
La loi du 2 avril 1892 concerne la répression des attentats perpétrés au moyen d’explosifs :
« La mort était encourue par le « dynamiteur » dès lors que l’attentat, quel qu’en fut le moyen, avait pour but un homicide. Or, la volonté homicide pouvait consister dans une intention déterminée de tuer, et la préméditation était impliquée par l’emploi d’un explosif. »[8]
La loi du 18 décembre 1893 traite de la répression de la fabrication et de la détention illégitime d’engins explosifs ou d’explosifs :
« Dans le but d’atteindre l’acte préparatoire des attentats et, bien plus, la préparation même de l’acte préparatoire, elle créa un double délit, puni de six mois à cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 50 à 300 francs. Devint désormais punissable le fait de fabriquer ou de détenir non seulement des engins meurtriers ou incendiaires « agissant par explosion ou autrement », mais tout explosif de quelque nature qu’il fut, sauf autorisation et motif légitime dont il appartenait au prévenu de rapporter la preuve. »[9]
Ces lois destinées à enrayer le processus des attentats restent cependant dans l’ordre du symbolique puisqu’elles n’ouvrent pas de véritable perspectives dans la lutte contre « l’acte anarchiste ». Elles contribuent toutefois à faciliter une répression administrative et policière au nom de la prévention.
« Le mouvement de terrorisme déclenché dans toute l’Europe depuis 1877 suscita de la part des autorités administratives et policières une exceptionnelle vigilance qui ne se relâcha jamais. Cette vigilance fut à l’origine d’un traitement discriminatoire extrêmement rigoureux qui atteignit les anarchistes dans leur action proprement politique, voire dans leur liberté individuelle. »[10]
En effet, tout un quadrillage policier se met en place en vue de cette lutte contre le « terrorisme » visant à toucher, dans un premier temps, l’aspect international de ce mouvement sous la forme de décrets d’expulsion contre les étrangers.[11]
Certaine formes de discrimination pures sont à relever comme l’envoi, au lendemain des explosions de 1892/1894, de toutes les recrues soupçonnées d’anarchisme dans des bataillons disciplinaires des colonies[12] ; mais aussi, et surtout, la surveillance policière qui entoure à tous les stades de leur développement et dans toute leur activité les groupes anarchistes. Cette action menée souvent de l’intérieur permet, par l’introduction de « mouchards », de noyauter les groupes.[13]
« La lutte contre le terrorisme anarchiste avait pris un tel caractère qu’à la limite les responsables du maintien de l’ordre préféraient s’en prendre au mouvement et aux hommes qu’éviter un attentat. Ce trait indique déjà que lorsque des anarchistes étaient en cause, le respect de la liberté individuelle devenait un impératif très secondaire. […] tous les témoignages concordent : saisies de presse, visites domiciliaires et perquisitions, arrestations pratiquées sous le moindre prétexte (et souvent illégalement) à chaque déplacement d’une personnalité officielle, tel fut durant toute notre période (la IIIème république) le lot commun des anarchistes. »[14]
Il est bien entendu que les rigueurs policières ne s’appliquent pas uniquement aux seuls anarchistes déclarés et connus avec certitude, mais aussi à tous ceux soupçonnés de l’être ou d’y être liés d’une quelconque façon. Dans cette perspective, le vote des lois dites « scélérates » va renforcer les interventions policières et judiciaires en incriminant les idées anarchistes.
Ces lois viennent d’une certaine façon régler le problème des doutes éventuels persistants encore sur la nature de l’incrimination de l’acte anarchiste, puisqu’elles « défèrent les délits d’opinion à la justice correctionnelle »[15]. Votées à la hâte, elles sont, de plus, appliquées sans respecter le principe de non rétroactivité des lois.[16]
– La loi sur la presse (12 décembre 1893), votée deux jours après l’attentat de Vaillant contre la Chambre des députés, permet la saisie des journaux et des arrestations préventives dans le cas de « provocations directes ou indirectes ».[17]
– La loi sur l’association de malfaiteurs (18 décembre 1893) mentionne dans son Article 265 que :
« Toute entente établie dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés constituent un crime contre la paix publique. »[18]
Ainsi la simple opinion anarchiste publiquement exprimée peut désormais être atteinte, que ce soit une provocation directe suivie d’effet, ou certaines formes de provocations indirectes telles que « l’apologie des crimes de meurtre, de pillage, ou d’incendie, ou de vol »[19] . Tous les actes de « propagande par le fait » ou de « reprise individuelle » sont visés ainsi que toute opinion en leur faveur. La loi sur la presse se combine avec la loi du 18 décembre 1893. Ce que souligne Jean Pierre Machelon [20]:
« La loi du 18 décembre 1893 sur l’association des malfaiteurs, modifia plusieurs articles du code pénal d’une manière telle que l’amalgame put désormais être légalement fait entre l’anarchiste le plus éloigné de l’action directe et un délinquant de droit commun ; grâce à la notion « d’entente » forgée pour la circonstance au mépris des principes généraux du droit pénal, l’opinion anarchiste tomba indirectement mais sûrement sous le coup de la loi. »
– La loi du 28 juillet 1894 vient accentuer le crime de délit d’opinion en atteignant :
« ceux qui en dehors de tout concert et de toute entente préalable font par un moyen quelconque acte de propagande anarchique ».
Cette nouvelle nuance concerne tous les actes de propagande secrète, intime, confidentielle, résultant par exemple d’une conversation entre amis ou d’une lettre privée.
Sous le joug de ces dernières mesures et de celles précédemment citées, nombreux sont ceux qui partent pour le bagne. Il est à noter que certains « innocents » partirent, comme en témoigne Liard-Courtois :
« […]soupçonnés de professer des opinions libertaires, dont l’arrestation n’avait d’autre cause que l’acte de Caserio, et qui pour la plupart, ignoraient jusqu’à l’étymologie du mot « anarchie ». »[21]
La peine des travaux forcés édictée par le nouvel article 266, frappe uniformément tous les affiliés, et la loi votée en 1885, prônant la relégation pour les multirécidivistes, vient accentuer ces mesures et accomplir son rôle expiatoire.
Comme nous le verrons en effet, lors des procès, les antécédents judiciaires de certains militants ou sympathisants anarchistes, issus de l’application des lois « scélérates », contribuèrent à leur éloignement définitif.
« Au lieu d’être une peine complémentaire, obligatoirement prononcée par le juge en cas de récidive, sous certaines conditions, la relégation fut conçue dans l’article 3 de la loi de 1894 comme l’accessoire facultatif d’une condamnation pour anarchisme. […] Le prévenu devait avoir été condamné à une peine supérieure à un an d’emprisonnement ; d’autre part, il devait avoir encouru, dans une période de moins de dix ans, soit une condamnation à plus de trois mois d’emprisonnement pour faits de propagande anarchiste soit une condamnation aux travaux forcés, à la réclusion ou à plus de trois mois d’emprisonnement pour crime ou délit de droit commun. »[22]
2/ Les militants anarchistes condamnés aux travaux forcés
L’un des aspects importants à souligner dans cette répression est l’extrême sévérité des juges qui s’exerça bien avant la période des attentats. L’anarchisme constitue véritablement une circonstance aggravante majeure pour le prévenu. Jean-Pierre Machelon montre que pour des faits analogues la peine encourue peut être appréciée de cinq ans de réclusion à 20 ans de travaux forcés pour celui s’étant revendiqué « anarchiste »[23]. Pendant la période de crise, le moindre suspect anarchiste risquait le bagne. Les exemples ne manquent pas. Un des principaux chroniqueur judiciaire s’exprime à ce sujet :
« Il suffisait au tribunal que le prévenu fût anarchiste pour que le doute ne profitât plus à l’inculpé mais à la prévention. Pour garder sous les verrous des individus – parfois dangereux, suspects quelquefois – mais qui avaient commis de simples peccadilles ou n’avait pas commis de délit du tout, on tourmenta des textes, on modifia des jurisprudences, on prononça des condamnations…préventives et des peines absolument exagérées. La magistrature crut devoir seconder le pouvoir dans sa lutte contre l’anarchie; son prestige n’y gagna point. »[24]
Les 33 anarchistes dont nous avons retrouvé la trace au bagne en Guyane s’inscrivent tous dans la perspective de ces mesures répressives. Il nous a été possible dans la plupart des cas de reconstituer les raisons invoquées par les tribunaux pour leur séjour au bagne et, parfois, de mieux connaître leur parcours militant, ou leurs choix idéologiques.
De l’analyse de notre échantillon, ressort un certain nombre de données intéressantes.
– Age :
La moyenne d’âge à la condamnation est de 26 ans. Nous avons à traiter d’un groupe assez homogène, jeune, le plus âgé à la date de sa condamnation ayant 45 ans et le plus jeune 19 ans.
Trois tranches d’âges ont été définies et permettent de cerner la composition de l’échantillon :
– 15 transportés appartiennent à la tranche 18/25 ans.
– 13 transportés appartiennent à la tranche 25/36 ans.
– 5 transportés appartiennent à la tranche 36/45 ans.
-Profession déclarée :
Nous n’avons pu tenir compte que de la profession mentionnée sur les fiches individuelles qui accompagnent le transporté en Guyane. Hors, nous savons pour certains que la profession déclarée n’était parfois pas la seule exercée, et pour d’autres qu’elle avait été variable dans le passé. Il est à souligner, par ailleurs, qu’il est parfois mentionné que certains vivaient uniquement du vol (3 cas).
Cependant, hormis une ou deux exceptions, où la qualification change, nous avons pu établir que l’échantillon est majoritairement composé d’artisans et d’ouvriers, quelques professions étant plus fréquentes. En voici le détail :
-Ouvriers divers : 11
(chacun étant spécialisé : mineur, journalier, mouleur, tailleur de pierre, bonnetier, ajusteur/mécanicien, peintre en décors, terrassier, tailleur, boulanger, serrurier.)
-Ouvriers imprimeurs/typographes : 4
-Ouvriers cordonniers : 3
-Ouvriers menuisiers/ébénistes : 3
-Marchands ambulant : 3
-Fripiers/antiquaires : 2
-Domestique de ferme : 1
-Agent d’affaire : 1
-Garçon de salle : 1
-Sans profession : 3
-Situation familiale :
Notre échantillon se compose essentiellement de célibataires sans enfants (25 cas), qui, pour certains, se sont déclarés vivre en concubinage (7 cas). Un seul cas de divorcé avec 5 enfants est à noter. Tandis que le mariage concerne 6 transportés dont 4 avec enfants. Un seul des transportés, condamné à 8 ans de travaux forcés et à la relégation, se mariera en Guyane et aura 2 enfants.
-Domiciliation :
Cette rubrique nous permet de repérer géographiquement les lieux d’activités les plus fréquents en fonction du lieu de résidence déclaré. Cependant, la majorité des transportés provenant du milieu ouvrier, il est à souligner que cette catégorie professionnelle, pour des raisons parfois indépendantes de sa volonté, ait été appelée à avoir une vie itinérante. D’où le nombre de déclarations portant la mention « sans domicile fixe » (9 cas). Nous pouvons distinguer 5 régions de résidence pour notre échantillon, à savoir :
-15 des transportés étaient domiciliés à Paris ou en région parisienne (Dépt : 95/77/75).
– 2 des transportés étaient domiciliés dans le Centre (Loire ; Maine et Loire).
– 3 des transportés étaient domiciliés à l’Ouest (Bretagne ; Normandie).
– 2 des transportés étaient domiciliés dans l’Est (Ardennes ; Bourgogne).
– 1 transporté était domicilié dans le Sud-Ouest (Gironde).
Nous tenons à souligner le caractère indicatif de ces renseignements car, dans certains cas, notamment pour les ouvriers célibataires, sans enfants, ne vivant pas en concubinage, la domiciliation est celle de la famille (parents ou grands-parents).
-Motif(s) de la condamnation aux travaux forcés :
Devant la variété des motifs de condamnation de notre échantillon nous avons tenu à les représenter, avant de les analyser, sous la forme d’un tableau. Il présente pour chaque transporté (identifiés de 1 à 33), le(s) motif(s) de leur condamnation[25].
L’analyse du tableau n°1, laisse apparaître un ensemble de données significatives qui viennent renforcer ce qui a été développé dans les parties précédentes, concernant notamment la répression exercée contre les militants anarchistes et la nature des « actes de propagande anarchiste ».
Le cumul de certains motifs correspond à la dénomination judiciaire qui isole plusieurs infractions ou crimes, pour un seul et même « événement ».
Le motif le plus fréquemment évoqué est le vol (14 cas) lequel se combine avec l’effraction (5 cas), ou avec d’autres tels que violence à agent lors de l’arrestation (2 cas), ou la complicité (2 cas). Vient ensuite la tentative d’homicide (8 cas dont 2 contre agent de police, 2 contre un « patron », 1 contre un ministre étranger, 1 contre le Substitut de la république).
En regroupant les rubriques K, L, P et N se dégagent un ensemble de motifs d’inculpation se rapportant à des opinions non suivies d’effet, qui exprimées oralement ou par écrit concernent 8 cas.
L’incendie volontaire concerne 4 cas, dont 3 se combinent avec le vol qualifié.
La culpabilité de meurtre est un motif de condamnation qui touche 5 cas, dont 2 sur agent de police et 1 sur gardien de prison. Il d’ailleurs intéressant de noter que s’ajoutent à ces meurtres 2 tentatives d’homicides, et 3 cas de violences exercées elles aussi contre des agents de police. Cette « cible » est donc assez fréquente dans notre échantillon.
La fabrication et l’émission de fausse monnaie concerne 2 cas, ainsi que la tentative de destruction d’édifice à l’aide d’explosifs. Tandis que certains motifs de condamnation restent isolés tels que : destruction d’édifice à l’aide d’explosifs, infraction à un arrêté d’expulsion (pour motifs politiques), faux en écriture, tentatives de vol, complicité d’assassinat et tentative d’incendie.
Au cumul de plusieurs infractions, vient s’ajouter dans la plupart des cas les condamnations antérieures qui vont accentuer le processus répressif, en alourdissant les condamnations. Le Tableau n°2, présentant la nature de ces condamnations, affinera l’analyse de l’échantillon.
Notre échantillon se compose majoritairement de cas ayant déjà encouru au moins une condamnation (échelle : de 1 à 12, avec une moyenne supérieure à 3 condamnations par individu), ce qui les identifie en tant que multirécidivistes. Seuls 8 cas ne mentionnent aucun antécédent judiciaire . Sur les 25 restants, si l’on cumule les condamnations, 17 d’entre-eux ont encouru des condamnations dont la durée est supérieure à deux mois de détention.
Aucun cas de condamnation globale au paiement d’une amende seule. Elles se cumulent systématiquement aux condamnations à la prison, lorsqu’elles sont définies (13 cas). Elle sont majoritairement inférieures à 100 F.
La multitude des motifs concernant les condamnations antérieures des transportés anarchistes apparaît dans le tableau n°2. Pour certains cas le même motif est invoqué dans plusieurs condamnations. Mais, il est noter que ce sont de petits délits de droit commun pour la plupart.
Les catégories concernant des menaces (D et Y), ou des opinions exprimées dans un but de propagande (N, O et P), en réaction écrite ou orale (I, K et V), sont celles comptant le plus de condamnations (38 cas). Mais elles tombent sous les lois de répression de « l’acte anarchiste »[26], auxquelles il faut ajouter celles touchant à la détention d’explosifs ou à son utilisation (B, U, et W) et qui concernent 3 condamnations. Viennent ensuite le vol (10 cas), et les condamnations pour coups et blessures (8 cas).
Les infractions que nous qualifierons de « mineures » puisqu’elles concernent le vagabondage, l’ivresse et des contraventions diverses sont au nombre de 9 et n’ont entraîné en elle-même que des amendes de moins de 10 F à 100 F.
L’escroquerie et l’abus de confiance concernent 8 condamnations.
Les condamnations pour « voies de fait » et port d’armes prohibé sont au nombre de 4 chacune. Deux cas isolés sont à mentionner : la contrebande et la tentative d’assassinat.
L’étude de ces données révèle le passé judiciaire mentionné dans les dossiers individuels des transportés. Les juges se sont appuyés sur cet élément, et sur la nature des crimes ou délits commis par notre échantillon pour prononcer une peine de condamnation aux travaux forcés.
-Peines de condamnations aux travaux forcés :
Elles se déclinent en 7 types de condamnations :
-Perpétuité : 11 cas
-20 ans de travaux forcés : 4 cas
-12 ans de travaux forcés : 2 cas
-10 ans de travaux forcés : 5 cas
– 8 ans de travaux forcés : 4 cas
– 7 ans de travaux forcés : 1 cas
– 5 ans de travaux forcés : 4 cas
– Relégation seule : 1 cas
Les peines de travaux forcés se combinent avec une interdiction de séjour sur la commune de Cayenne dans 10 cas, dont 7 pour une période de 10 ans, 2 pour une période de 20 ans et 1 pour une période de 15 ans. Cette mesure pénalise encore le transporté car les infrastructures sont peu développées en dehors de Cayenne, il est presque impossible de trouver ailleurs un emploi, aussi modeste soit-il.
4 autres cas sont frappés en plus à la relégation à vie en Guyane
Ainsi, compte-tenu du « doublage » en vigueur pour les peines de travaux forcés, de l’interdiction de séjour et de la relégation à vie, il apparaît clairement que la volonté exprimée par les juges est l’exportation définitive des anarchistes en Guyane. De plus, les conditions climatiques et sanitaires, réunies sur cette terre de bagne, auxquelles s’ajoute le travail forcé, rendent problématiques pour ne pas dire impossible la survie pendant les périodes d’interdiction de séjour.
-Le devenir au bagne :
La consultation des dossiers individuels des transportés ne mentionne pas systématiquement l’issue du sort des transportés ou des relégués. C’est la raison pour laquelle dans 4 cas nous n’avons pu établir l’issue de leur sort au bagne. Nous pouvons cependant avancer avec certitude que ces transportés sont morts en relégation ou de maladie durant leur peine de travaux forcés. En effet, tout autre cas, évasion, grâce ou libération, faisait systématiquement l’objet d’un rapport scrupuleusement consigné au dossier du condamné. La consultation des registres matricules nous aurait permis de la vérifier, hors il n’est pas possible d’y accéder sans autorisation très exceptionnelle.
Cependant, pour les 29 autres condamnés nous avons pu établir ce récapitulatif :
-Evasion réussie : 2 cas
-Libérés : 4 cas
-Graciés : 3 cas
-Morts en relégation : 5 cas
-Morts de maladie pendant la peine de travaux forcés : 9 cas
-Morts pendant la révolte des anarchistes de 1894[27] : 6 cas.
-Temps effectué au bagne :
Cet aspect nous permettra de vérifier l’hypothèse d’une survie quasi impossible au régime des travaux forcés. En effet, les peines prescrites par les juges ne furent jamais menées à leur terme. Nous proposons de le démontrer ci-dessous en indiquant la durée de la peine accomplie par les forçats :
-1 an et moins : 4 cas
-1 à 2 ans : 3 cas
-2 à 4 ans : 3 cas
-4 à 6 ans : 5 cas
-6 à 8 ans : 6 cas
-8 à 10 ans : 3 cas
-10 à 15 ans : 4 cas
-15 et plus : 2 cas.
-Trois durées inconnues sont à relever[28].
Il apparaît donc que la majorité des transportés ne survécut pas à plus de 8 ans de travaux forcés. Sur les 21 cas examinés, 7 ne dépassèrent pas les 2 ans.
Une donnée importante explique le taux de survie supérieur à la moyenne de l’ensemble des condamnés aux travaux forcés, en Guyane, à la même époque.
Les condamnés à « l’internement » aux îles du Salut, bénéficient d’un climat plus tempéré que celui de la »Grande Terre ». Cet état de fait relativise notre calcul sur la durée de survie au bagne.
D’autres types de données sont consignées dans les dossiers des transportés, notamment le degré d’instruction d’une part et la « notation dans la commune », d’autre part, qui nous en disent un peu plus. Soulignons que la « notation dans la commune » correspond très probablement à une enquête de voisinage.
-Degré d’instruction :
Seuls trois dossiers ne mentionnent aucune indication sur cet aspect. La plupart du temps, la mention « instruction primaire » apparaît dans les 30 cas étudiés, avec la mention « sachant lire et écrire ». Ce qui concerne la presque totalité des transportés puisqu’un seul est mentionné « ne sachant ni lire, ni écrire ». Il est cependant difficile d’apprécier avec exactitude la maîtrise réelle de l’écriture et de l’expression écrite.[29] D’une part, parce que certains dossiers ne présentent aucune trace manuscrite des transportés, d’autre part parce que la mauvaise orthographe et les problèmes d’expression qui apparaissent dans plusieurs lettres, s’opposent à une parfaite maîtrise de l’écriture et de l’expression dans d’autres cas. Nous reviendrons ultérieurement sur cette question.
–Notation dans la commune :
Les éléments pris en compte dans la « notation dans la commune » proviennent d’enquêtes pour lesquelles nous ne disposons d’aucun élément nous permettant de savoir avec exactitude les circonstances dans lesquelles ces enquêtes ont été menées. S’agissait-il de jugements portés par le voisinage ? Ou de ce que celui-ci connaissait du transporté ? Quelles étaient les questions ? Et comment celles-ci étaient-elles posées ?
En ce qui concerne notre échantillon, il apparaît très nettement que l’ensemble est globalement « mal noté ». Les arguments explicites les plus fréquents sont :
-« militant anarchiste », « socialiste révolutionnaire », « vendeur de journaux anarchistes » : 12 cas
-« vit en concubinage », « libertinage », « débauche », « conduite et moralité très mauvaise » : 13 cas
-« Paresseux », « vagabonde pour commettre des vols », « voleur de profession » : 4 cas
-« ivrogne » : 2 cas
Un seul cas de bonne « notation » est à relever !
Afin, d’étayer un peu plus la présentation de notre échantillon, nous avons cherché à en savoir plus sur les activités militantes des transportés avant leur condamnation. Pour certains, nous n’avons rien appris de plus[30], mais ils ont été cités comme « compagnons anarchistes » par leurs codétenus. Ces données apparaissent dans les fiches individuelles présentées en annexe n°1.
Après la présentation complète de notre échantillon et son analyse, nous allons dès lors nous intéresser à son comportement et à la perception de l’univers même de sa détention au bagne. Plus spécifiquement, nous aborderons dans ce chapitre la confrontation à l’administration pénitentiaire.
[1]Op.cité, Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés, page 406.
[2]En 1890, le Premier Mai avait été célébré en France pour la première fois avec un grand succès. Après cette date, le mouvement syndical connaît un spectaculaire développement, avec notamment la création en 1892 de la Fédération nationale des Bourses du travail. Ces éléments préoccupaient les républicains modérés, ce qui ne fut pas sans répercussions au Parlement.
Cf in op.cité Michel Dommanget, Histoire des Premiers Mai, SUDEL, 1953, pages 111 et suiv.
[3]A.Sergent, Les anarchistes, F. Chambriand, 1951, pages 66 et suiv.
[4]Op.cité, Jean-Pierre Machelon, La république contre les libertés, page 409.
[5]Idem.
[6]In Idem. Ces théories élaborées principalement par les criminalistes allemands défendant le primat de l’étude des moyens mis en oeuvre pour accomplir les crimes ou les délits ainsi que la nature des droits lésés, s’opposent aux théories « subjectives » qui privilègient la cause finale de l’infraction pour déterminer le critère de l’infraction politique.
[7]Idem.
[8]Ibid page 412.
[9]Ibid page 413.
[10]Ibid page 414.
[11]Cafiero, Malatesta, Tcherkesoff et quelques autres furent reconduits à la frontière pour avoir déposé une couronne de fleurs au Mur des Fédérés. In Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, Paris, Flammarion,1973 (réed.) page 159.
[12]Ibid page 415.
[13]Le préfet de police Andrieux procède à l’infiltration, de 1880 à 1881, sous la forme d’une participation financière importante , l’hebdomadaire La Révolution sociale qui est le premier journal anarchiste à paraître en France auquel contribue notamment Louise Michel. Son objectif était de « fixer les plus actifs et les plus intelligents » dans un travail journalistique : « On ne supprime pas les doctrines en les empêchant de se produire » ; contrôler un petit groupe fédéré autour du journal et de plus l’appel à l’abstention favorisait les candidatures radicales et modérées.
In Jean Paul Brunet, La police de l’ombre, Paris, Seuil, 1990, pages 53/59
[14]Op.cité, Jean pierre Machelon, page 417.
[15]Francis de Pressensé, un juriste, Emile Pouget, Les lois scélérates, Paris, La Revue Blanche, n°16, 1899, [B.D.I.C. B 36 49], page 5.
[16]In idem, au moins 11 cas de cités, voir pages 4 et suiv.
[17]Ibid page 6.
[18]Ibid page 8.
[19]Extrait de l’article 24 , alinéa 3, de la loi de 1893. In opcité Jean Pierre Machelon, page 430.
[20]Op.cité, page 436.
[21]Liard-Courtois, Souvenirs du bagne, 1905, page 101.
[22]Ibid page 444.
[23]Ibid page 421.
[24]Hubert Varennes, De Ravachol à Caseiro, – notes d’audiences et documents –, Garnier Fréres, sans date, 363 pages.
[25]Dans les fiches individuelles présentées en Annexe n°1, apparaissent pour chaque transporté le détail des condamnations aux travaux forcés et les condamnations antérieures.
[26]Voir Chapitre 1 de cette première partie.
[27]Archives Nationales d’outre-mer : dossier H 1852 .
Cet événement sera traité ultérieurement dans ce chapitre.
[28]La différence de trois cas entre le problème du devenir au bagne et celui de la durée effectuée s’explique par la présence de documents qui, dans certains cas, permettent de les considérer encore en vie à une date précise.
[29]Nous exposerons ultérieurement les conditions dans lesquelles les transportés pouvaient écrire. Toutefois, la maîtrise du langage écrit est difficile à mesurer car les occasions d’exercer l’écriture pour la plupart de ces individus n’était pas toujours fréquente, compte-tenu des professions et activités exercées avant leur détention.
[30]Dans Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, conçu sous la direction de Jean Maitron, 3ème période, Paris, 1971.
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