Anars Bagnards 9
Où il est attesté, par la révolte et le cumul des punitions, que le bagnard anar adopte, face à l’AP et à la vie carcérale une attitude de refus du processus de normalisation à l’institution totale. Vive les enfants de Cayenne ! 9e épisode.
B/ Le comportement et les rapports entretenus avec l’administration pénitentiaire
1/ Face à « une conduite conforme » réglementée
Situant notre travail dans la perspective déjà présentée d’Erving Goffman[1], nous considèrerons le forçat anarchiste comme un réclusionnaire forcé. Face à cette institution pénitentiaire qui est dans une perspective de « conversion » de l’individu, nous dégagerons les oppositions et les résistances qui s’exercent. Nous ferons apparaître ces données grâce aux témoignages des transportés anarchistes. Nous aborderons ici ces techniques de mortification de façon globale, puisque les thèmes dégagés par la suite viendront préciser dans leur spécificité certains aspects de cette question.
a/ La négation de toute singularité
Cette première violation de la sphère privée intervient d’abord dans les « cérémonies d’admission » qui consistent à mettre l’individu « en condition ». Ce rituel est d’autant plus mal vécu, qu’il n’est qu’une simple formalité systématisée pour l’entrée au bagne. Pour les transportés cette étape est vécue comme une mutilation majeure : celle de l’identité. Comme en témoigne Liard-Courtois qui expose la perception de la séance de la « tonte », où des forçats déjà « initiés » ouvrent à son dépouillement :
« Il faut avoir passé par là pour se faire une idée de l’impression pénible que suscite le sacrifice forcé de sa physionomie d’homme libre. C’est comme le dernier vestige extérieur de l’honneur qu’on vous arrache; c’est une tare épouvantable dont on vous charge ; c’est le stigmate de l’infamie qu’on vous imprime. Et le cerveau éclate, le cœur se serre, l’âme humiliée se révolte ; et l’on a envie de couvrir d’injures et de mordre ces brutes qui vous mutilent machinalement, joyeusement presque, amusés de votre rancœur. […] L’opération terminée, les ouvriers rangèrent leurs outils. »[2]
Plus loin, il évoque la fouille corporelle, en plein air, à laquelle sont soumis tous les transportés et qui a lieu devant les femmes et les enfants des surveillants :
« C’est une mesure dégradante et malpropre qui a lieu sous les plaisanteries et les ignobles lazzis des contremaîtres et des gardiens. »[3]
La fouille des effets personnels et leur vol entraîne une dépossession supplémentaire :
« Ensuite, on nous fit ouvrir nos sacs et on commença à nous dévaliser des effets et d’une paire de chaussures sur deux touchées à Avignon avant le départ. »[4]
L’impossibilité de posséder des effets personnels se poursuit d’ailleurs pendant la détention. En effet, tout objet non-réglementaire est confisqué, mais en plus une punition est encourue par le détenu. Cependant, la précarité de la situation des transportés entraîne la recherche systématique d’objets ou ustensiles pouvant y pallier. L’ingéniosité des détenus est alors mise à l’œuvre, tant dans la fabrication que dans la conservation de ces choses. Le dénuement entraîne cette « résistance » au règlement.
L’imposition d’un uniforme, doté d’un numéro de matricule cousu sur ce vêtement constituant la seule différenciation entre les transportés, n’est pas toujours acceptée par ces derniers. Comme en témoigne ce rapport qui apparaît au dossier du transporté Girier, matricule 24636 :
« Il refuse de revêtir les effets du bagne et s’habille de la façon la plus excentrique avec une espèce de robe de chambre et d’un pantalon qui lui arrive à peine aux genoux. Il refuse de prendre part à la récréation, […] pour le raser il faut employer quatre contremaîtres. […] Il donne le triste exemple de l’insubordination et de l’indiscipline. »
Une autre incursion dans la sphère privée est très mal vécue par les transportés, il s’agit de la violation de la correspondance. Ce contact est le seul qui peut être entretenu avec l’extérieur, pour ces hommes coupés du monde à qui rien ne doit plus appartenir.[5]
« Une des humiliations les plus terribles pour le prisonnier, celle dont il a certainement le plus à souffrir dès le début, est la violation de la correspondance. Les lettres qu’il envoie et celles qu’il reçoit, passent toutes sans exception sous les yeux des administrateurs de la prison et du pénitencier. Les lignes affectueuses tracées par la main de l’aimée, d’un parent, d’un ami, sont épluchées et tournées en ridicule par ceux que les règlements administratifs ont fait nos obligatoires confidents. Ce sont là des souffrances que l’on peut comprendre qu’après les avoir éprouvées.[…] Mais le forçat en arrive bien vite à se familiariser avec les rigueurs de l’administration et finissent par les accepter comme choses ordinaires et intégrantes de la vie spéciale qui leur est faite. Et, il arrive un moment où malgré tout, ces nouvelles sont attendues avec impatience, tant est grand le désir de recevoir quelque chose du dehors. »[6]
Sur chaque formulaire de correspondance proposé par l’administration, apparaît un avis qui réglemente les correspondances. Un extrait en présente l’essentiel [7] :
« Les transportés ne peuvent écrire qu’à leurs proches parents et tuteurs, et seulement une fois par mois, à moins de circonstances exceptionnelles. Ils peuvent être par mesure disciplinaire, temporairement privés de correspondance.
Ils ne doivent parler que de leurs affaires de famille et de leurs intérêts privés.[…]
La correspondance est lue, tant au départ qu’à l’arrivée, par l’administration qui a le droit de retenir les lettres. Les familles doivent adresser leurs lettres au transporté lui-même ; elles peuvent aussi les adresser, affranchies au Directeur ; mais elles ne doivent recourir à aucun autre intermédiaire. »
Les nombreuses lettres qui sont portées aux dossiers des transportés, annotées et commentées, témoignent de cette mesure particulièrement aigüe pour les anarchistes.
« Bien qu’une grande partie des communications qui leur sont adressées soient interceptées, c’est encore les transportés anarchistes qui en reçoivent le plus grand nombre. Les lettres leurs parviennent froissées, raturées, maculées, ayant passé par toutes les mains du personnel ; mais on est heureux (oh! Bien heureux!) d’en prendre connaissance ; car on a cette joie d’y lire entre les lignes, ce que n’a pu discerner l’œil indiscret de l’administration. Et, comme là bas, presque tous les compagnons se connaissent, il est bien rare qu’il n’y ait pas dans la correspondance, de l’un ou de l’autre, quelques nouvelles qui intéressent les camarades. »[8]
Les conditions dans lesquelles le transporté peut écrire sont très règlementées. Il est interdit de posséder de l’encre, du papier, et une plume. Pour une case de quarante hommes, 25 feuilles de papier sont distribuées à 10 heures du matin, pour être relevées à 6 heures du soir.[9]
« Si un camarade a tenu trop longtemps la plume, ou si le léger stock de papier est épuisé, tant pis pour les autres : ils attendront le mois prochain. »[10]
Il est cependant possible de se fournir en fraude du papier contre de l’argent ou de la nourriture. Compte-tenu de leur dénuement ce geste témoigne, de l’extrême importance que revêtent les correspondances pour les transportés :
« Certains donnent jusqu’à leur bout de pain pour un bout de papier ou une plume. »[11]
La saisie du courrier repose sur un certains nombre de paramètres. Tout ce qui peut avoir un lien avec la critique de l’administration pénitentiaire, toute écriture suspecte (pouvant être codifiée)[12], toute évocation de l’idéologie anarchiste, toute exposition de traitements controversés, et bien entendu tout ce qui peut laisser entendre un projet d’évasion fait l’objet d’une saisie, voire même d’une enquête ou d’un rapport.
Ce court extrait d’une lettre du transporté Hincelin, matricule 25722, adressée à son beau-père, le confirme de façon saillante :
« Je t’ai déjà écrit plusieurs lettres et comme je n’ai pas reçu de réponse, je suppose avec raison quelle ne te sont pas parvenues.
Dernièrement par un ordre qui me fut donné on me défendit de causer dans ma correspondance de ma « situation », (que l’on m’a créée et que je n’ai rien fait pour mériter. C’est à dire que je n’ai pas le droit de m’épancher auprès de ceux que j’aime et de qui je suis aimé, de me soulager en leur disant que je souffre. C’est horrible n’est-ce pas ? »
Un autre exemple celui d’une lettre de Clément Duval à sa compagne, datée du 10 octobre 1892, dans laquelle il fait cette autocensure, nécessaire pour que les nouvelles lui parviennent, il en dit cependant trop long :
« […] J’aurais cependant beaucoup de choses à te dire mais je suis obligé de m’abstenir pour que celle-ci (cette lettre) n’ait pas le même sort que celle d’août. N’ayant plus , hélas! qu’une faculté celle de penser. »[13]
Il existe cependant un moyen de résistance à cette obligation : le passage en fraude des missives. Entre détenus de différents pénitenciers[14], mais également outre-mer, s’organisent de véritables réseaux d’acheminement du courrier par l’intermédiaire de transportés libérés ou de ceux dont la « corvée » permet d’être en contact avec l’extérieur. Il semblent que beaucoup y aient recours, compte-tenu de celles qui sont interceptées et portées au dossier du transporté, mais aussi de celles qui parviennent à leur destinataire, comme nous avons pu le vérifier en consultant certains fonds[15].
Les lettres passées en fraude et portées au dossier du transporté sont très riches en enseignements concernant la perception du bagne puisque le problème de l’autocensure n’intervient pas. Nous en ferons la synthèse ultérieurement.
b/La dépossession du temps et de l’espace
La « perte d’autonomie » qu’entraîne cette technique de mortification, inhérente au fonctionnement de l’institution totale du bagne, se décline en deux aspects majeurs :
le travail, sous la forme de corvées, et les punitions, dont la conséquence est la mise en prison (cellule ou cachot), et son corollaire la promiscuité non maitrisée[16]. Les témoignages démontrent que la réglementation du temps et de l’espace est très marquante.
Liard-Courtois se souvient d’avoir été appelé 11952 fois en cinq années de bagne[17]. Plus loin, il expose comment s’organise le travail :
« Chaque case fournit un peloton dont un surveillant a la garde.[…] Après l’appel, on forme les « chantiers » ou les « corvées », qui vont se disperser sur les différents points de l’île, sous la surveillance des gardiens et des contremaîtres. […] La journée de travail est de neuf heures qui se découpent de 6h à 10h et de 13h à 18h. »
Sur les îles du Salut, il est très fréquent, compte-tenu de la superficie et des activités, qu’aucun travail ne soit prévu ou même possible. Mais il ne faut pas laisser les forçats sans activité. Ce qu’expose à nouveau Liard-Courtois :
« Pour ne pas nous laisser les bras ballants, on nous ordonna de déplacer des quartiers de roc qui étaient amoncelés en tas réguliers et d’aller les disposer de la même façon à 50 mètres plus loin. Quand, au bout de quelques jours, nous eûmes terminé, on nous fit défaire ce que nous venions de faire ; et nous dûmes reformer les tas à la place qu’ils occupaient primitivement. J’ai moi-même participé à cet ouvrage aussi utile qu’intelligent. »[18]
Le travail est une donnée incontournable pour tous les transportés, toute plainte à ce sujet étant suivie d’une punition. Certains parviennent à exercer une tâche proche de la profession qu’ils exerçaient avant leur condamnation, c’est le cas de Clément Duval, qui ne participe pas aux corvées pour cause d’infirmités. Il est placé, pendant un moment, à la forge. Il refuse cependant de travailler tout instrument destiné à la torture, il l’explique lui même :
« Commandant, je suis surpris de cette décision, ayant eu l’occasion de vous dire les raisons pour lesquelles je ne voulais pas exercer mon métier, et puisque l’occasion se présente, je vous répète que jamais je ne ferai aucun travail pouvant aggraver la peine de mes compagnons de géhenne, donc ce sera pour moi des punitions, et peut être pis. »[19]
« Pour être logique avec mes principes, je refusais de forger des instrument de supplice […] qu’ayant la liberté factice, je luttais pour la vraie et grande liberté, que par conséquent, je n’étais pas venu au bagne pour faire des instruments de barbarie et de supplice. »[20]
Cette prise de position peut être considérée comme une forme de « résistance », à laquelle s’ajoute la prépondérance de l’idéologie.
La fréquence des punitions encourues par notre échantillon est difficile à mesurer et leur nature n’est pas toujours significative. Tous les dossiers ne mentionnent pas le nombre de punitions encourues par le transporté, et les motifs sont très variables. Mais nous pouvons les interpréter comme autant de formes d’insubordination vis-à-vis surveillants, donc de résistance. Les punitions encourues par les transportés anarchistes sont le plus souvent la conséquence d’un refus de se soumettre aux ordres ou à l’occasion d’une réclamation, voire d’une simple opposition verbale. Ici se combinent deux aspects fortement imbriqués : la dépossession du temps et de l’espace et l’obéissance inconditionnelle.
Cette donnée est fondamentale car les transportés anarchistes, comme en témoignent les mémoires de certains, les lettres d’autres, et les divers rapports consignés aux dossiers, subirent de nombreuses peines de prison, de cachot, ou de cellule, pour des motifs qui peuvent être interprétés par un refus d’obéissance et un refus de soumission[21].
c/ Le ricochet et l’embrigadement
Ces deux notions constituent pour Erving Goffman d’autres techniques de motification dont l’incidence sur les transportés est à étudier, notamment en ce qui concerne notre échantillon. Les effets sont moins directs et la signification pour l’individu est moins facile à déterminer : elle naît de la rupture du lien qui unit habituellement l’agent à ses actes.[22]
Nous exposerons ce nous avons pu décoder concernant l’appréhension de ces techniques par les transportés anarchistes. Leur principale conséquence est d’entraîner une forme de dépersonnalisation pour le réclusionnaire.
– Le ricochet est une pratique qui consiste à provoquer une riposte défensive qui sert de prétexte à une nouvelle attaque. L’élément défensif s’intègre à la situation traumatisante car étant sous le joug d’une sanction permanente il ne peut se défendre avec ses moyens habituels.
– L’embrigadement ou « action synchronisée de tous les co-reclus »
Au bagne, le transporté se voit contraint de soumettre les moindres détails de son activité à la réglementation et au jugement de l’autorité de l’administration pénitentiaire. Comme nous l’avons vu, sa vie est constamment pénétrée par les actions coercitives de la hiérarchie administrative. L’autonomie de ses actes lui est volée.
Les transportés anarchistes sont soumis à ces deux conséquences de la mortification, mais les aspects divers de sa résistance à la conversion de l’institution totale que nous avons déjà montré, en limitent les effets.
Tous les transportés sont soumis au même règlement, mais nous avons déjà montré que les anarchistes constituaient un cas particulier. La discrimination des surveillants à leur égard et le comportement qui leur est imposé est souvent à l’origine de conflits, auxquels s’ajoute la contradiction qu’ils développent par le discours. Compte-tenu de la souffrance morale et physique inhérente aux peines d’emprisonnement, la récidive sur le long terme de ce type de comportement, que nous qualifierons « d’opposition », nous permet de déduire, dans une certaine mesure[23], que les transportés anarchistes adoptent un comportement « typique ». celui de la non-conversion sur le long terme aux normes imposées par le système du bagne. Nous verrons en abordant la question de la « normalisation » différents exemples de cette « résistance » ou « intransigeance » telle qu’elle définie par E. Goffman.[24]
2/ La normalisation appliquée par le personnel
a/ Une réaction au quotidien
La normalisation, souvent abusive, est appliquée par le personnel constitué par les auxiliaires de surveillance et d’encadrement, mais aussi à travers les appareils répressifs internes au bagne. Nous pouvons considérer qu’elle est rejetée par l’ensemble des transportés de notre échantillon.
Les nombreux cas d’insoumission et de punitions le montrent. Il serait trop long pour notre propos de citer tous les exemples que nous avons trouvés. Nous nous contenterons de présenter les plus significatifs. Plus loin apparaîtront d’autres exemples à travers les thèmes plus spécifiques que nous aborderons[25].
Dans un extrait du registre matricule, qui apparaît à son dossier, les punitions disciplinaires que Pini Vittorio, matricule n°24216, a encourues de 1890 à 1898 sont les suivantes :
–41 nuits de prison : inconvenances, paresse, désobéissance, retard à l’appel, maladie simulée.
-158 jours de cellule : « a fait ses besoins dans une gamelle », attitude inconvenante devant la commission disciplinaire, absence du chantier, création d’effets, manifestation d’indiscipline pendant la révolte de Saint Joseph, insolence.
–105 jours de cachot : tentative d’évasion de sa cellule, indiscipline.
Pour Ferrand Joseph, matricule 36643, figurent à son dossier, de 1906 à 1922 :
–8 jours de cachot : vol de légumes à un surveillant.
–8 jours de prison : jeux de cartes.
–1 an de réclusion cellulaire : complicité de meurtre.
–8 jours de cachot : possession d’un canif à trois lames.
–8 jours de cachot : bavardage à haute voix dans sa cellule.
–4 jours de cellule : trouvé suspendu aux barreaux de sa cellule.
–15 nuits de prison : termes déplacés dans une lettre adressée dans une lettre au commandant.
–15 nuits de prison : tentative de vol.
–8 jours de cellule : pour ne pas balayer et aller à la pêche.
–5 jours de cellule : jet de pierres sur les volailles du personnel.
Girier Jean-Baptiste, matricule 26636, dont nous avons déjà cité l’opposition à la « tonte » et au port des vêtements réglementaires, refusera durant sa réclusion cellulaire, c’est à dire jusqu’à sa mort de répondre à l’appel, d’obéir, de se raser et de marcher.
Joseph Paridaën, matricule 25767, augmente la durée de sa peine de 2 ans pour « avoir refusé d’accomplir une tâche qu’on lui imposait et qu’il considérait comme attentatoire à sa dignité. »[26] En 1894, il est condamné à un an d’emprisonnement pour « refus du travail », et en 1903, il prend 60 jours de cachot pour « mutinerie avec 30 individus et réunion » avec ces mêmes transportés, et à nouveau « refus du travail ».
Clément Duval, matricule 21551, est condamné à 60 jours de cellule pour « lacération volontaire d’effets appartenant à l’Etat ». A cause d’une infirmité des pieds il ne peut porter les chaussures réglementaires qui lui sont imposées, il découpe ses souliers pour pouvoir marcher[27]. Plus tard pour avoir tenté de faire passer une lettre en fraude à l’attention de ses compagnons et de sa compagne, dénonçant le fonctionnement du bagne, il encourt une peine de 90 jours de cellule.
Pour avoir passé le bonjour à un codétenu puni, (en fait il lui annonçait la mort du président Carnot) il prend 15 jours de cellule.
Hincelin Auguste, matricule 25722, cumulant plus de 120 jours de cellule et de cachot sur un même semestre, pour des motifs tels que : refus de travailler, maladie simulée, refus d’obéissance …, est classé aux incorrigibles du chantier de Charvein pendant un an, puis réinterné aux îles du Salut.
Si ces exemples donnent une idée du degré de résistance à l’institution totale, il nous faut toutefois souligner un élément essentiel à la compréhension du comportement des transportés face à l’institution pénitentiaire. Certaines phases de leur détention ne semblent pas contenir de punitions. Clément Duval explique très clairement et à plusieurs reprises, dans ses mémoires, que la compromission qui consiste à « se tenir peinard », éviter les réprimandes ou les punitions est une stratégie consciente. Celle-ci consiste à minimiser, en regard de certains principes, les occasions de sanctions, dans la plupart des cas afin de ne pas gâcher des chances d’évasion, mais aussi afin de ne pas entrer dans la stratégie de destruction de l’individu entamée par l’institution totale. Duval parle d’atteinte à sa « dignité » : ne pas se laisser broyer par la machine pénitentiaire. Pour lui comme pour certains autres, la conséquence du ricochet est maîtrisée.
Il rapporte les paroles d’un surveillant qui explique à un autre cette particularité :
» Les anarchistes, plus soucieux de leur dignité que les autres condamnés, se conduisent bien, évitent les punitions. mais par contre savent faire valoir leurs droits, […] et vous serez à même de le constater, surtout en ce qui concerne Duval, Pini, Girier que je connais bien. « [28]
Et plus loin, Clément Duval ajoute :
« En toute occasion les camarades anarchistes, soucieux de leur dignité personnelle, et du respect de leurs convictions, surent par leurs conduite correcte en tous points en imposer à leurs bourreaux, surpris que dans une telle adversité des hommes relèvent ainsi la tête. On pouvait les haïr mais on était obligé de les respecter. A part quelques exeptions […]. »[29]
Un cas particulier doit être présenté celui de Jacob Law. Durant sa détention au bagne il développe un comportement d’intransigeance extrême.[30] Il déclare n’avoir jamais plié devant l’administration, et pour lui, c’est l’attitude qu’auraient dû avoir tous les anarchistes au bagne. Le refus de la normalisation est plus que dominant chez cet homme qui semble avoir développé un comportement « d’opposition » sans compromission aucune :
» Etre anarchiste ce n’est pas l’être seulement en parole, c’est avoir l’esprit de sacrifice, connaître le charme de l’Anarchie et en défendre la beauté, même dans la plus profonde misère, comme aux travaux forcés. […] J’ai accompli un acte d’héroïsme en quittant mes parents à l’âge de 16 ans, en abandonnant une maison confortable pour vivre dans la misère avec mes frères pendant 18 ans – ne cédant jamais, refusant toutes les places qui m’ont été offertes, même par le commandant Luherre.
J’ai passé 13 ans de ma vie dans les cachots, cellules, blockhaus, aux fers, aux « incorrigibles », ne cherchant jamais à passer de première ou de deuxième classe me révoltant partout et faisant se révolter les autres.
J’estime que c’est là faire preuve de volonté, et qu’avec de la volonté, on peut défendre le principe de l’anarchie « [31]
Il faut cependant distinguer le comportement des transportés anarchistes vis-à-vis des auxiliaires de l’administration et celui qui semble apparaître dans les lettres destinées aux hauts fonctionnaires de cette même administration. En effet, l’étude des lettres a montré de façon systématique une forme de « déférence » dans l’expression écrite. Le docteur Louis Rousseau, médecin aux îles du Salut, donne une explication que nous considèrerons comme pertinente :
« L’administration pénitentiaire ne tolère que les réclamations larmoyantes et à but individuel où la flatterie s’allie à la soumission. Pour augmenter ses chances d’avoir gain de cause, le pétitionnaire hérissera sa lettre de majuscules, s’adressera Très humblement aux très Hautes Autorités, flattera une infime Bienveillance, demandera timidement, s’il ne serait pas possible de lui faire son droit, s’excusera de son audace, opposera sa misérable et basse condition à l’Autorité Toute Puissante, se frappera la poitrine, puis se confondra en remerciements et en Très Profonds Respects. Cette humilité a tous les suffrages de l’administration pénitentiaire. »[32]
Ce médecin interprète les fondements de la tolérance exercée vis-à-vis des nombreuses plaintes et requêtes émanant des transportés, nous partageons son analyse. Celle-ci tend à montrer qu’il s’agit d’une institutionnalisation bureaucratique de la révolte.
« Il me paraît beaucoup plus certain que, bons psychologues, ils eurent le génie en donnant cette arme défensive au condamné, de ne fortifier que l’autorité administrative. Ils ont considéré que le développement de « se plaindre » était un exutoire nécessaire à l’esprit de révolte. Un condamné est-il outragé, maltraité, frappé, lésé de l’une ou de l’autre façon, lui fait-on un passe droit ? Son premier geste est de demander une feuille de papier. […] Le courroux est délayé sur le papier, la réponse viendra deux, trois, quatre, six mois, voire un an plus tard avec la mention « réclamation non fondée » ou « dénonciation calomnieuse ». »[33]
Les requêtes qui apparaissent dans les lettres destinées à l’administration pénitentiaire sont en effet, pour la plupart, excessivement respectueuses, ce qui ne reflète absolument pas l’idée que se font les transportés anarchistes de l’administration. Selon eux, celle-ci œuvre pour une institution dont ils réprouvent les fondements comme en témoigne cet extrait d’une lettre saisie, que Clément Duval destinait à ses compagnons. Avant d’avoir dénoncé un certains nombre de « crimes » commis par les surveillants sur les transportés anarchistes et les autres, il écrit :
« […] Il m’était dur d’être enfermé dans les bagnes capitalistes, et d’y être exploité, comme le sont les travailleurs.[…] Vous jugerez par les quelques faits à ma connaissance que je vous conterai, quel joli monde ça est. Je sais du reste que vous ne l’ignorez pas, sachez qu’il y a de quoi faire un fort volume, des atrocités, des crimes, des assassinats, des lâchetés qu’ils ont commis sur les transportés inoffensifs. Ce sont des assassins patentés du gouvernement, étant forts de notre lâcheté, et faisant les braves, parce qu’ils ont constamment un révolver de 11 millimètres, avec eux. Et à tout moment menaçant de nous assassiner avec. Et souvent pourquoi, pour des vétilles ! »
La plus grande virulence dont font preuve les transportés s’adresse aux auxilliaires de l’administration, qui ont une incidence directe et quotidienne sur les conditions du déroulement de la peine des forçats. Les termes de « cruauté », « méchanceté », « barbarie », « haine », « férocité », « injustes », « tortionnaires » ou « bourreau » sont fréquemment utilisés par les transportés anarchistes. Dans leurs correspondances « illégales » ou dans leurs souvenirs, ils évoquent les surveillants qui sont de deux types : les surveillants militaires et les contremaîtres ou « porte clés ».
Les « porte-clés » constituent une catégorie particulière de surveillants puisqu’ils sont choisis parmi les forçats. La plupart sont des Arabes[34], mais on compte aussi des européens. Chargés de garder leurs codétenus, ils ouvrent et ferment les portes, fouillent les condamnés à chaque entrée et sortie du camp, prennent la garde de nuit et font la ronde avec les surveillants. Ils participent avec eux à la chasse à l’homme quand une évasion est signalée. Ils sont particulièrement détestés par les forçats car ils jouissent non seulement de gratifications en nature, mais aussi parce qu’ils sont détenteurs d’une autorité sur les codétenus.
« Plats et rampants devant les supérieurs, ces fils d’esclaves se vengent de l’infériorité dans laquelle ont été longtemps maintenue leurs races en traitant de la façon la plus barbare les blancs placés sous leur surveillance.[…] Mal inspiré celui qui regimbe ! L' »Arbi » ou le « singe » (l’arabe ou le noir) fait aussitôt son rapport et une punition sévère est appliquée au délinquant. On préfère cent fois avoir à faire aux surveillants militaires, même les plus sévères, qu’à leurs aides. Ces contremaîtres sont généralement chargés de vilaines besognes. C’est par leurs mains qu’on est ordinairement mis aux fers ; c’est par eux que sont accompagnées les plus dures ou difficiles corvées. Et les gardes-chiourmes peuvent se reposer sur eux, mieux que sur eux-mêmes, car ils sont esclaves de la consigne que leur zèle outré rend toujours plus inhumaine. »[35]
Plus loin, Courtois exprime son mépris pour l’ensemble des surveillants et des contremaîtres, ce qui reflète, de façon structurée, l’opinion commune de tous les transportés anarchistes :
« Après tout, les individus sur qui s’exercent de telles cruautés ne sont pas très intéressants, que ce ne sont que des voleurs, des faussaires, des assassins. J’objecterai qu’ils sont tout de même des hommes et que les êtres qui les torturent sont plus voleurs qu’eux, puisqu’ils volent les vêtements et la nourriture de ces malheureux ; plus faussaires, attendu qu’ils donnent au décès dont ils dressent les actes, une caue autre que la vraie, qui ne s’impute qu’à eux-mêmes, et qu’ils sont plus assassins enfin, car leurs meurtres n’ont pour mobile que la haine, pour but de les distraire, et n’atteignent que les hommes faibles et sans défense. »[36]
b/ Se révolter : la révolte de Saint-Joseph de 1894
Quelques actes de révolte violents envers des surveillants apparaissent dans les mémoires de Clément Duval, mais le plus marquant est la brève révolte de Saint-Joseph, appelée révolte des anarchistes a lieu les 21 et 22 octobre 1894. Elle fit quatre morts parmi les surveillants et 12 parmi les forçats.[37] C’est un évènement sans précédent pour les bagnes de Guyane, nous n’avons en effet pas trouvé d’autres exemples de révolte collective. Mais, si la part de spontanéité est importante dans ce cas, il n’en résulte pas moins un indicateur supplémentaire de résistance qui va en l’occurrence jusqu’à la mort.
Le point de départ est l’assassinat d’un des compagnons anarchistes Jean-Baptiste Briens, qui fait naître des projets de vengeance. Le 21 octobre au moment de l’appel dans l’une de cases où sont regroupés les anarchistes, ceux-ci sortent en trombe et s’élancent, armés de pointes de fer, sur les surveillants. Certains sont tués, d’autres seront assaillis par les révoltés au détour d’une autre case. Certains parviennent à s’échapper et sont rattrapés plus tard et abattus. Les survivants seront jugés par le T.M.S.
Il semble qu’initialement était prévue cette révolte mais que persuadés d’avoir été trahis par des mouchards, les transportés l’avaient annulée. Ce qui semble être prouvé d’ailleurs par les directives données la veille par le surveillant chef qui avait conduit au déplacement de la garnison militaire de l’île Royale. Courtois parle de « massacre organisé ». Parmi les révoltés ne se comptent pas uniquement que des anarchistes, même s’il semble qu’ils aient impulsé cette révolte.
Les transportés Simon, Léauthier, Lebault, et Maservin sont fusillés, leurs derniers mots seront » Vive l’Anarchie ! ». Dervaux, Chevenet, Boésie Garnier, Mermès, Kervaux et Marpeaux subissent le même sort. D’autres sont jetés au cachot dans l’attente d’un procès, il s’agit d’Hincelin, Mamaire, Forest, Lepiez et Girier Lorion. Duval, Pini, Paridaën qui étaient sur l’île Royale sont soumis au même régime.
Les dépouilles des victimes sont malmenées par les femmes et les enfants des surveillants.[38]
» Chaque nouveau mort qu’on débarquait était poussé du pied et injurié par les femmes des surveillants et les douces créatures lui couvraient le visage de crachats. Le lendemain et les jours suivants elles amenèrent leurs enfants assister à l’immersion et se gaudirent en famille du reposant et délicat spectacle qu’offraient les requins se disputant les cadavres des victimes « .
Le tribunal maritime spécial, en juin 1895, condamne à la peine de mort Girier et Mamaire, les autres sont acquittés. Les deux condamnés à mort mourront en cellule.
Cet épisode de révolte tragique semble avoir été la résultante d’un ensemble de persécutions commises par les surveillants militaires à l’encontre des transportés internés. Il est d’ailleurs à noter que la plus grande partie des transportés anarchistes arrive entre 1892 et 1905. En 1894, ils sont assez nombreux et regroupés sur les îles. A la suite de cet évènement, qui paraît avoir été exploité par l’administration pénitentiaire dans le sens de l’extinction des transportés anarchistes, qu’ils aient pu prendre part à la révolte ou pas, la surveillance est redoublée par la suite puisqu’ils sont regroupés dans une seule et même case.
Ainsi, à la présentation de ces divers éléments, dont nous limitons l’exposition, nous pouvons avancer que l’ensemble des transportés anarchistes développe le même type de comportement vis-à-vis de l’administration pénitentiaire et de l’institution totale du bagne. Si toutefois quelques cas isolés affichent un amendement, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’une feinte qui se base, comme pour beaucoup d’autres transportés, sur l’absence de punitions en vue d’une amélioration de leur sort, qui les conduira ensuite vers la « Grande Terre »[39]. Compte-tenu des durées de peines encourues par les anarchistes au bagne, l’évasion est la seule issue possible, mais des îles du Salut elle est impensable.
Améliorer sa condition, est le lot de tous les forçats. Mais pour certains, cet objectif est poursuivi de façon individualiste, sans qu’intervienne la moindre considération collective ou la moindre dignité : la moralité du bagne n’est la même pour tous. Pour notre échantillon, la question de la conscience politique est centrale, et les considérations précitées constituent les fondements concrets des adaptations secondaires des transportés anarchistes.
La particularité des transportés anarchistes, repose sur un comportement « typique » car qu’une conduite commune se dégage face à une forme d’adversité. Il semble qu’au bagne cette dernière prenne différents visages.
L’adversité, comme nous l’avons déjà montré, prend les traits de l’autorité et du pouvoir à travers l’institution totale et ses auxiliaires. Mais, la promiscuité physique et morale d’autres détenus entraîne aussi une forme d’opposition de la part des anarchistes.
Nous verrons dans cette deuxième partie, comment s’articule la perception des autres transportés et quel type de réaction s’en dégage. Nous réfléchirons également sur la question du quotidien de ces forçats, à travers notamment la place occupée par l’idéologie pour la détermination du comportement qu’ils adoptent.
[1]Prolégomènes, Chapitre 3, pages ????
[2]Op.cité, Liard-Courtois, Souvenirs du bagne, page 112.
[3]Ibid page 136.
[4]Op.cité, Clément Duval/Marianne Enckell, page 42.
[5]Cette donnée apparaît déjà dans la lettre publiée par le journal L’Eclair, dont nous faisions mention dans la première partie de ce chapitre.
[6]Op cité, Liard-Courtois, page 380.
[7]Pour l’avis complet voir Annexe n° 4, lettre de Clément Duval où apparaît cet avis.
[8]Ibid page 382.
[9]Ibid page 381.
[10]Idem.
[11]Idem.
[12]Voir reproduction d’une lettre d’Alexandre Marius Jacob, matricule 34777, en Annexe n°4.
[13]Voir reproduction complète de cette lettre en Annexe n°4.
[14]Voir Annexe n° 4 bis, reproduction d’une note faisant mention d’un échange de courrier, saisi au niveau de l’intermédiaire, entre Jacob (Saint Joseph) et Pelissard (La Royale).
[15]Conservés à l’Institut français d’histoire sociale, Fonds Jean Grave, notamment.
[16]Nous aborderons plus précisément cette question dans la deuxième partie de ce travail, à travers la question des co-réclusionnaires.
[17]Op cité, Liard-Courtois, page 135.
[18]Ibid page 147.
[19]Op cité, Clément Duval/Marianne Enckell, page 97.
[20]Dans l’une des lettres saisies destinées à ses compagnons et passée en fraude, mise à son dossier.
[21]L’étude de la totalité des cas dont nous avons eu connaissance nous aurait permis de mieux mesurer le degré de résistance à l’institution. Aussi, devant l’impossibilité matérielle de mettre en oeuvre une telle étude nous souhaitons nuancer les conclusions ci-dessus.
[22] Op.cité, E. Goffman, Asiles, pages 79 et suiv.
[23]Nous tenons en effet à émettre certaines réserves. Nous possédons de nombreux renseignements sur le comportement de certains détenus anarchistes mais, pour d’autres, le contenu des dossiers et les compléments d’information que nous avons pu récolter restent assez peu conséquents.
[24]Op.cité, Erving Goffman, Asiles, pages 105 et suiv.
L’intransigeance correspond au refus de collaboration avec le personnel de l’institution totale.
[25]Notamment en ce qui concerne les tentatives d’évasion.
[26]Op. cité, Liard-Courtois, page 331.
[27]Op. cité, Clément Duval/Marianne Enckell, pages 50 et suiv.
[28] Op.cité, Clément Duval/Marianne Enckell, page 197.
[29] Ibid page 217.
[30] Il écrit à son retour du bagne un manuscrit qui témoigne de sa vision de l’institution pénitentiaire et du comportement qu’il adopte en tant qu’anarchiste. Nous avons découvert ce manuscrit après le dépouillement des dossiers des transportés conservés aux Archives nationales des colonies. Ce qui ne nous a pas permis de trouver d’autres éléments le concernant.
[31] Jacob Law, Dix-huit ans de bagne, pages 99 et 123.
[32]Louis Rousseau, Un médecin au bagne, Paris, 1930, page 265.
[33]Ibid pages 161/162.
[34]Terme utilisé pour tous les condamnés originaires des colonies françaises d’Afrique du nord.
[35]Op.cité, Liard-Courtois, pages 162/163.
[36]Ibid page 287.
[37] Le dossier H 1852, conservé aux Archives nationales des Colonies et intitulé Révolte des Anarchistes, fait état, à travers les rapports administratifs et les compte-rendus du T.M.S, des faits relatifs à cet évènement. Courtois (qui arriva après aux îles) et Duval (qui était sur l’île Royale) mentionnent cet évènement dans leurs mémoires.
[38] Op.cité, Liard-Courtois, page 194.
[39]Cet aspect sera développé dans la deuxième partie de notre travail.
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