Dix questions à… L’Insomniaque


Tel un beau pléonasme, L’Insomniaque pourrait se lever tôt et émarger à l’esclavage salarié, à la suite cette Belle France, qu’avait si bien décrite Darien en son temps et qui, aujourd’hui, travaille plus pour gagner plus. Mais le travail tue ou rend libre. C’est selon. L’Insomniaque entend bien briser, à la manière des luddistes du début du XIXe siècle, les chaînes de l’oppression sociale et culturelle qui fait de l’individu lambda un paponnesque consommateur. Un but évident : ne pas se taire et répondre à l’injure permanente faite au droit de vivre. Depuis 1993, ses livres distillent un chouette savoir, un savant bonheur, une lumineuse et intelligente subversion. Des artisans de la lettre, un point d’honneur à ne produire que des bouquins pas chers et de qualité, et surtout une intense jubilation à tenir entre ses mains, en 1995, l’indispensable ouvrage, réédité neuf ans plus tard. C’est peu dire que la sortie des Ecrits d’Alexandre Marius Jacob, sa réédition et les trois déclinaisons de la collection A Couteaux Tirés permettent d’entrevoir autre chose qu’un singulier voleur distillant, sans parcimonie aucune, des coups plus fameux les uns que les autres. La nouvelle sortie, ce mois de septembre, des Travailleurs de la Nuit, petit opus réunissant la déclaration Pourquoi j’ai cambriolé ? et les Souvenirs d’un révolté dans la collection Petites Insomnies, était l’occasion, pour le Jacoblog, de poser dix petites questions aux Insos de Montreuil.

1) Peux-tu nous présenter cette « vieille » maison d’édition qu’est L’Insomniaque ?

L’insomniaque, association fort hétérogène et vouée à l’édition de livres subversifs, s’efforce de donner, dans son champ d’activité, comme un avant-goût de l’artisanat utopien qui remettra l’être humain au cœur de la production lorsque la mégamachine aura cessé de dicter sa loi mortifère aux hommes et à la nature.

En n’ayant aucun but lucratif (puisque cherchant au contraire à contribuer à la faillite définitive de l’économie mondiale) et en reposant entièrement sur l’engagement de ses associés, L’insomniaque se donne une liberté que l’indigence de ses moyens lui ôterait fatalement si ce collectif d’anonymes voulait faire du commerce le motif, voire le moteur, de son activité.

Loin du rance faubourg Saint-Germain, il opère à Montreuil, car c’est dans les banlieues du monde que le négatif maintient présentement ses ultimes retranchements. Le fonctionnement de L’insomniaque n’échappe pas aux aléas du mode de production associatif face à la puissance du commerce, à la force de l’État et au tapage des médias. Pourtant, malgré la précarité de ses moyens et l’incongruité de ses méthodes, L’insomniaque a publié depuis dix-huit années plus d’une centaine d’ouvrages, bien présentés et imprimés sur de beaux papiers, disponibles à des prix abordables.

C’est par exemple à L’insomniaque que l’on doit, outre la publication intégrale des Écrits du cambrioleur anarchiste Jacob, les ouvrages de référence sur l’Indochine de Ngo Van. Octave Mirbeau ou B. Traven voisinent, dans son catalogue, avec des modernes comme Jean-Pierre Levarray.

Cette activité plutôt féconde n’a été possible que par un dépassement de la division du travail et une transgression des règles marchandes. Tout d’abord, point de salarié et point de droits d’auteur… Tenter de remplir soi-même, ensuite, le plus possible de tâches inhérentes à la « chaîne graphique » (du manuscrit au façonnage) et vouloir les connaître toutes, et les maîtriser à l’occasion. Donner une bonne partie des livres édités. En faire circuler dans les réseaux de résistance à l’uniformité culturelle comme dans les librairies ayant pignon sur rue (qu’elles soient échoppes ou supermarchés) et les bibliothèques – et dans tous les lieux où l’on va en quête de lectures. L’autonomie, sans l’isolement.

L’insomniaque n’étant pas éternel – dix-huit ans, ça fait déjà un bail pour une association confrontée depuis sa création à l’adversité et à l’occultation -, il est à espérer que d’autres forcenés, se fondant sur de semblables principes et jouant avec la même passion, se préparent à prendre le relais. Car s’il advient un basculement social conséquent à un moment de l’histoire où ne subsisterait que le plus vil putanat dans l’édition, il y a fort à craindre que le bébé ne soit jeté avec l’eau du bain et que le livre, perçu comme irrémédiablement aliéné, ne disparaisse définitivement au profit d’autres modes de communication plus immédiats et plus vertigineux. Mais ce serait grand dommage pour les amateurs de ce plaisir souvent paisible, parfois frénétique, qu’est la lecture.

Les Ecrits de Jacob, réédition 20042) Les Écrits de Jacob, le Putain d’usine de Levaray, les Fils de la Nuit des Giménologues, etc. autant de sorties retentissantes dans le petit monde de l’édition libertaire et même au-delà. Comment s’opère le choix d’une publication ? Y a-t-il une politique éditoriale bien déterminée à L’Insomniaque ?

Indifférent aux critères idéologiques, le « comité de lecture » – autant dire l’équipe de L’insomniaque au complet – se laisse guider par ses goûts et ses engagements multiformes. Sa ligne éditoriale est très large, ouverte aux rêveurs comme aux érudits, à ceux qui font l’histoire comme à ceux qui la pensent.

3) Lorsque l’on regarde le catalogue de l’Insomniaque, on peut s’apercevoir de la prégnance du thème carcéral. Pourquoi ? La prison est-elle un reflet de la lutte des classes ? Doit-elle être considérée, pour paraphraser l’honnête cambrioleur Jacob, plutôt comme une vieille barbarie que comme un haut degré de civilisation ?

À l’instar de Jacob, L’insomniaque est engagé dans un combat anticarcéral dont le but est l’abolition de toutes les prisons. Nos motivations à cet égard peuvent se lire dans l’apparat de l’anthologie de textes sur la prison publiée en 2000, Au Pied du mur. La prison est à l’image de la société capitaliste : elle est le cœur d’un monde sans âme, la quintessence de son esprit, le secret de son fonctionnement, le reflet de sa misère ; elle est l’usine sociale par excellence, une mécanique inhumaine qui broie ce que le salariat n’a pu broyer.

A bas les prisons, toutes les prisons, Insomniaque4) Justement, l’expérience carcérale vécue par Alexandre Jacob (pour ne pas dire l’enfer subi) a-t-elle valeur d’exemple ? Son message, son combat, ses écrits contre la prison ne s’inscrivent-ils pas plutôt dans le passé ?

La barbarie carcérale, du temps de Jacob, était évidente : outre l’enfer du bagne auquel étaient voués les déviants les plus irrécupérables, elle participait d’une mode de maintien de l’ordre encore assez fruste, où la police était encore plus brutale que de nos jours, où les juges exerçaient sans fard et avec férocité une justice de classe punitive. La prison moderne, calquée sur la fabrique par Bentham, est une invention récente dans l’histoire des châtiments. À la volonté de punir et d’intimider s’est ajoutée celle de « rééduquer » les réfractaires au salariat. Des philanthropes, qui n’en étaient pas moins soucieux de préserver l’ordre qui est, et des technocrates, qui sont payés pour assurer la bonne marche de la domination capitaliste, ont voulu qu’elle se limite à une stricte privation de liberté, sans brimade ni torture – comme si la privation de liberté en elle-même n’était pas une torture. Pour remédier un tant soit peu à cette contradiction, on gave les détenus de tranquillisants et de télévision, on leur permet d’étudier et on les fait travailler (pour un salaire de misère, bien entendu). Mais la prison reste la plus haute, et la plus cruelle, expression de l’injustice sociale.

Travailleurs de la nuit, Insomniaque5) De la même manière, le discours illégaliste d’un Jacob n’est-il pas aujourd’hui révolu ? Peut-on même le considérer sérieusement comme une théorie du banditisme social ? Ce discours est-il condamnable politiquement parlant ? Doit-on le jeter aux poubelles de l’histoire à la manière de ce qui est fait pour l’épisode de la propagande par le fait ?

L’illégalisme, comme tous les mots en isme, trouve ses limites dans sa dimension doctrinale. A la fin des années 1970, il a connu chez les radicaux un regain fondé, plus clairement qu’au temps de Jacob, sur le refus du travail salarié. Certes, la « débrouille », organisée ou solitaire, permet à chacun d’échapper tant que faire se peut aux contraintes du salariat. À ce titre, elle témoigne d’une aspiration à la liberté et demeure une condition de la pérennité, aux marges de ce monde, d’une indocilité tenace. Toutefois, lorsque cette manière de subsister se restreint à sa propre logique, à son seul art, elle continue de s’inscrire, parfois plus férocement encore, dans la « guerre de tous contre tous », calquant ses caractéristiques sur les comportements individualistes qui priment dans l’économie de marché et en sont constitutifs. C’est alors que l’illégalisme risque de dégénérer en un banditisme fort peu « social ». C’est ce que les Travailleurs de la nuit ont éprouvé lorsque des dissensions sont apparues autour de la question du butin : l’honnête homme Jacob voulait en faire profiter des agitateurs et publicistes libertaires en manque de moyens, tandis que certains de ses comparses rêvaient de s’enrichir ou du moins entendaient jouir en égoïstes du fruit de leurs travaux nocturnes.

6) Comment est née l’idée des Écrits ? Quel travail cela a-t-il nécessité ?

L’activité qui a conduit à la première édition des Écrits de Jacob est décrite de manière détaillée dans l’introduction de cet ouvrage. Elle a été laborieuse – comme l’a été la production de ce livre aussi singulier que copieux – et enthousiasmante : la recherche de la vérité l’est toujours, comme en atteste le Jacoblog ; et rien n’est moins aisé que de percer les voiles de l’occultation et du mythe. Cependant notre recherche, pour rigoureuse qu’elle ait pu être, est forcément inachevée et c’est avec plaisir que nous voyons d’autres, peut-être stimulés par la parution de l’une ou de l’autre édition des Écrits, la poursuivre et mettre au jour des éléments qui nous avaient échappé.

Quant à l’idée de publier ces Écrits, de la façon la plus exhaustive possible, disons qu’elle est née spontanément au cours de discussions entre amis. Il s’agissait initialement de publier les deux textes (Pourquoi j’ai cambriolé et Souvenirs d’un révolté) qui composent Les Travailleurs de la nuit, petits joyaux de la littérature anarchiste depuis longtemps introuvables. Mais il fallait pour ce faire se renseigner sur le contexte et, de fil en aiguille, nous en sommes arrivés, grâce au concours de Pierre-Valentin Berthier, de Guy Denizeau et de Josette Passas, à rassembler une énorme quantité de documents et d’informations sur l’itinéraire extraordinaire de Jacob – notamment ses lettres à sa mère, qui forment, à notre sens, un monument de la littérature épistolaire (qui nous a d’ailleurs valu d’être invités au Festival de la correspondance de Grignan, placé sous les auspices de la marquise de Sévigné) et l’un des plus passionnants témoignages sur les capacités de résistance de l’être humain.

7) On peut écouter des CD avec les deux volumes des Écrits en 1995, puis avec la réédition de 2004. L’Insomniaque a-t-elle inventé le livre-disque pour adulte ? Comment s’est opéré le choix sur les saynètes et les chansons ?

Nous avons supprimé plusieurs saynètes du CD de la deuxième édition, ou plutôt nous en avons transféré la matière dans les annexes, car il nous a semblé que notre prestation d’acteurs amateurs était par trop inégale, même si nous nous sommes bien amusés à les jouer. Nous n’avons conservé que la scène du procès d’Amiens et les témoignages de Robert Passas et de Pierre-Valentin Berthier.

Le choix des chansons a été assez simple : trois des chansons ont été écrites par des complices de Jacob, Clarenson et Pélissard, et nous y avons ajouté des chansons de bagnards et de subversifs de l’époque, auxquelles nous avons ajouté une reprise montreuilloise de la superbe complainte du Québécois Plume Latraverse (Les pauvres, rebaptisée de façon sibylline Quoi le gaz ?) sur l’hébétude des pauvres, en songeant qu’elle aurait plu à Jacob, qui déplorait le panurgisme soumis des masses ouvrières.

Nous n’avons pas, bien entendu, inventé le concept du livre avec CD, pas plus que nous ne l’avons systématisé. Mais nous avons sans doute été parmi les premiers à l’appliquer à un ouvrage historique. Nous avons d’ailleurs récidivé avec Au Pied du mur, ouvrage qui inclut aussi un CD de chansons anticarcérales. Et nous apprêtons à recommencer avec un ouvrage à paraître sur les wobblies et les hoboes, prolos rebelles américains à l’aube du xxe siècle et vrais dissidents de l’American way of life.

8 ) La réédition de 2004, la sortie des trois petits volumes dans la collection À couteaux tirés en 1999 et présentant des extraits des textes de Jacob se justifient-elles par le seul épuisement de l’édition originale ? La réédition du volume Travailleurs de la Nuit poursuit-elle le même but ?

Si la première édition des Écrits a certes été rapidement épuisée, la deuxième ne l’est pas encore (quoique le stock s’amenuise inexorablement) et est aisée à commander chez un libraire ou directement à L’insomniaque. Ce n’est toutefois pas le motif de l’édition en poche d’extraits de ces Écrits : il s’agit simplement de toucher davantage de lecteurs. Par ailleurs, un livre de poche est toujours plus facile à voler qu’un épais volume.

Bernard Thomas9) À l’occasion de la sortie des Écrits en 1995 est née une polémique avec le journaliste-romancier Bernard Thomas. Pourquoi tant de haine ? L’image de l’aventurier Jacob qui est développée dans les deux romans (1970 et 1998) de cet auteur est-elle sujette à caution ?

Bernard Thomas aurait dû se réjouir que les écrits du héros de ses best-sellers soient enfin disponibles. Il a préféré réagir, avec un manque total d’à-propos, en concurrent, en mystificateur démasqué et en plagiaire (le Canard enchaîné, qui lui assure une sinécure très consistante, n’a jamais publié une ligne pour signaler la parution des œuvres de Jacob chez L’insomniaque). Dans un monde où il y a tant à haïr, nous n’éprouvons quant à nous aucune haine à l’égard de ce folliculaire qui a eu le mérite de populariser le personnage de Jacob, mais il difficile de ne pas ressentir une pointe de mépris pour ce marchand de fables, dont l’appât du gain semble être la principale motivation.

10) Nous avons l’habitude dans les colonnes du Jacoblog de nous gausser de cette image fausse, déformée et déviante qui fait de l’illégaliste anarchiste un gentleman cambrioleur. L’Insomniaque ne semble pas atteinte de lupinose lorsqu’elle donne, par exemple, la parole à Guy Denizeau et Pierre Valentin Berthier pour évoquer leur ami défunt dans la présentation des Écrits. L’amalgame Jacob – Lupin est-il si dérangeant que cela ? La comparaison, pour ne pas dire la filiation, entre le réel et l’imaginaire, est-elle viable ?

Les aventures d’Arsène Lupin fournissent une lecture agréable, parfois réjouissante. Nous lui préférons, dans une veine voisine, Chéri-Bibi et Rouletabille. C’est affaire de goût, et le nôtre va en toutes choses à l’irrévérence, dont Leblanc était bien incapable. Quand au mythe de la filiation Lupin-Jacob, il ne résiste pas à un examen comparé, même superficiel, de l’œuvre de Leblanc et de la vie de Jacob, moins encore de ses écrits. Les lecteurs du Jacoblog le savent bien, ceux qui perpétuent ce mensonge sont des margoulins ou des ânes : si Leblanc, rad-soc tourné franchement réac, avait voulu s’inspirer de Jacob, il aurait fait de son héros un prolo révolté et non une sorte de mondain à haut-de-forme, pétant dans la soie et morguant le petit personnel.

Un Bernard Thomas, soucieux de romancer la vie de Jacob, a pu accréditer ce mythe pour aguicher le chaland. À l’occasion d’une opérette inepte donnée en 2006, produit dérivé des livres de Thomas, Jacob a cru bon de sortir de son grand sommeil pour adresser, sans trop d’aménité, la lettre suivante à son biographe :

Dans tes biographies romancées, tu as falsifié à tire-larigot afin de m’assimiler, pour me rendre plus vendable, à l’Arsène Lupin de cette crapule belliciste de Leblanc – quand bien même jamais type de cambrioleur ne fut plus éloigné de ma pratique du vol, indissociable de mon engagement libertaire.

Ta première biographie n’était qu’une réécriture d’un livre écrit par l’ex-collabo Alain Sergent peu avant que je ne casse ma pipe. Tu t’es contenté d’y insérer des anecdotes et épisodes de ton invention. En pisse-copie naturellement porté au ragot, tu y insultais même à mon dernier amour. Puis, dans les années 1990, des documents fiables concernant mes aventures ont été publiés, discréditant tes trucages. Alors, sans honte aucune car flairant l’aubaine, tu n’as pas craint de replâtrer en hâte tes élucubrations, pour vendre aux gogos, à grands renforts de réclame, une version remaniée… où tu persistes à broder sur mon compte autant qu’il est encore possible.

Et maintenant, pécaïre ! voici l’opérette, mise en scène par le bouffon de cour Savary sous les ors gâteux d’un théâtre officiel – la dernière trouvaille de tes fécales méninges et assurément la plus nauséabonde.

Tu mériterais que je vienne m’emparer de toute la phynance que tu amasses en faisant ainsi commerce de mon personnage…

Alexandre Marius Jacob,

working-class-cambrioleur

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