Hécatombe
En ce début d’année 1954, l’honnête cambrioleur en retraite Jacob se trouve en résidence libre et amicale chez M. Guy Denizeau, Indre-et-Loire. Pour égayer quelque peu la vie de ce vieil et honnête homme et certainement pour des raisons d’ordre professionnel, l’ami forain l’emmène à Paris. Là, dans la capitale qu’il n’a pas revue depuis son exil berrichon en 1934-1935, il constate, non sans amertume, les effets culturels et sociaux des Trente Glorieuses. Le Veau d’or est plus puissant que jamais à Paname, écrit-il à son ami Robert Passas. Il ne boude pas en revanche son plaisir à rendre visite à son ami Berthier et semble même réjoui, malgré un prix excessif, d’assister aux Trois Baudets à un concert de Georges Brassens. Nous pouvons en effet imaginer aisément Alexandre Jacob applaudir à l’écoute du Gorille ou d’Hécatombe.
Les deux textes du poète chansonnier font en effet scandale à leur sortie en décembre 1953 dans l’album 25cm Georges Brassens chante les chansons poétiques (et souvent gaillardes) de … Georges Brassens. Il est vrai que ces deux brulots comiques mettent en scène une simiesque et judiciaire sodomie et le jovial passage à tabac de quelques pandores sur un fameux marché corrézien. Le succès grandissant a raison de dame Anastasie mais les temps ne faisant rien à l’affaire ont, hélas, depuis bien changé. Nos sociétés, de plus en plus policées, ne supportent semble-t-il plus les avis contraires. Pousser la chansonnette à Rennes, à Toulouse ou à Lyon peut dès lors s’avérer fort désagréable, même un soir de fête de la musique. Hécatombe judiciaire et policière vécue en mai et juin 2011. Vive les enfants de Brassens … et de Cayenne !
Georges Brassens – Hécatombe par bisonravi1987
1953
Au marché de Briv’-la-Gaillarde,
A propos de bottes d’oignons,
Quelques douzaines de gaillardes
Se crêpaient un jour le chignon.
A pied, à cheval, en voiture,
Les gendarmes, mal inspirés,
Vinrent pour tenter l’aventure
D’interrompre l’échauffouré’.
Or, sous tous les cieux sans vergogne,
C’est un usag’ bien établi,
Dès qu’il s’agit d’rosser les cognes
Tout l’monde se réconcili’.
Ces furi’s, perdant tout’ mesure,
Se ruèrent sur les guignols,
Et donnèrent, je vous l’assure,
Un spectacle assez croquignol.
En voyant ces braves pandores
Etre à deux doigts de succomber,
Moi, j’bichais, car je les adore
Sous la forme de macchabé’s.
De la mansarde où je réside,
J’excitais les farouches bras
Des mégères gendarmicides,
En criant: « Hip, hip, hip, hourra! »
Frénétiqu’ l’une d’ell’s attache
Le vieux maréchal des logis,
Et lui fait crier: « Mort aux vaches!
Mort aux lois! Vive l’anarchi’! »
Une autre fourre avec rudesse
Le crâne d’un de ces lourdauds
Entre ses gigantesques fesses
Qu’elle serre comme un étau.
La plus grasse de ces femelles,
Ouvrant son corsag’ dilaté,
Matraque à grands coups de mamelles
Ceux qui passent à sa porté’.
Ils tombent, tombent, tombent, tombent,
Et, s’lon les avis compétents,
Il paraît que cett’ hécatombe
Fut la plus bell’ de tous les temps.
Jugeant enfin que leurs victimes
Avaient eu leur content de gnons,
Ces furi’s, comme outrage ultime,
En retournant à leurs oignons,
Ces furi’s, à peine si j’ose
Le dire, tellement c’est bas,
Leur auraient mêm’ coupé les choses:
Par bonheur ils n’en avaient pas!
Leur auraient mêm’ coupé les choses:
Par bonheur ils n’en avaient pas!
Lettre à Josette Passas, 19 janvier 1954
Paris est surpeuplé de voitures. Celui qui ne connaît pas Paris de façon parfaite ne peut y rouler. Ce ne sont que sens uniques, sens interdits, panneaux de toutes les couleurs. Bien que mon cerveau soit encore très lucide, je dois m’adapter à cette vie trépidante, hallucinante, fiévreuse. Cela dépasse ma capacité physique. […]
Toutefois, la vérité m’oblige à t’avouer que, depuis mon départ de Reuilly, je me sens beaucoup plus alerte et ma physionomie ressemble exactement à cette photo qui me représente sur le livre (la couverture) avec la pipe à la bouche, le regard serein. Il est vrai que je mène une vie de châtelain. Les Denizeau sont d’une prévenance, d’une camaraderie excessive. J’ai vu Berthier aussi, qui m’a conseillé d’écrire mes mémoires dont il estime un gros succès de librairie. En 29, Gallimard m’avait offert trente billets, quinze d’abord et le reste à la parution. J’ai refusé, je n’aime pas le tam-tam. […] Lundi soir, nous sommes allés aux Trois Baudets où Georges Brassens tenait la vedette. Très cher : 950 francs la place mais Brassens y a été justement applaudi. Des chansons spécifiquement anarchistes que la radio ne peut tolérer.
Lettre à Robert Passas, 24 janvier 1954 :
Cette vie parisienne heurte tous mes rêves, dissipe toutes mes illusions. Il y a cinquante ans, un anar – et il y en avait dans toutes les classes, surtout parmi la gent littéraire – pouvait s’offrir le luxe et le plaisir d’écrire sans salaire. À présent pas. On n’écrit que pour ce qui paye. La lutte pour le bifteck prime toute autre considération. Je ne veux pas te citer de noms. Mais les propos que j’ai entendus, les arguments que l’on m’a servis m’ont écoeuré. L’individu tend à disparaître, s’il n’est déjà disparu, pour céder la place à une manière de robot social. Quel monde ! Quelle époque ! Il y a cinquante ans nous rêvions d’une société future. Quel cloaque. Le Veau d’or est plus puissant que jamais.
Si jamais vous avez le désir et la [possibilité] de voir Paris, prenez la précaution de laisser votre voiture dans un garage aux portes de Paris. Seuls ceux qui connaissent Paris parfaitement peuvent y rouler, je ne dis pas sans encombre, mais s’en tirer sans dégâts. Il faut le voir pour le croire.
Lundi 31 mai 2011
Cherbourg – Otceville
Condamné pour avoir chanté du Brassens
« Interpréter cette chanson devant un miroir, pourquoi pas… Devant des policiers, c’est un outrage », apostrophe le procureur, ce vendredi 27 mai, devant le tribunal correctionnel de Rennes.
Dans la nuit du 24 juillet 2009, un Rennais de 27 ans avait chanté Hécatombe, de Brassens, dans laquelle il est question de « mégères gendarmicides ». Et ce, depuis la fenêtre d’un appartement de Cherbourg. Le public ? Trois policiers qui n’ont pas apprécié.
Ivre, le fan de Brassens est interpellé. Ce vendredi, il a reconnu les faits : « Mais ce n’était pas directement destiné aux policiers. » L’avocat de la défense a rejoint le procureur : « Tout le monde n’a pas le talent de Brassens. Mon client avait bu. »
Le prévenu a été condamné à un travail d’intérêt général de 40 heures. Il devra aussi verser 100 € à deux policiers. Comme quoi, on n’est pas libre de chanter n’importe quoi chez soi. En revanche, on est libre de vous proposer cette chanson de Brassens pour vous faire un avis !
24 juin 2011
Judith Duportail
Tu chantes pas Brassens devant un commissariat, t’as raté ta vie !
« Mort aux vaches, mort aux lois, vive l’anarchie ! » Ou comment une banale affaire d’outrage à agent a relancé Brassens parmi les militants d’extrême gauche et les anarchistes.
Le 27 mai dernier, le tribunal correctionnel de Rennes condamnait un jeune homme à 40 heures de travaux d’intérêt Général et 200 euros d’amende pour avoir chanté « L’hécatombe » à sa fenêtre.
Outrées qu’il ne soit plus possible de chanter en toute liberté, des chorales fleurissent « en solidarité », à Paris ou à Toulouse.
« Il a fait ça dans le but d’embêter les policiers »
L’histoire est un poil différente, comme l’explique Me Eric Lemmonier, avocat au barreau de Rennes qui a défendu le chanteur à l’origine du phénomène. Le jeune homme a accompagné son couplet d’un refrain d’insultes et avait déjà comparu pour des délits similaires :
« Antoine [le prénom a été modifié] était à sa fenêtre, éméché. Il a vu des policiers en bas procéder à un contrôle, il a chanté la chanson de Brassens et ajouté quelques mots à lui, si vous voyez ce que je veux dire…
Il s’en est bien tiré. Antoine a des antécédents, il risquait une peine plancher. Le tribunal lui a laissé une chance, c’est pas un mauvais garçon. Il a ce petit côté rebelle, il aime pas trop la police, il a eu un passé difficile.
Il a chanté cette chanson dans le but d’embêter les policiers, il ne s’agissait pas d’une bande d’amis qui chante Brassens dans la rue un soir de fête ! »
Quand « La canaille du midi » s’en mêle
Sitôt rendu, le jugement tourne parmi les réseaux d’extrême gauche, les anarchistes et les indignés de la place de la Bastille. La chorale toulousaine « La canaille du midi », groupe de chanteurs engagés, connu pour reprendre des chants révolutionnaires, s’en indigne et décide de passer à l’action.
Mercredi 15 juin à 20 heures, une trentaine de personnes entonne la même chanson devant un commissariat de la ville rose. Au bout d’une heure, les policiers perdent patience et leur font tous décliner leur identité. Même topo samedi 18 juin devant la préfecture de police de Paris. Sauf que trois des chanteurs passent la nuit en garde à vue. Jean-Paul (le prénom a été modifié), archéologue de 47 ans, raconte :
« J’avais entendu parler de l’affaire sur Radio Libertaire (radio anarchiste parisienne) et comme je suis un grand fan de Brassens, ma compagne et moi avons décidé de nous joindre au rassemblement. Ça tombait pile poil avec la séance de cinéma où on voulait aller ensuite !
Les gendarmes nous ont encerclés, j’ai été déséquilibré, je suis tombé. En tombant, j’ai arraché l’oreillette d’un gendarme. Ils m’ont embarqué, menotté, libéré seulement le lendemain. Je suis poursuivi pour outrage. L’affaire est reportée à septembre. »
« Ça donne encore plus envie de le chanter »
Le 21 juin, une dizaine de personnes se donnent rendez-vous devant la préfecture de police de Paris. Des militants anarchistes, des indignés, des étudiants qui ont entendu parler de l’affaire sur Facebook. Tout le monde a oublié le jeune homme de Rennes, plus personne ne sait qui c’est. Le jeune homme de Rennes lui-même n’est pas au courant de ces rassemblements. L’organisateur de l’évènement, Gregory, s’emmêle un peu les pinceaux :
« On est là en solidarité avec ceux de Toulouse, qui ont été condamnés à des dizaines d’heures de travaux d’intérêt généraux. »
Pour l’instant, les chanteurs de Toulouse ne sont pas poursuivis. Mais qu’importe, la légende est créée, le mot est passé, en attendant de chanter on s’interpelle :
« Mais tu te rends compte, ils ont juste chanté Brassens et ils sont condamnés ? Ça donne encore plus envie de le chanter. »
L’ambiance est familiale et bon enfant, une maman chante même avec son bébé dans les bras.
L’heure tourne et, fête de la musique oblige, personne ne moufte au commissariat. Gregroy le reconnait bon gré mal gré :
« On va pas critiquer la police quand ils font rien de mal… Mais nous devons être sûrs que personne ne s’est fait embarquer ailleurs ! Dès que quelqu’un se fera embarquer pour avoir chanté du Brassens, on reviendra. »
25 juin 2011
Fête de la musique à Lyon : chanter peut entraîner de graves violences policières
Publié le 25 juin
« Le lendemain matin de la fête de la musique vers 5h alors que mes amis et moi rentrions à nos domiciles, nous avons subi des violences policières entrainant de lourdes conséquences : fractures, ITT, plainte pour outrage et appel à l’émeute, etc…
Nous nous sommes faits violentés pour avoir chanté « Les enfants de Cayenne » des Amis d’ta femme, dans le métro station Gerland… »
Témoignage et vidéo.
Ce n’est pas la première fois que des personnes se font arrêter pour ce genre d’action. Souvenons-nous de l’histoire des personnes qui chantaient « Hécatombe » de Brassens, sur les places publiques …
Témoignage : « Les enfants de Cayenne » provoquent encore des violences policière à Gerland.
22 juin, fête de la musique. Je dis bien fête ! Après avoir passé la soirée avec mes amis au boulevard électro à Gerland, nous décidons de rentrer chez nous.
Il est environ 5 heures du matin lorsque nous arrivons à l’entrée du métro Gerland. Nous sommes quatre amis, l’ambiance est bonne enfant. Nous commençons à chanter quelques chansons paillardes. Au bout de quelques minutes, l’un de mes amis entame cette vieille chanson « les enfants de Cayenne » des Amis d’ta femme. Maudite liberté d’expression !
Dès sa chanson finie, deux policiers arrivent brusquement vers nous et commencent à tirer mon ami par le bras, sans aucune explication.
Stupeur dans le métro : « Mais qu’est-ce qui ce passe, qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Pourquoi m’emmenez-vous ? » Toujours aucune réponse. Se faisant tirer violemment dans les escaliers, nous décidons de réagir. Sa copine le tire dans un sens, les policiers de l’autre. J’essaie de discuter avec eux pour calmer la situation et je me fais braquer avec un flash ball à bout portant sur la poitrine.
Nous sommes rejoints par quelques personnes et toujours la même question : « pourquoi ? » Là on me répond qu’il a insulté les blondes !?
Même les autres usagers sont indignés, certains reprennent la chanson, d’autres bloquent le départ du métro en gardant les portes ouvertes.
Après quelques minutes d’altercation, nous suivons notre ami qui se fait emmener dans les bureaux TCL en compagnie d’un seul agent de police. Il me semble que ceci est interdit mais quand on a le pouvoir… Moins de cinq minutes après, l’agent ressort en tenant notre ami par le cou en criant devant une quinzaine d’agents des forces de l’ordre et des usagers qui étaient dans la station :
« Maintenant tu vas t’excuser auprès de tous mes collègues ! ».
Et toujours la même question : « pourquoi ? »
Au même moment, une autre altercation commence un peu plus loin entre une jeune femme et quelques agents de police. Cela attire l’attention de tout les policiers. Pendant ce temps, mon ami est relâché, sa copine se rapproche de lui et l’attire vers nous pour partir . Tout se passe très vite, un agent rattrape mon ami, le tire vers lui et le plaque violemment au sol après lui avoir fait une clé de bras.
Celui-ci n’opposait pourtant aucune résistance. Nous nous rapprochons tous rapidement et soudain je sens que l’on m’attrape à la gorge par l’arrière, balayette.
En un instant, je me retrouve au sol, un genou sur la gorge et une bombe lacrymogène pointée sur moi. Il me lâche, le temps de me relever, mon ami est menotté et embarqué dans un véhicule de police. La voiture part, en quelques minutes, tout redevient calme.
22 juin 18h : notre ami sort enfin de garde à vue, le bras dans le plâtre à cause de la clé de bras,résultat fracture du métacarpe de l’index droit (qui nécessitera tout de même à court terme une opération avec une mise en place de broches).
Une plainte sera déposée contre lui pour outrage et incitation à l’émeute. Moi, je ne m’en sors pas trop mal, trois jours d’ITT, un gros hématome sur le coude et le dos en vrac.
Quand ces agressions policières vont donc t-elle cesser ???
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