La rapine au bout du canon


L’actualité, tant nationale qu’internationale, aurait pu occulter largement le procès d’Amiens et l’extraordinaire couverture médiatique dont on bénéficié les Travailleurs de la Nuit. En 1905, les yeux du monde, et plus particulièrement ceux de nos bons hexagonaux qui ont souscrit aux fameux et désormais légendaires emprunts,  sont tournés vers la Russie impériale. La puissance de la Troisième Rome apparait dangereusement et doublement chancelante.

Une nation de couleur – le Japon régénéré par l’industrialisation de l’ère Meiji – s’apprête à mettre fin à  l’hypothétique supériorité d’une civilisation blanche. Le 8 février 1904, l’attaque de la flotte russe dans la rade de Port Arthur marque le début de la guerre russo-japonaise. La révolution, à l’intérieur, gronde, prélude à la fin de la dynastie des Romanov, répétition générale avant les évènements de 1917.

Et le sort de la Russie intéresse d’autant plus la France que celle-ci s’est engagée depuis les années 189O dans une alliance défensive, prémisse de la Triple Entente avec l’Angleterre. La politique générale menée par le ministre des affaires étrangères Delcassé vise à l’isolement de l’ennemi héréditaire (au moins depuis 1870) : l’Allemagne. Mais la politique expansionniste des tsars en Asie (1858 : annexion de la région de l’Amour) se heurte en Mandchourie et en Corée aux intérêts japonais. Et les désastres s’accumulent : le 2 janvier 1905, Port Arthur capitule. Le 5 mars, le général Kouropatkine subit la cinglante défaite de Moukden.

A Amiens, les anarchistes locaux font de la propagande et soutiennent activement l’honnête cambrioleur Jacob et ceux que la presse a vite fait, dans un climat national marqué du sceau de l’insécurité, de qualifier de « bande sinistre ». L’article de Jules Ouin qui parait dans le numéro 11 de Germinal, numéro entièrement consacré à la dite  association anarchiste de malfaiteurs, peut ainsi établir une ironique et indignée comparaison. Le meurtre collectif, le pillage en masse deviennent honnêtes, héroïques, éternellement glorieux lorsqu’ils sont pratiqués au son du clairon et au nom de la raison d’état.

Que vaut alors, nous dit Jules Ouin, la révélation de la petite centaine de cambriolages et de la mort de l’agent Pruvost à Pont Rémy face au macabre et honteux rapport fait par le maréchal nippon à la suite de son  illustre victoire sur l’armée du tsar ? La comparaison n’est pas aussi naïve qu’il n’y parait.

Germinal

N°11

Du 19 au 25 mars 1905

AU VOLEUR !

Le maréchal marquis Oyama, un honnête homme s’il en fût, envoie le rapport suivant sur la bataille de Moukden !

« Les prisonniers sont au nombre de 4OOOO, y compris le général Nakhimhoff. Le chiffre des tués et des blessés est évalué à 90.000.

« Nous avons pris 2 drapeaux, 60 canons, 60000 fusils, 150 wagons et 1000 chariots à munitions, 200000 obus, 25 millions de cartouches, 26000 hectolitres de céréales, 17000000 de kilos de fourrages, 45000 kilos de matériel de chemin de fer, 2000 chevaux, 1000 charrettes d’uniformes, un million de rations de pain, 150 millions de livres de combustibles, 60 tonnes de foin. En outre, des outils, des tentes, des bœufs, des fils et poteaux télégraphiques, etc., etc… Ces chiffres relatifs aux hommes, aux canons et aux dépouilles augmentent constamment ; et les autres armées n’ont pas encore envoyé le rapport de leur butin. »

Où es-tu, pauvre Jacob, à côté de ces honnêtes gens? – Des centaines de millions de vols et des centaines de mille d’assassinats ! A 23, vous n’avez tué qu’un seul agent, et encore grâce à Bour, et l’on vous décore tous pour cela du nom d’assassins. Votre gloire n’atteint pas la cheville des Oyama, des Kouropatkine et des Oku. Vous avez exproprié légèrement quelques châtelains, quelques bazars à bon dieu, quelques rentiers. Vous n’existez pas â côté des honnêtes patriotes russes et japonais. Eux volent tout, pillent tout, brûlent tout. Partout où ils passent, ils font table rase. Semblables à leurs prédécesseurs les Huns, partout où ils passent, l’herbe ne repousse plus. Les villages, les cultures, les jardins, les bêtes, les hommes, les arbres, tout est fauché, dévoré ou brûlé ; les cyclones, ne sont rien auprès de ces ouragans humains, et quel spectacle admirable et patriotique, glorieux et religieux, moral et réconfortant que la vue d’un champ de bataille, le soir, avec ses monceaux de cadavres enchevêtrés, les morts étouffant les blessés, les mourants faisant des efforts titanesques pour se relever une dernière fois ! Quel concert harmonieux que tous ces hurlements de rage et de douleur, atroce, qui montent vers le ciel pour bénir le Dieu qui a créé l’homme à son image et à sa ressemblance ! Comme c’est beau la guerre sainte et purificatrice ! Et quelles belles pages pour l’Histoire (avec un grand H).

Décidément, mon ami Jacob, tu n’es qu’un maigre brigand, un bien petit voleur et un assassin de pacotille à côté de ces glorieux soldats ; prends exemple sur ces vertueux guerriers, et tu seras comme eux un immortel héros.

J. Ouin.

Tags: , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

1 étoile2 étoiles3 étoiles4 étoiles5 étoiles (3 votes, moyenne: 5,00 sur 5)
Loading...

Imprimer cet article Imprimer cet article

Envoyer par mail Envoyer par mail


Laisser un commentaire

  • Pour rester connecté

    Entrez votre adresse email

  • Étiquettes

  • Archives

  • Menus


  • Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur