24 juin 1894


Écrit à l’occasion du 111e anniversaire de l’assassinat de Sadi Carnot par Sante Geronimo Caserio, l’article qui suit a été mis en ligne sur le site Rebellyion.info le 24 juin 2011

24 juin 1894 : Caserio poignarde Sadi Carnot, rue de la Ré à Lyon

Le 24 juin 1894, le président de la République Sadi Carnot vient à Lyon visiter l’Exposition Internationale qui se tient au parc de la Tête d’Or (…). Le soir, après un banquet à la Bourse de Commerce qu’il préside, la foule, massée sur la rue de la Ré entre la place des Cordeliers et la place de la Bourse, attend sa sortie avant qu’il ne se dirige vers le Grand-Théâtre…

Santo Caserio, un commis boulanger à Sète, ayant pris depuis la veille plusieurs trains jusqu’à Vienne, puis ayant fait le voyage à pied de Vienne à Lyon, a réussi, une fois arrivé aux Cordeliers, à se faufiler dans la foule tout près d’un candélabre bec-de-gaz de la Bourse de Commerce…

A la barre, et pour l’Almanach de Myrelingue, il nous donne lui-même le récit de ce qu’il a fait à ce soir-là.

L’attentat

« On venait de dire qu’il était 9 heures 5, tout le monde commençait à s’agiter. Il n’avait passé qu’une seule voiture fermée, arrivant au grand trot de l’Opéra à la Bourse pour repartir aussitôt en sens inverse. Enfin on a entendu la Marseillaise. Tout d’abord ont passé vite, pour assu­rer la liberté de la voie sur la rue de la République, quatre cavaliers de la garde républicaine. Puis il est venu à tout petits pas des mili­tai­res à cheval par pelletons de cinq files de quatre ou à peu près. Après la pre­mière troupe, un cava­lier tout seul tenait sa trom­pette sans en jouer. Puis un second peloton comme le pre­mier. Enfin la calè­che décou­verte du président de la République, dont les che­vaux avaient leur tête à trois pas envi­ron de l’arrière du der­nier pele­ton.

Au moment où les der­niers cava­liers de l’escorte pas­saient en face de moi, j’ai ouvert mon veston. Le poi­gnard était, la poi­gnée en haut, dans l’unique poche, du côté droit, à l’inté­rieur sur la poi­trine. Je l’ai saisi de la main gauche et d’un seul mouvement, bous­cu­lant les deux jeunes gens placés devant moi, repre­nant le manche de la main droite et fai­sant de la gauche glis­ser le four­reau qui est tombé à terre sur la chaus­sée, je me suis dirigé vive­ment mais sans bondir, tout droit au pré­si­dent, en sui­vant une ligne un peu obli­que, en sens contraire du mouvement de la voi­ture.

J’ai sauté sur le marchepied et appuyé la main gauche sur le rebord de la voi­ture, et j’ai d’un seul coup porté légè­re­ment de haut en bas, la paume de la main en arrière, les doigts en dessous, plongé mon poi­gnard jusqu’à la garde dans la poi­trine du pré­si­dent. J’ai laissé le poignard dans la plaie et il res­tait au manche un mor­ceau de papier jour­nal.

En por­tant le coup, j’ai crié, fort ou non, je ne puis le dire : « Vive la Révolution« . Le coup porté, je me suis d’abord rejeté vivement en arrière ; puis voyant qu’on ne m’arrê­tait pas instan­ta­né­ment et que per­sonne ne sem­blait avoir com­pris ce que j’avais fait, je me suis mis à courir en avant de la voi­ture et en pas­sant à côté des che­vaux du pré­si­dent, j’ai crié « vive l’anar­chie« , cri que les gar­diens de la paix ont bien entendu. Puis j’ai passé devant les chevaux du pré­si­dent, et der­rière l’escorte, me diri­geant sur la gauche obli­que­ment pour tâcher de péné­trer dans la foule et de dis­pa­raî­tre. Des femmes et des hommes ont refusé de me lais­ser passer, puis on a crié der­rière : « Arrêtez-le ». Un gen­darme, du nom de Nicolas Pietri, m’a mis la main au collet par der­rière, et j’ai été aus­si­tôt saisi par une ving­taine d’autres. »

Pourquoi ce geste ?

Le lendemain, la veuve de Sadi Carnot reçoit une pho­to­gra­phie de Ravachol, expé­diée par Caserio, avec ces sim­ples mots : « Il est bien vengé ».

En effet, Ravachol, de son vrai nom François Koenigstein, un tein­tu­rier de 33 ans, est guillotiné à Montbrison le 11 juillet 1892 à la suite d’une série de délits et de crimes. Ravachol déclare lors de son procès : « Voilà pour­quoi j’ai commis les actes que l’on me repro­che et qui ne sont que la consé­quence logi­que de l’état bar­bare d’une société qui ne fait qu’augmenter le nombre de ses vic­ti­mes par la rigueur de ses lois qui sévis­sent contre les effets sans jamais tou­cher aux causes. »

Avant son exil en France, Caserio avait fait de la prison en Italie sim­ple­ment pour avoir distribué des tracts anti-mili­ta­ris­tes. Le contexte du moment est impor­tant. En effet, peu de temps avant que Caserio poignarde au foie le pré­si­dent de la République fran­çaise, les gouverne­ments suc­ces­sifs, afin d’effrayer le petit peuple, n’ont alors de cesse de « cri­mi­na­li­ser » l’oppo­si­tion sociale, les mili­tants anti-auto­ri­tai­res. Entre 1892 et 1894, ce sont plus de 400 anarchistes qui sont arrê­tés par la police.

C’est la période où l’assem­blée vote les « lois scé­lé­ra­tes », des­ti­nées à répri­mer l’acti­vité anar­chiste, après qu’Auguste Vaillant ait lancé une bombe, le 9 décem­bre 1893, dans la tribune poli­ti­que de la cham­bre des dépu­tés, pour protester contre la poli­ti­que répres­sive du gouver­ne­ment Casimir-Perier. Quelques dépu­tés sont bles­sés. Auguste Vaillant, enfant de la balle, qui exerça vingt métiers, fut condamné à mort et guillo­tiné le 3 février 1894. Sadi Carnot avait refusé de le grâ­cier, tout comme il avait refusé de gracier Emile Henry, anarchiste aussi, guillo­tiné le 21 mai 1894. Avant de mourir, Vaillant s’écrie : « Vive l’Anarchie, ma mort sera vengée ! »

La mort du président

Le pré­si­dent Sadi Carnot, touché en plein foie, a rapi­de­ment été trans­porté ago­ni­sant à la préfecture du Rhône. Il y est mort trois heures plus tard, dans la nuit. C’est là que de nombreux médecins et spécialistes lyon­nais se sont dis­pu­tés l’hon­neur d’être pré­sents lors de l’autop­sie, pra­ti­quée dans la fébri­lité, pour sonder la plaie et cons­ta­ter le double sectionnement de la veine porte : Alexandre Lacassagne, Henry Coutagne, Antonin Poncet, Louis Ollier, Jean Lépine, Fleury Rebatel, Michel Gangolphe, Léon Fabre. Même Alexis Carrel, qui avait à peine 21 ans, a tout fait pour se fau­fi­ler et assis­ter à l’agonie du pré­si­dent à la préfecture : on sait ce qu’il advint, un apo­lo­giste d’un racisme et d’un fas­cisme scien­ti­fi­que.

La mort de Sadi Carnot pro­dui­sit une immense émotion dans le pays et fit la « une » de tous les sup­plé­ments illus­trés. Cela donna lieu à un com­merce impor­tant de por­traits, reproductions, bio­gra­phies, spec­tres du pré­si­dent défunt, et même de com­plain­tes. A Lyon, des scènes de racisme vis à vis des Italiens se pro­dui­si­rent, Caserio étant Italien, et notam­ment le consu­lat d’Italie, rue de la Barre, ainsi que des com­mer­ces dont le nom avait une conson­nance italienne ont été stu­pi­de­ment pris à partie. Le Maire de Lyon, le doc­teur Gailleton a dû inter­ve­nir pour les faire cesser.

Le corps fut ramené à Paris pour des funérailles solen­nel­les à Notre-Dame. Le pré­si­dent fut inhumé au Panthéon le 1er juillet 1894 à côté de son grand-père Lazare Carnot.

A Lyon, dans le quar­tier des Cordeliers, une rue porte désor­mais le nom du pré­si­dent Carnot. Avant qu’elle ne soit dépla­cée dans les jar­dins de la pré­fec­ture, et comme on aime bien inverser les choses à Lyon, sa statue trô­nait sur la place de la République, tandis qu’on sait que la statue de la République se trouve sur la place Carnot, qui honore son grand-père…

Sadi Carnot

François Marie Sadi Carnot est né à Limoges le 11 août 1837, et mort à Lyon le 25 juin 1894. Il est le fils d’Hippolyte Carnot (minis­tre de l’ins­truc­tion publi­que en 1848), le petit-fils de Lazare Carnot (le Grand Carnot,« orga­ni­sa­teur de la vic­toire » en 1793), neveu de l’autre Sadi Carnot (le phy­si­cien, inven­teur de la thermodyna­mi­que). Il fut Député, Ministre, et Président de la République fran­çaise de 1887 à 1894.

Ancien élève de l’École Polytechnique, créée par son grand-père, il entra à l’École des Ponts et Chaussées dont il sor­tira major en 1863. D’abord secré­taire adjoint au Conseil supé­rieur des Ponts-et-Chaussées, puis il fut nommé ingénieur en chef de la Haute-Savoie, où il conçoit et fait cons­truire vers 1874, le fameux sys­tème de régu­la­tion de la sortie des eaux du lac d’Annecy, com­mu­né­ment appelé « les vannes du Thiou ». Joyau tech­ni­que et archi­tec­tu­ral, elles ont permis de remon­ter le niveau du lac (2.759 hec­ta­res) de 20 cm afin d’assu­rer aux usines un débit cons­tant toute l’année, et 16 jours sup­plé­men­tai­res de débit à l’étiage.

Préfet de la Seine-Inférieure après la chute du Second Empire et élu député de la Côte d’Or en 1871, sous-secré­taire d’État aux Travaux Publics puis Ministre des Travaux Publics, il devient Ministre des Finances en 1886.

Suite à la démis­sion de Jules Grévy, mis en cause dans le scan­dale des déco­ra­tions, Sadi Carnot fut élu Président de la République le 3 décem­bre 1887. Le début de son mandat fut marqué par l’agi­ta­tion bou­lan­giste (il signa le décret met­tant à la retraite d’office le Général Boulanger), par le ral­lie­ment de nom­breux catho­li­ques au régime répu­bli­cain (1890) et les scan­da­les de Panama (1892). Sadi Carnot prit l’habi­tude de mul­ti­plier les voya­ges dans les régions pour étudier les pro­blè­mes locaux. A l’Elysée, il accepta de pour­sui­vre la tra­di­tion de l’effa­ce­ment du pou­voir pré­si­den­tiel tout en usant de son rôle d’arbi­tre.

Le gou­ver­ne­ment de Casimir-Perier venait de faire voter les « lois scé­lé­ra­tes » visant à réprimer l’agi­ta­tion syn­di­cale et anar­chiste quand Carnot fut assas­siné. La mort de Sadi Carnot entraina le vote de lois encore plus répres­si­ves pour écraser le mou­ve­ment anar­chiste et toute forme de contes­ta­tion du pou­voir.

Santo Caserio

Fils d’un bate­lier qui est décédé quand il était encore enfant, Santo Geronimo Caserio est né le 8 sep­tem­bre 1873 à Motta-Visconti, en Lombardie, Italie, au sein d’une famille rurale très nom­breuse. Ne vou­lant pa être à la charge de sa mère, qu’il aime beau­coup, il part à Milan, où il est apprenti bou­lan­ger dès 12 ans. Il dut quit­ter sa famille très tôt, tout en res­tant étroitement en contact.

Il devient anar­chiste à une période où ces idées sont en accrois­se­ment en Italie, comme lors du procès de Rome, qui a lieu après l’arres­ta­tion de 200 per­son­nes consi­dé­rées comme anar­chis­tes suite à la manif du 1er mai 1891. Santo crée même à Milan un petit groupe anar­chiste « Ape » (c’est-à-dire Sans rien) avec lequel il dis­tri­bue aux chô­meurs du pain et des bro­chu­res devant la bourse du tra­vail. En 1892, il est condamné à huit mois de prison à Milan pour distribution de tracts anti­mi­li­ta­ris­tes lors d’une mani­fes­ta­tion. Ses acti­vi­tés poli­ti­ques lui valent une condam­na­tion puis l’exil d’Italie. En tant que déser­teur, il rejoint la Suisse, à Lugano. Ensuite il vient à Lyon le 21 juillet 1893, où il est por­te­faix pen­dant un moment. Puis, il trouve à exer­cer son métier d’ouvrier bou­lan­ger à Vienne, puis à Sète, à la bou­lan­ge­rie Viala. C’est dans cette der­nière ville qu’il a l’idée d’accom­plir « un grand exploit ». Il n’est donc âgé que de vingt ans lors de son exé­cu­tion.

La guillotine

Après une ins­truc­tion ron­de­ment menée de vingt-deux jours et un procès, le 3 août 1894, qui dépasse à peine une dou­zaine d’heures, quel­ques minu­tes de déli­béré suf­fi­sent pour condamner à mort Caserio. Réfutant des influen­ces qu’il aurait pu avoir, il est obligé, en pleine audience, de repren­dre ver­te­ment son avocat d’office, Maitre Dubreuil, qui dépeint la vie de Caserio « à sa façon ». Déterminé, il dit devant le tri­bu­nal : « Eh bien, si les gouvernements emploient contre nous les fusils, les chaî­nes, les pri­sons, est-ce que nous devons, nous les anar­chis­tes, qui défen­dons notre vie, rester enfer­més chez nous ? Non… Vous qui êtes les repré­sen­tants de la société bour­geoise, si vous voulez ma tête, prenez-la ! ».

Il accueille sa condam­na­tion à mort en criant : « Vive la révo­lu­tion sociale ! ».

Il écrit aus­si­tôt une lettre à sa mère : « Je vous écris ces quel­ques lignes pour vous faire savoir que ma condam­na­tion est la peine de mort. Oh ! ma chère mère, ne pensez pas mal de moi ! Mais pensez que si j’ai commis cet acte, ce n’est pas que je sois devenu un mal­fai­teur, et pour­tant, beau­coup diront que je suis un assas­sin et un mal­fai­teur. Non, parce que vous connais­sez mon bon coeur, la dou­ceur que j’avais lors­que j’étais auprès de vous ! Et bien, aujourd’hui encore, c’est le même coeur. Si j’ai commis cet acte, c’est parce que j’étais las de voir le monde aussi infâme. »
Le recours en grâce sera refusé par Jean Casimir-Perier, le nou­veau pré­si­dent de la République, plus ou moins forcé de pren­dre cette fonc­tion, per­sonne ne vou­lant de bonne grâce la pren­dre. Caserio monte sur la guillo­tine ins­tal­lée près de la prison Saint-Paul, à l’angle de la rue Smith et du cours Suchet, le 16 août 1894 à quatre heures et demie du matin. Sur l’échafaud, fina­le­ment, un ins­tant avant de mourir, il lance en ita­lien à la foule qui assis­tait de loin à l’exé­cu­tion : « Courage, les amis ! Vive l’anar­chie ! ».

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