Au pays des frelons (4)
Juin 1905 au pays des frelons. A l’initiative très certainement des avocats parisiens, dix des condamnés d’Amiens dont Jacques Sautarel et Marie Jacob se sont pourvu en cassation. L’absence de preuves a du être invoquée pour réclamer un nouveau passage devant les assises, mais très certainement aussi l’incident violent de la sixième audience. En effet, Mes Lagasse et Hesse ont déposé au nom de leur client des conclusions en nullité de procédure à la suite de leur altercation verbale avec le président Wehekind. Ce dernier a de plus procédé à l’élection du jury d’une manière contraire à l’organisation prévue par la loi. La chambre criminelle de la cour de cassation est saisie. Le 9 juin, elle casse l’arrêt de la cour d’assises de la Somme pour vices de forme et ce au grand étonnement d’Alexandre Jacob qui ne manque pas d’ironiser sur le fonctionnement de la justice dans les trois lettres qui suivent. C’est alors à Laon que doit se tenir le dernier des procès impliquant les Travailleurs de la Nuit. Dix d’entre eux ont à comparaître à nouveaux : Marie Jacob, Jacques Sautarel, Rose Roux, Léon et Angèle Ferré, Honoré Bonnefoy, Jules Clarenson, François Brunus, François Vaillant et Marius Baudy.
S’il espère, sans trop y croire, que la nouvelle comparution de sa mère se fasse au mois de juillet, l’ancien voleur ne manque surtout pas de prodiguer ses conseils. Il montre, et cela se vérifiera au bagne, sa très haute connaissance de l’appareil judiciaire français. Se dessine ainsi un expert en droit criminel, qui n’hésite pas de la sorte à critiquer le professionnalisme de Justal, son avocat à Amiens, et à reconnaître l’intelligence du juge Hatté qui mena l’instruction en vue du procès des « bandits d’Abbeville ». Le nouveau procès le rend de toute évidence joyeux et primesautier, comme le montre la caustique nouvelle qu’il imagine sur la fondation légendaire de Laon. Mais Jacob indique encore sa volonté de ne pas comparaître à Orléans. Retenons enfin que l’apparition du prénom Yvonne, dans la première des lettres, laisse à penser que le détenu Jacob commence à mettre en place un système de codage pour contourner la censure et l’interception du courrier par l’administration pénitentiaire.
Chère maman,
Rose me la baille bonne avec son «Ne te fatigue pas pour m’écrire ». Que lui écrirais-je ? Et puis, d’autre part, oublie-t-elle les règlements républicains qui interdisent toute correspondance « entre détenus de sexes différents non unis par les liens du mariage » ? Dis-lui qu’elle prenne garde ; elle m’a écrit là un propos séditieux, anti-administratif ; cela pourrait lui jouer un mauvais tour. Qu’elle fasse en sorte d’être plus circonspecte à l’avenir.
Entêtée comme une mule non papale, elle ne va pas manquer de regimber, disant :
« C’est drôle, c’est pas possible » ; invoquant qu’à Abbeville, à Amiens, à défaut d’autres verbes on lui laissait conjuguer les suivants : au parloir, je lui parlais, elle me parlait, nous nous parlions ; quelquefois, je lui écrivais, elle m’écrivait, nous nous écrivions. Poussant la logique, je ne dirai pas à l’extrême, mais à un juste milieu, elle en conclura que ce qui est autorisé, permis, toléré, le mot importe peu, dans une circonscription devrait l’être dans une autre. Mais un tel raisonnement est trop simple, trop, comment dirais-je ?… trop sens commun. Eh ! Pécaïre ! Le sens commun ne perche pas dans l’encéphale de M. Tout-le-Monde. Amen !
J’ai une espèce de morceau d’acier ressemblant, de loin, à une plume ; mais, de près, je ne puis pas m’en servir. J’en attends une autre pour continuer ma lettre.
J’ai la plume, mais je ne me souviens plus de ce que je voulais te dire… Ah! j’y suis. Tu me demandes si j’ai un défenseur. Et pourquoi aurais-je besoin d’un défenseur, puisque comme je te l’ai dit précédemment, je ne me présenterai pas aux débats ? Depuis un mois et demi que je suis ici, à Orléans, on me persuade que je suis condamné ; bien plus, on me l’a prouvé en me mettant au régime de ces derniers. Tout récemment, comme je te l’ai dit, j’ai reçu la visite de M. le Président des assises, me disant au contraire que j’étais accusé. Je voudrais bien le croire, mais les agissements de la pénitentiaire sont là pour le démentir.
Plus récemment encore, j’ai reçu la visite d’un monsieur qui s’est dit juge d’instruction, mais je n’en crois rien. Il n’est pas assez retors pour professer cette fonction. Le juge d’instruction a si souvent affaire avec des individus rusés, fins, hypocrites, qu’au bout de peu d’années, il possède lui-même tous ces défauts. C’est de la pomme gâtée. Effet de milieu, de contact. Je crois plutôt que c’est un conseiller à la cour, commis pour faire un supplément d’enquête. Puisque je suis condamné, lui ai-je dit, je n’ai pas à me prêter à cette formalité judiciaire.
– Mais vous êtes, de nouveau, accusé.
-Je veux bien le croire. Mais le meilleur et le plus sûr moyen de me le prouver, c’est de me faire jouir de tous les avantages accordés aux accusés.
Les choses en sont là… et moi aussi.
J’ai bien reçu tes 10 francs. Je croyais en avoir accusé réception dans mon avant-dernière lettre où je parlais d’Yvonne. Ne l’aurais-tu pas reçue ? Laisse donc Mme Le Bastoul en paix. Les 200 francs qu’elle t’a escroqués ne lui porteront pas bonheur, comme l’on dit. Plus tard, elle verra que c’était un mauvais calcul. Ces 200 francs pourraient bien lui coûter plusieurs billets de mille. Si elle descend des « croisés », j’en connais qui descendent par les [illisible].
Votre pourvoi, l’arrêt veux-je dire, ne se fera pas longtemps attendre. S’il était rejeté, ce qui est très probable, adresse une nouvelle demande à M. le procureur général d’Amiens pour rentrer en possession de ton linge, papiers et bijoux de famille.
Je t’embrasse bien affectueusement.
Mille baisers à Rose,
Alexandre
Chère maman,
Tiens ! le procès est cassé ? Oh ! le pauvre procès ! Et puis, au fond, tant pis pour lui après tout ; j’aime mieux que ce soit lui que moi. Ceci soit dit au propre et au figuré. Je suis encore entier, bien entier, absolument entier, et c’est le principal, pas vrai ?
La défense avait déniché trois vices de forme ; mais, à te dire vrai, je n’aurais pas donné une vieille chique ni le plus petit mégot en faveur des deux premières : l’autre concernait la constitution du jury. J’ai idée que ça a été là l’endroit sensible, car, malgré la subtilité, les sophismes pourrais-je dire, dont la cour a orné ses considérants, le vice était flagrant et des plus indubitables. La cour a tourné autour de l’article 394 du code d’instruction criminelle, comme une mouche tourne autour d’un pot de lait sucré avant de s’y noyer. Cela n’a jamais fait l’ombre d’un doute pour personne. Mais n’empêche que je doutais d’un tel résultat. En justice, comme en politique, il y a le côté concret et le côté abstrait, si je puis me servir de ces termes. De sorte qu’il arrive quelquefois que l’on condamne ou acquitte les parties, infirme ou confirme les jugements, casse ou rejette les pourvois sans se soucier du bien ou mal-fondé des plaintes ou des pourvois. C’est ce que l’on appelle « juger dans l’intérêt général » ! Aussi ai-je toujours cru que votre procès serait traité abstractivement en raison des frais énormes que vont nécessiter sa réédition. Je me suis trompé, mais crois-moi, en agissant ainsi la Cour de cassation a obéi à ce qu’en langage administratif on appelle « le système hydraulique ». Le piston, tout est là. Hors le piston, il n’y a pas de salut. Qui n’a pas son piston ? Bientôt, il en faudra pour aller au bagne.
Avec tout cela, tu ne m’as pas dit dans quelle ville vous irez comparaître de nouveau. Sera-ce à Laon, à Beauvais ou à Rouen ? Je sais que, pour des raisons d’ordre administratif, il a été fortement question de cette dernière ville. Tu me le diras lorsque tu le sauras. La Palice n’eût pas mieux dit.
À présent, parlons peu, mais parlons bien. Je vais te donner quelques instructions qu’il te faudra suivre à la lettre, sans négliger l’esprit. Quoique nous ayons un nom sémite, pas de judaïsme. Maintenant mouche-toi et écoute-moi. Là ; y es-tu ? Bon. Je commence.
Dès ton arrivée à Rouen, si tu vas à Rouen, ou ailleurs, si tu vas ailleurs, tu écriras à M. le procureur général, en le priant de vouloir bien avoir l’extrême obligeance – si elle n’est pas extrême, peu importe : simple remarque ! – de faire citer comme témoins les nommés Georges Hatté et Paul Ruffian. Il n’est pas utile que tu prennes le conseil de ton avocat pour cela, car je suis à peu près certain qu’il serait d’un avis contraire. Les avocats, vois-tu, c’est kif-kif les juges pour ces sortes d’affaires. Un minimum de paroles, dites de tel ton, de telle manière, accompagnées de tels gestes. « Soyez sage ; tâchez de passer inaperçu ; ne vous montrez pas. » Voilà tout leur bagage de conseils. Un client momifié serait pour eux l’idéal. Ces gens-là sont tellement accoutumés à faire des grimaces que pour leur plaire il faudrait se faire Arlequin. Qu’ils aillent se faire luire l’embouligou ! Pas vrai ?
Ne te laisse pas endormir par les conseils soporifiques de Me Justal. Qu’il dise ce qu’il lui plaira dans sa plaidoirie ; cela c’est son affaire. Mais toi, n’oublie pas de dévoiler toutes les turpitudes que l’on a commises à ton égard ; il faut que le public le sache : la lumière sur ces faits iniques justifiera les événements à venir. Tu sais ce que tu as souffert. Au mépris de tous les droits, on t’a tenue enfermée en cellule pendant cinq mois, dans une prison en régime commun, alors que le juge d’instruction n’a le droit de maintenir un inculpé au secret que pendant les vingt et un premiers jours de son arrestation ; et encore, pour obtenir ce chiffre, faut-il qu’il en avise le parquet général. N’aie pas peur. Dans des termes mesurés, crache-lui ton mépris à la face à ce produit incestueux, à ce grand mât surmonté d’une tête piriforme ornée de deux yeux de caméléon, un regard de nonne en rupture de cornettes. N’as-tu jamais remarqué les trois bosses qu’il a sur la tête ? Cela, explique le système de Gall, ce sont les bosses de la bassesse, de la cruauté et de l’hypocrisie. C’est vraiment dommage que Lombroso habite à Turin. Mais j’ai envie de lui écrire. Le sujet mériterait qu’il fît le voyage. Quant à Hatté, quoiqu’il ait des yeux gros comme des olives de Calamata, ce n’est plus le même homme. En histoire naturelle, on placerait le premier entre l’oursin et l’allopède : tout est bête, stupide, crétin. Tandis que la ruse, la fourberie et l’intelligence de l’autre le classent entre le loup et le renard. Mais ne le ménage pas non plus. Si l’un a été le bras, l’autre a été la tête. En attendant le jour de ton pèlerinage à Saint-Salomon, pose-lui autant de questions qu’en exigeront les éclaircissements sur cette odieuse claustration.
En terminant, je te prie de m’envoyer une main de papier ; j’en ai bien besoin. J’ai encore de l’argent pour tout ce mois-ci et même pour l’autre.
Je t’embrasse bien affectueusement.
Mille baisers à Rose,
Alexandre
Chère maman,
J’ai reçu le papier ainsi qu’un grand nombre d’enveloppes que Jeanne m’a envoyées.
Dis à Rose de la remercier pour moi.
Si vous allez à Laon, vous serez à la hauteur. La ville est située sur un rocher à pic. Figure-toi l’île de Riou ; tu sais bien, l’île de Riou en face de Carro où se jette le grand collecteur de Marseille ? Eh bien, vus de la gare, la ville et son rocher présentent le même coup d’oeil. Quelle drôle d’idée d’aller se percher si haut. C’était bon à l’époque du Moyen Âge où les gens étaient accoutumés à s’entr’égorger comme à voir marcher les chiens sans souliers ; mais maintenant…
Il peut tomber de l’eau, va, ce n’est pas la ville de Laon qui disparaîtra dans une inondation. S’il faut en croire la légende du pays, ce fut sur ce rocher que Noé et son arche atterrirent après le fameux déluge. Le célèbre patriarche, en mettant le pied à terre, s’écria : « Là on est bien. » «Tu en parles à ton aise, lui répondit un vieil orang-outang en grelottant de froid. Tu as un fameux culot de dire qu’on est bien. Moi, je crève de froid et, avant deux jours, pour sûr que j’y laisserai ma peau et mes poils. » Aussitôt ce fut un concert d’imprécations contre le pauvre Noé. Le lion, le tigre, l’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame, le serpent python et le serpent à sonnettes, enfin tous les animaux des pays chauds y compris la puce, le moustique et le chameau se mirent à rouspéter contre le « là on est bien ». Le vieux Noé ne savait plus où donner de la tête ; les mains jointes, en faisant des yeux de chèvre à l’agonie, il implorait l’aide de Dieu. Mais va te faire fiche, justement à ce moment-là, comme un fait exprès, le Père éternel était en conversation avec son pédicure, de sorte qu’il n’entendit pas les appels désespérés du seul homme qu’il eût laissé sur la terre. Et le vieux Noé en fut réduit à rétracter son mot célèbre. Tout de même, voulant conserver son prestige de roi des animaux, il fit ce qu’en matière de chicane et de complot on appelle une honorable capitulation : «Mes amis, mes frères », dit-il en s’adressant à sa ménagerie qui s’était rangée devant lui, en demi-cercle, comme des députés écoutant un discours de Georges Berry, « j’avoue avoir parlé comme un âne. » (À ce mot, l’âne voulut prendre la parole ; mais il était âne, et tous les animaux lui enjoignirent de se taire.) « Je reconnais », reprit-il enhardi par la bonne disposition de ses auditeurs, « que pour les plus illustres, les plus braves, les meilleurs des animaux qui m’écoutent (il les flattait parce qu’ils étaient les plus forts ; depuis, presque tous les hommes agissent comme Noé en cela), l’expression : « Là, on est bien » est impropre. Mais cependant, comme beaucoup de mes confrères s’y trouvent bien, je ne pouvais pourtant pas dire : « Là, on est mal. » » À ces mots, le mouton, le boeuf, la vache, le chien, le lapin, la chèvre, enfin tous les animaux des régions tempérées, y compris l’asticot, applaudirent frénétiquement. Le vautour, qui remplissait les fonctions d’huissier, agita la sonnette et le silence se rétablit.
«Aussi, pour demeurer d’accord avec les actes de mon maître, continua-t-il, qui veut que les premières paroles que je prononce servent à baptiser le lieu de notre débarquement ainsi que les habitants qui s’y viendront fixer, je propose l’arrangement que voici. Pour éviter toute querelle, toute chicane, toute discussion, je propose de réduire mon apophtegme à ces simples mots : « Là on est… ». De cette façon, vous êtes libres, les uns d’ajouter : « bien », et les autres : « mal ». Cela vous va-t-il mes frères ? » Si cela leur allait, inutile de le demander ! L’auditoire se mit à battre des pattes comme la claque de l’Ambigu pendant une représentation des Deux Gosses. Et le sourire sur les babines, les animaux levèrent la séance en criant : «Vive Victor Cousin[1], vive son disciple Noé ! » Puis ils se séparèrent pour aller peupler la Terre…
Depuis ce jour-là, de lointaine mémoire, le rocher s’appela Là-on, et la province ainsi que les habitants Là-on-est. De nos jours, par [illisible] on appelle la ville Laon et les habitants Laonnais. Voilà la légende de Laon telle que je l’ai rêvée cette nuit…
Il est dommage que vous ne passiez pas au mois de juillet ; si vous étiez acquittées vous auriez pu me venir voir. Tandis qu’au mois d’août je serai à Saint-Martin-de-Ré, et c’est bien loin ; sans compter qu’il n’est peut-être pas délivré de permis pour visiter les forçats. Enfin, ça ne fait rien…
Je t’embrasse bien affectueusement.
Mille baisers à Rose,
Alexandre
[1] Philosophe positiviste (1792-1857), vulgarisateur de Hegel en France. Ministre de l’Instruction publique dans le cabinet Thiers en 1840.
Tags: Amiens, appel, Assises, Au pays des frelons, avocat, cassation, Hatté, Justal, justice, Lagasse, Laon, Lombroso, Orléans, prison, procès, Rose Roux, Wehekind, Yvonne
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