Propriété
Parce qu’il oppose propriété collective et propriété individuelle, l’article de Maurice Lucas met en relief une société duale où la jouissance individuelle annihile, par le droit et la justice de classe, le bien commun. L’accumulation de richesses par la spéculation, l’appropriation ou l’exploitation minimise au mieux le bonheur collectif ; elle le détruit dans le pire des cas et la plupart du temps. Le droit naturel de vivre devient de la sorte inopérant, illégal même lorsque l’on cherche à l’appliquer coûte que coûte, et, s’il fait référence à Proudhon, le papier paru dans le numéro 10 de Germinal en date du 12 au 18 mars 1905, peut tout aussi bien faire allusion au quatrième couplet de l’Internationale : Hideux dans leur apothéose, les rois de la mine et du rail ont-ils jamais fait autre chose que dévaliser le travail ? Dans les coffres-forts de la bande, ce qu’il a créé s’est fondu. En décrétant qu’on le lui rende le peuple ne veut que son dû. Le ton de Maurice Lucas se veut au début didactique. Ses explications sur la notion de propriété ne visent finalement qu’à approuver et légitimer les actes d’individus, hommes et femmes assemblés, traînés pieds et poings liés devant des jugeurs pour avoir pratiqué la reprise individuelle et l’illégalisme anarchiste. L’exemple des Travailleurs de la Nuit lui permet enfin de prophétiser une révolution où la classe possédante ne devra pas attendre de cadeaux.
N°10, du 12 au 18 mars 1905
Propriété
Au moment où des individus sont trainés pieds et poings liés devant des jugeurs pour y répondre et s’accuser du crime d’attentat à la Propriété, il serait, je crois, intéressant de voir ce qu’est la Propriété et de savoir ce que vaut l’entité Propriété.
Qu’est-ce que la Propriété et comment l’acquiert-on ?
La Propriété, c’est la chose de tous et dont la jouissance est aliénée au profit de quelques-uns. Elle s’acquiert par l’échange, le don, la succession, l’achat et une foule d’autres causes qui ont toutes pour but commun une agglomération quelconque de richesses dont on se réserve une jouissance qu’on défend aux autres.
La grande maxime : la Propriété c’est le vol, est donc absolument justifiée par ce fait, que tout individu, dès sa naissance, devient copropriétaire de l’univers entier, et a droit à tout ce qui est capable de s’assimiler à ses organes.
Il a droit à l’air parce que l’air est la base de sa respiration; il a droit aux fruits que le soleil fait mûrir, parce que le soleil est à tous; il a droit aux sources, aux bois, aux champs, à la lumière, à la vie, parce que nul ne peut empêcher ses organes, amas de molécules, de s’assimiler à d’autres molécules ou de se désagréger, de se transformer, de se développer.
Chaque fois qu’un organe a besoin de s’assimiler un atome de ce qui constitue la nature, il a le droit de le faire.
La nature est à la nature et non aux hommes. Les animaux et les hommes y ont un droit égal. Mais aucun de ces droits ne constitue un titre de propriété inaliénable, et si, à un moment quelconque, l’homme a droit de prendre l’aliment qui lui est nécessaire, il n’avait pas le droit de le faire plus tôt ni plus tard, parce qu’il n’en éprouvait pas le besoin. Il n’a pas le droit non plus de prendre et d’accumuler ce dont il a besoin pour un temps plus ou moins long qui n’est pas écoulé.
Le droit disparait là où s arrête le besoin et tous ceux qui possèdent sous forme quelconque les richesses de la terre ou les produits de l’industrie, sont autant d’individus qui ont usurpé, volé aux autres hommes une partie de leur vie pour garantir la leur et celle d’individus qui ne sont pas nés.
Tant que l’homme vit, il a le droit de jouir de l’universalité des biens, mais il ne peut en disposer après sa mort car la mort fait cesser le droit que donne la naissance.
De quel droit ceux qui ont vécu voudraient-ils nous empêcher de vivre ? De quel droit un agrégat de molécules viendrait-il empêcher ses propres molécules de se réagréger d’une façon plutôt que d’une autre? De quel droit ce qui fût, voudrait-il empêcher ce qui sera ?
Quoi ? Parce qu’un homme dont la vie ne fut qu’une minute dans l’université des temps a habité un coin de la terre, il en pourrait disposer pour l’éternité ? Y a-t-il rien de plus stupide que cette prétention d’un être éphémère faisant des donations perpétuelles à des êtres, à des institutions passagères ?
Nous ne devons pas respecter cos prétentions de gens qui veulent vivre après leur mort, qui veulent avoir droit à tous les biens, alors qu’ils n’en ont plus besoin, et qui veulent disposer après leur mort de choses dont ils n’avaient le droit de disposer que selon leurs besoins pendant leur vie.
Nous ne devons pas respecter les prétentions de ceux qui croient pouvoir accumuler des richesses dont ils ne disposent pas, posséder des habitations qu’ils n’habitent pas, faire des réserves de fruits qu’ils ne consommeront pas, empêcher de produire la terre qu’ils disent leur appartenir ou s’en accaparer les produits.
Nous ne devons pas respecter les prétentions de ceux qui croient pouvoir acheter les choses avec telle ou telle autre en prélevant un bénéfice plus ou moins grand.
Le travail même, la production n’oblige pas à la propriété du travail produit et n’y donne pas droit ; si nos poumons exhalent du carbone, ce n’est pas une preuve que ce carbone soit à nous.
Toute molécule qui s’assimile à nous, est, non à nous, mais une partie de notre individu. Dès qu’elle quitte notre individu, elle est à tous.
Un individu n’a pas le droit non plus de vendre ses bras ou ses forces, son cerveau ou sa pensée, ses jambes ou sa vitesse, ses organes ou son sexe.
La prostitution est un crime, elle n’est pas un droit.
Nous devons tous nous élever contre la propriété parce qu’elle est un vol et une prostitution parce qu’elle est la cause des maux et des crimes du monde entier, parce qu’elle est la base de l’organisation autoritaire et des souffrances de l’humanité.
Jugez donc, Juges insensés qui vous croyez munis d’un mandat que vous avez volé, vous semblez triompher parce que vous êtes, en force et en nombre, supérieurs à nous.
La loi du plus fort est-elle celle de la raison ?
Vous semblez triompher parce que vous vous attaquez à des gens sans armes, sans défense et que vous aviez condamnés avant le jugement.
Encore faut-il que vous vous entouriez de forces policières et de fusils car vous craignez la révolte des opprimés.
Vous supprimez tous ceux que vous suspectez vous combattre.
Vous vous entourez de mille précautions saugrenues et futiles et feignez le héros.
Vous masquez votre frousse et vos craintes, vous vous blindez comme des cuirassés.
Vous tremblez sur vos sièges, vous craignez pour vos jours et vos jouissances. Vous sentez, en vous-mêmes, que ces jouissances ont été volées. Vous savez que si votre ventre est plein quand vous jugez, celui de vos victimes est vide. C’est par la faim, la peine et la cellule que vous voulez les vaincre. L’une d’elles, déjà, a crevé dans vos bagnes après tant d’autres. Vous savez que vos droits et vos lois sont le fruit de vingt siècles de servitudes. Vous savez que la patience du peuple a des bornes et qu’un jour viendra où il se soulèvera pour reprendre ses droits. Vous sentez que la Révolution gronde sous vos pas.
Voilà pourquoi vous condamnerez.
Oui ! Condamnez donc, Juges menteurs, au nom d une société où tout est mensonge.
Condamnez donc, Juges usuriers et velours qui défendez aux uns de vivre et permettez aux autres d’aliéner la terre et l’océan.
Emplissez vos bagnes et livrez vos victimes aux bourreaux.
Que ce soit tôt, que ce soit tard, la vraie Justice vous jugera et souvenez- vous, ô Jugeurs que la Vérité triomphe quand même.
MAURICE LUCAS
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Tags: appropriation, droit de vivre, Germinal, Internationale, lutte des classes, Maurice Lucas, procès, propriété, Proudhon, révolution
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