L’honnête au pays des frelons (5)
Aussi anodines qu’elles puissent paraître, ces deux lettres du pays des frelons, fort probablement écrites au début du mois de juillet, n’en contiennent pas moins de précieux renseignements sur le détenu Jacob dont le pragmatisme pousse en premier lieu à sermonner sa mère. Marie Jacob s’affole, semble-t-il, d’un retard normal du courrier. Mais l’honnête cambrioleur, qui liquide sa garde-robe par courrier interposé et par l’entremise des époux Develay, ne peut qu’attendre un procès auquel il décide de ne pas assister et subir la chaleur de la saison estivale qui commence. La poursuite de l’écriture de ses souvenirs d’un révolté va ainsi dans ce sens. Ne pas subir l’enfermement … mais en profiter.
Juillet 1905
Chère maman,
Tu sembles ignorer qu’avant d’être mises à la poste, les lettres font un voyage à travers les bureaux de MM. Qui-de-droit afin d’y obtenir les différents visas leur permettant de continuer leur route. Tu as manqué de patience. Un jour de plus et tu n’aurais pas eu à m’écrire inutilement. Je dis inutilement, car je ne m’explique pas que tu sois à la merci d’un événement de si peu d’importance. Parce que tu attends une lettre, est-ce une raison pour te chagriner ? La vie est une suite de combinaisons. Que ces combinaisons nous procurent des sensations de douleur et de plaisir selon qu’elles sont pour ou contre nos intérêts, cela se comprend. Mais il y a manière de subir ces sensations, que diable ! C’est se rendre malheureux soi-même que de suivre l’impulsion causée par les événements. Il faut réagir contre cela ; sinon c’est se faire l’esclave de tout événement. C’est vivre dans des transes continuelles ; c’est végéter entre une lueur d’espoir et un brouillard de craintes. Il faut être au-dessus de tels sentiments qui sont le monopole exclusif de ceux qui se meuvent dans le royaume de la Médiocratie. Tu es déjà bien assez malheureuse d’être privée de liberté, sans souffrir davantage par le manque de raisonnement. Certes, je ne veux pas dire pour cela que tu dois te résigner. Non. C’est trop chrétien. Ça tient plutôt du chien que de l’homme. Mais d’attendre ta libération avec courage, sans te laisser abattre par le retard d’une lettre ou tout autre incident. Il faut s’attendre à tout et, autant que notre tempérament nous le permet, ne nous étonner de rien.
Tu m’as fait des cachotteries. J’ai reçu une lettre de Mme Develay ainsi qu’un mandat de 15 francs. Ces braves gens se sont mis généreusement à ma disposition pour m’envoyer de nouveau quelque argent. Tu penses bien que je n’en [illisible] pas. Ce ne sont que des ouvriers et ils doivent avoir fort à faire pour subvenir à leurs besoins. Si la vente de meubles produisait encore quelque argent, il serait bien juste qu’ils le gardent pour eux, ne serait-ce que pour les dédommager des ennuis que nous leur avons causés, ainsi que pour la garde de tes meubles.
Je leur ai écrit un mot, les remerciant et les prévenant que d’ici peu je leur enverrai mes deux pardessus ainsi que le linge dont je n’ai plus besoin.
Comme nouvelle de la dernière heure, je t’annoncerai que j’ai reçu la visite de M. le président des assises. Mon affaire passera au mois de juillet. J’ai dit mon affaire parce qu’il est plus que probable que je n’assisterai pas aux débats. La date de la décision concernant notre pourvoi s’approche. Sera-ce pour la prochaine lettre ?
Tu ne m’as pas encore dit si Deschamps[1] – l’accusé de notre affaire qui est passé à la session d’avril, le 10, je crois – avait été acquitté ou condamné.
Je t’embrasse bien affectueusement.
Mille baisers à Rose,
Alexandre
[Sans date]
Chère maman,
N’ayant pas grand-chose à te dire, je t’envoie un passage de mes Souvenirs. C’est la suite d’un parallèle entre la réception qui fut faite à Courbet en 1875 (à son cadavre) et la mienne. De même pour nos actes.
Tu crois partir d’Amiens dans un si bref délai ? Ma foi, à tout hasard, je t’écris encore à Amiens, et puis, si tu étais partie, la lettre irait te rejoindre ; ne crains rien.
J’ai reçu les 10 francs. Te dire de ne me plus m’en envoyer, ce serait inutile ; mais je puis t’assurer que j’en avais suffisamment pour ce mois-ci.
Si tu savais comme il fait chaud ici, à Orléans. On se croirait à Marseille.
C’est une chaleur lourde, sans un brin d’air, qui nous donne envie de dormir. Aussi j’ai la tête comme le temps, lourde et… creuse. Depuis treize jours je ne fais que la piocher.
Mais aujourd’hui, je me repose ; j’en ai besoin. Je continuerai d’écrire demain et pense finir dans cinq ou six jours, la correction comprise. Tu verras ça, c’est passable.
Je t’embrasse bien affectueusement. Mille baisers à Rose,
Alexandre
P.-S. Je serai plus long à ma prochaine. J’ai reçu les deux roses.
[1] Antoine Deschamps, né à Saint-Marcel en Savoie le 21 décembre 1855, marchand de meubles et d’antiquités.
Son rôle dans l’équipe des Travailleurs de la nuit n’a jamais pu être prouvé.
Tags: Administration Pénitentiaire, Alexandre Jacob, Au pays des frelons, cansure, courrier, Deschamps, Develay, Marie Jacob, Orléans, prison, procès
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