Dix questions à … Didier Daeninckx


La Belle Époque ne l’était pas tant que cela. Elle nait et s’engraisse même sur le cadavre des utopies égalitaires. Maxime Lisbonne (1839-1905) n’a pourtant pas été broyé par la sanglante répression qui met fin à la Commune de Paris. S’il échappe au peloton d’exécution, il garde une balle dans la jambe en souvenir et l’expérience du bagne de la Nouvelle Calédonie. Au propre comme au figuré, Didier Daeninckx n’a pas commis une biographie de cet acteur d’une histoire qui s’écrit le plus souvent en lettre de sang et qui jette aux oubliettes la horde des gueux, des traîne-misère et des réfractaires. L’auteur de Meurtre pour mémoire, du Der des ders, et d’une quarantaine de romans qui font de lui un des maîtres du polar français ne met pas en scène un héros extraordinaire dans le Banquet des affamés. C’est pourtant un personnage singulier que l’on voit se battre pendant plus de trente ans pour le droit à l’existence dans ce théâtre de la vie, dans cette tragédie sociale bien réelle où se croisent un nombre impressionnant de personnages, connus ou non mais tous contraints  à sortir par la force des choses des voies ordinaires de la soumission. C’est une fresque historique, c’est une épopée où l’on aurait pu rencontrer une bande d’honnêtes Travailleurs de la Nuit. Même lieu, même époque, même problématique sociale. Alexandre Jacob n’apparait toutefois pas dans le Banquet des affamés dont la Mémoire des vaincus de Michel Ragon pourrait constituer une suite chronologique. Mais Fred Barthélémy n’a jamais existé. Maxime Lisbonne lui est bien réel et, comme l’honnête cambrioleur mais avec des moyens différents, il refuse dans cette existence faite de souffrance, de combat et de joie aussi, de suivre la loi du talion économique et le diktat de la soi-disant démocratie qui l’accompagne.  Didier Daeninckx, à l’occasion de la sortie de son dernier livre chez Gallimard en juin dernier, a bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions sur ce monde des affamés de la vie mais aussi sur celui du polar et, bien sûr, sur cet honnête cambrioleur que d’aucuns aimeraient bien voir en inspirateur d’un héros de romans policier et populaire.

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1) Avec Le Banquet des affamés, tu sembles changer de registre. Est-ce une pose dans l’écriture de romans noirs ou la continuation d’une problématique récurrente de la lutte des classes ? La fin du XIXe siècle, cette soi-disant Belle Epoque, se prêtait-elle à l’élaboration d’une fresque historique ?

Cela fait quelques années que j’utilise les codes du roman noir pour explorer des thématiques plus directement historiques. Il y a trois ans, c’était une enquête-reconstitution autour du personnage de Missak Manouchian, un peu plus tôt  la relation de la carrière, sur quarante années,  d’un inspecteur des Renseignements généraux avec « itinéraire d’un salaud ordinaire ». Ce sont les sujets qui imposent les formes, et il n’y avait aucun mystère à éclaircir dans ces trois projets ainsi que dans celui consacré à Lisbonne. Cette dernière période est vraiment propice à la fresque : on est à un moment où tout du monde moderne est en gestation : le téléphone, l’automobile, l’aviation, la science médicale, l’essor du chemin de fer, l’exploration des fonds marins avec le scaphandrier, les Bourses du Travail, les syndicats, les Internationales etc… Cela ne cesse de bouillonner dans les têtes et les hommes de ce temps ont l’impression que la réalisation des utopies est à l’ordre du jour.

2) Qui est Maxime Lisbonne ? Comment en es-tu arrivé à t’intéresser à cet acteur de la Commune de Paris ? Pourquoi, d’ailleurs, parles-tu d’un « printemps des possibles » à propos de cet évènement de l’histoire de France ?

J’ai découvert Maxime Lisbonne au moment du tournage d’un documentaire consacré à Jacques Prévert. La réalisatrice, Claudine Cerf, m’a un jour dit que je lui faisais penser à Maxime Lisbonne, un comédien communard (et acteur de la Commune) dont son père avait écrit la biographie, au milieu des années 60. Elle m’a passé ce livre (Le d’Artagnan de la Commune) et j’ai immédiatement été séduit par ce faux matamor qui mettait sa vie  à hauteur de ses mots. « Le printemps des possibles », c’est une métaphore que j’ai employée pour signifier les deux mois de la Commune de Paris. On reste éberlué par la masse de projets touchant à la vie quotidienne, aux problèmes sociaux qui ont été générés en ces soixante journées de combats intenses. Qu’on songe seulement que l’on parle aujourd’hui de « l’encadrement des loyers » et qu’on regarde ce qu’ils proposaient à l’époque !

3) Tu entretiens dans ta bibliographie un rapport constant à l’histoire, la plus petite comme celle, avec un grand H écrit en lettre de sang. Le Banquet des affamés n’échappe pas à la règle et, à la manière de Ragon dans La Mémoire des vaincus, tu promènes ton personnage du drame de la Commune au Paris au début du XXe siècle en passant par le bagne de la Nouvelle. N’est-ce pas l’occasion d’une écriture manichéenne où la multitude progressiste s’opposerait à la foule presqu’aussi nombreuse des tenants de la réaction ?

J’ai été nourri à la parole brechtienne dont j’ai retenu cette phrase : « Malheur au pays qui a besoin de héros ».J’essaie de faire en sorte que mon personnage ne soit pas « exemplaire », « exceptionnel », mais qu’il soit singulier. Ce n’est pas un surhomme mais un individu qui se distingue par sa capacité à ne jamais faire l’économie de l’humain. C’est un sentiment très fort que j’avais déjà ressenti en travaillant sur Missak. On ne perçoit sa trajectoire aujourd’hui qu’en suivant la trace des balles du peloton, alors qu’il n’a cessé de revendiquer la vie, l’amour des êtres, la chaleur du soleil, l’éclosion des fleurs, allant jusqu’à accorder la totale liberté à l’être le plus cher : « Marie-toi et aie un enfant ». Être du côté de la vie, c’est ainsi que ça se résoud.

4) Parmi les tenants de la réaction, tu dresses un sacré costard à Dumas fils et au préfet Andrieux. Pourquoi ?

Il se trouve que deux fils Dumas se faisaient face au moment de la Commune : Dumas-fils, bâtard reconnu et auteur à succès de la Dame aux camélias, et Henry Bauër, bâtard non reconnu et communard condamné au bagne. Henry Bauër deviendra un critique de théâtre réputé, au retour de Calédonie, et sera l’amant de cœur de Sarah Bernahardt. Ce ne sont pas des choses très banales tout comme la haine mortifère dégagée à l’encontre des Communards par Dumas-fils.  Si Flaubert, Zola, George Sand ont écrit des horreurs sur le peuple insurgé. Dumas-fils (tout comme Maxime Ducamp) sont allés dans l’abjection et l’appel au meurtre.

Pour le préfet de police Louis Andrieux, je signale qu’il fut diplomate « en Aragon ». Je ne pouvais aller plus loin, nous sommes alors en 1885, et son fils bâtard (encore !), Louis Aragon, ne naîtra que quelques années plus tard. Louis Andrieux avait fait ses premières armes à Lyon où il réprima la Commune de la capitales des Gaules, avant de prendre des fonctions de préfet de Paris où il modernisa puissamment la police, ses méthodes, son matériel, mettant soin particulier à inventer des techniques d’infiltration, de pénétration des « organisations hostiles », le fameux ennemi intérieur.  Louise Michel en fut victime, à son insu.

5) Ton regard, en revanche, sait se faire nettement plus attendri lorsqu’il s’agit de retrouver la figure de Louise Michel. La Vierge Rouge de la Commune transcende-t-elle les multiples courants de la gauche française ou bien te permet-elle de mettre le doigt sur un autre drame que celui de la Commune : la révolte des Kanaks ?

Louise Michel, comme Maxime Lisbonne, sont des personnages intellectuellement intègres. Ce qui fait pour nous le lien, avec Louise Michel, sa modernité, c’est son métier d’institutrice, sa profonde conviction que la lutte sociale ne pouvait se passer de l’acquisition des connaissances, des cultures. Même si je ne traite pas dans le roman, je me suis aperçu qu’elle avait comme « adopté » Henry Bauër, se substituant pratiquement à sa mère, Anita Bauër, s’occupant de son linge, de sa santé… Lisant les récents travaux de Joël Dauphiné (La déportation de Louise Michel, éditions des Indes savantes) je me suis aperçu que sa défense de l’insurrection canaque de 1878 et de son chef Ataï, n’était pas aussi évidente que cela. Au moment où le communard Amouroux devient supplétif de l’armée française, Louise Michel dans ses lettres, sans condamner l’insurrection, regrette les massacres commis par les insurgés. Maxime Lisbonne m’apparaît plus déterminé quand il dit des Kanak qu’ils sont les Communards de Nouvelle-Calédonie.

6) Avec Maxime Lisbonne n’était-ce pas un moyen, après Cannibale et Le retour d’Ataï, de revenir en Nouvelle Calédonie ? Qu’est-ce qui attache Didier Daeninckx au Caillou ?

Énormément de choses, mais s’il y en avait une à privilégier, ce serait l’apport du peuple kanak au dictionnaire de l’académie française.

Lors de leur longue lutte des années 1980, les organisations indépendantistes ont élaboré quantité de propositions. L’une concernait le mot « canaque » qui figurait comme une injure raciste. On le retrouve, ce mot, dans les insultes du capitaine Haddock, à côté de bachibouzouk (autre mot que j’ai tenu à faire figurer au début de mon roman…) On le retrouve également chez Céline avec la même connotation. On sait assez peu que Marcel Proust dirigeait une « Académie canaque » dont on pouvait devenir membre en exécutant la plus hideuse grimace. Lors des accords de Nouméa, il a été admis par la France que le mot « Canaque » était dépréciatif et qu’il serait remplacé par le mot « Kanak », un palindrome qui met coutume et avenir en connexion. Et l’entrée se trouve aujourd’hui à la lettre « K ».

7) Tu n’évoques que très peu l’anarchie alors que Louise Michel en est une des actives propagandistes et que ce mouvement imprègne durablement les mentalités en particulier du fait de « l’épidémie » de bombe qui secoue la France et l’Europe à partir de 1892. Pourquoi ? Maxime Lisbonne, qui se sert d’ailleurs de l’artifice de la marmite pour un de ses « pitreries sociales » fréquentait-il les tenants du drapeau noir, initiateurs également du mouvement syndical français ?

Maxime Lisbonne fréquente bien entendu les agitateurs de drapeaux noirs, Louise Michel au premier chef, à qui il rend visite en prison, dont il met en scène les pièces, qu’il soutient à diverses reprises. La richesse du personnage consiste dans le fait qu’il se tient à égale distance des anarchistes, des syndicalistes, des pré-marxistes, des internationalistes, qu’il prend ses distances avec ceux qui tombent dans l’ornière de l’antisémitismes comme Rochefort, mais ne rompt pas les amitiés nées sous la pluie de balles versaillaises, dans l’enfer du bagne.

8 ) Alexandre Jacob a connu et fréquenté à Paris un autre ancien communard. Il est même envisageable d’imaginer que Gustave Le Français ait pu participer à l’entreprise illégaliste des Travailleurs de la Nuit qui se basait sur le principe du droit naturel à l’existence. Si, comme l’affirmait Proudhon, la propriété c’est le vol, le vol pratiqué par Jacob et ses compagnons est-il légitime ? Maxime Lisbonne est-il un légaliste ?

Pendant toute son existence, Maxime Lisbonne tente de concilier deux choses : consacrer sa vie à la comédie et être acteur de l’Histoire. Ce qui se joue sur les planches, pour lui, c’est une manière de préparer ce qui se disputera sur la scène du monde. Il fait de l’agit-prop, préfigure le happening.  Pour cela, il lui faut un théâtre dont le nom brille en lettrées de feu sur les boulevards. Et même si l’activité commence au soir tombant, c’est assez antinomique avec le principe des « Travailleurs de la Nuit ». Sa nature de comédien l’inscrit de fait dans un champ légal, même si son parcours commence avec la faillite des Folies Saint-Antoine, à un moment ou la faillite s’apparente à une mort sociale. Et l’épisode du Banquet des Affamés, au cours duquel il dispense l’argent qu’il n’a pas à des milliers d’exclus, est à mettre en parallèle avec les tenants de la reprise individuelle oublieux de ce principe de redistribution.

9) Depuis longtemps Alexandre Jacob a intégré la sphère fictionnelle et en particulier le roman noir. On peut ainsi le croiser chez Pécherot, chez Gil del Pappas, chez Jean Contrucci ou encore dans L’Amour tarde à Dijon de la série des Poulpe à laquelle tu as par trois fois collaboré. On l’aperçoit, nous semble-t-il, dans ton 12 rue Meckert. N’as-tu jamais envisagé d’en faire  un personnage à part entière, si ce n’est le héros, d’un de tes livres ? Quelle est ta vision de l’honnête cambrioleur ?

En effet, l’ombre de Jacob se faufile dans le roman dont le titre rend hommage à Jean Meckert (Jean Amila) dont on édite, 17 ans après sa mort, un roman fulgurant : « Comme un écho errant », éditions Joseph K. Alexandre Jacob est un personnage auquel on ne cesse de se cogner dès lors qu’on associe roman noir, vie populaire, révolte, injustice. J’ai choisi de m’intéresser à des itinéraires moins connus, moins balisés. Pour Jacob, la limite qu’il apporte lui-même à son statut « d’honnête cambrioleur », c’est le coup de feu qui a failli prendre une vie, à Pont-Rémy. Si la vie se compte en billets, à quoi bon.

10) Nous nous gaussons régulièrement dans les colonnes du Jacoblog du facile et pratique amalgame qui fait de l’illégaliste anarchiste l’inspirateur de l’écrivain normand Maurice Leblanc. Es-tu atteint de lupinose ? En quoi l’hypothétique rapprochement peut paraître pratique ?

Je ne sais si Leblanc s’est inspiré de Jacob pour créer son Lupin, mais ce qui est sûr c’est que Jacob n’a pas eu besoin de prendre ses distances avec son clone de papier. Je n’imagine pas Lupin sortir de l’Histoire sur ces mots de suicidé : « deux bouteilles de rosé frais près de la panetière ».

Lupin, lui, est mort d’apoplexie, le ventre rebondi sous la table d’un banquet républicain, encadré par deux sénateurs radicaux-socialistes.

Didier Daeninckx, La Banquet des affamés, Gallimard, juin 2012, 256 p., 18€00

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