L’honnête au pays des frelons (8)


L’humeur badine du condamné Jacob persiste au pays des frelons quatre jours après sa condamnation à vingt ans de travaux forcés. La peine, prononcée aux assises du Loiret, se cumule avec celle dite à Amiens. Pour lui ce sera donc le bagne à vie. Le 29 juillet 1905, il ne manque pas de donner à sa mère quelques détails supplémentaires des drôleries entendues au spectacle judiciaire dont il fut la vedette. Mais sa lettre, à l’humour féroce et toute empreinte des considérations sociales et politiques propres à l’illégaliste, présente surtout un double intérêt. L’honnête prisonnier commence à élaborer une défense en règle pour sa génitrice en vue du procès qui doit se tenir à Laon. Il fait preuve de la sorte d’une très sérieuse connaissance du droit que l’on retrouvera tout au long de son existence de fagot. Le procès en appel de sa mère lui donne l’occasion de se faire nouvelliste. Nous savions Jacob maniant à la perfection  la plume des cambrioleurs. Ici, l’illégaliste se fait écrivain pour rehausser très certainement l’humeur de sa mère. Un train, deux hommes, un dialogue édifiant sur l’art de faire mourir les héritiers, une historiette des plus réjouissantes où la rampe qui mène à la ville haute de Laon tient lieu de pièce centrale du décor de cette tragicomédie politique et sociale.

29 juillet 1905

Chère maman,

Quoiqu’il n’y ait que trois jours que je t’ai écrit, je récidive comme disent les juges. Je sais que cela te fera plaisir. Bientôt je ne pourrai plus te donner de mes nouvelles aussi souvent. C’est pourquoi j’en profite.

J’ai oublié de te faire part de bien des petits détails d’audience. Entre autres, imagine-toi que M. l’avocat des riches a lu le passage d’une revue où l’ensemble des outils qui ont figuré comme pièces à conviction au procès d’Amiens étaient estimés 10 000 francs.

Prix de la trousse du cambrioleur Jacob : 10 000 francs. Dix mille francs ! Il n’est pas du Midi, de Marseille, ce journaliste, mais du midi trois quarts, de Tombouctou. Allons ! Français, Daudet vous l’a dit, vous êtes tous un peu de Tarascon.

Il a dit aussi, cet honorable défenseur de la propriété, que la cause de mon arrestation avait été providentielle. Où la providence ne va pas se nicher ! Le bon Dieu qui se mêle d’être gendarme ! Cependant, je suis à me demander pourquoi le Père éternel, cette vieille barbe, ne m’a pas fait arrêter à Tours deux mois plus tôt, lorsque j’allais détapisser le château de ses oints. Mais… il est vrai que les mystères de la providence sont comme les coffres-forts en tôle cimentée : ils sont impénétrables !

Bah ! à quoi bon te mettre martel en tête pour la comédie humaine ? Le monde est un marécage, c’est entendu, nous n’avons qu’à en vivre en marge théoriquement, idéalement pour mieux dire, puisque nous ne pouvons le faire effectivement. Quant à la délation, c’est là un sentiment d’ordre psychologique très difficile à bien définir. La plupart des gens ne sont pas délateurs, ou pour mieux dire se disent tels, par vanité ; mais ils ne se font aucun scrupule de changer de conduite lorsqu’ils sont certains, ou croient l’être, qu’elle ne sera pas connue. D’autres ne « délatent » pas pour la même raison qu’ils évitent de se baigner dans une fosse à purin. Ces derniers sont rares. Et puis, s’il faut te dire mon avis, je te citerai le mot de La Bruyère : «Toute révélation d’un secret est la faute de celui qui l’a confié. » En effet, si un homme ne peut pas garder un secret pour lui, pourquoi en voudrait-il à son voisin, s’il agit pareillement à lui ?

Alors tu as vu la rampe, la fameuse rampe de Laon ? Eh bien tu n’as pas dépensé ta force visuelle en pure perte. C’est mieux qu’un monument historique. La tour de Pise, la Campanilla de Venise, Notre-Dame de Paris ne sont que des pygmées relativement à la grandeur romantique de cette rampe. C’est un monument dramatique. Si tu savais tous les lugubres chuchotements qui courent sur cette rampe, tu en frémirais pendant huit jours. J’ai appris l’histoire d’une drôle de façon.

Écoute ça.

Il y a quelques années, je fis la connaissance, en wagon dans un compartiment de deuxième classe, du sous-directeur de la Société franco-internationale pour la défense des droits des héritiers. Après quelques banales paroles échangées de part et d’autre, il se nomma. La bizarrerie du titre de son entreprise me fit croire que j’avais affaire à un mystificateur. Il me devina.

– Douteriez-vous de ma qualité ? me demanda-t-il avec un sourire diogénique.

– Du tout…

-Tel que vous me voyez, m’interrompit-il, je passe ma vie à jouer le rôle de bon Dieu sur la terre…

Cette fois, me dis-je in petto, ça y est. J’ai affaire à un fou. Et, tout doucement pour ne pas le vexer, je me réfugiai dans le coin du wagon, de crainte qu’il ne lui prît une crise, prêt à tirer sur le bouton d’alarme. Il comprit mon geste. Mais loin de s’en fâcher, il me vint rejoindre, puis reprit :

– Dans le monde en général, et notamment parmi les classes privilégiées, il existe deux genres d’individus bien distincts : ceux qui possèdent une fortune et qui en jouissent, et ceux qui attendent leur mort pour en jouir à leur tour. Les premiers sont doués d’une patience hors concours, tandis que les autres sont les hommes les plus impatients de la terre. Si les riches n’étaient que patients, cela ne serait pas grand-chose ; mais le pire c’est qu’ils tiennent beaucoup à leur vie. Ce qui, entre parenthèses, n’est pas du goût des seconds. Aussi avons-nous résolu le problème de l’héritage à date fixe en envoyant ad patres tous ceux qui nous sont désignés par nos clients. Que voulez-vous, nous avons connu Don Quichotte. Il nous plaît de prendre les intérêts des faibles contre les forts, moyennant une commission s’entend.

– Mais alors vous tuez les…

– Patience ! jeune homme, me dit-il en me coupant la parole. Oui, nous tuons ; mais nous tuons sans tuer ; en termes plus clairs, nous maladisons nos sujets d’abord et la rampe de Laon se charge de faire le reste ensuite.

– Je ne saisis pas bien, lui dis-je, fortement intrigué par un tel préambule.

– Donnez le grand largue à vos « bonnettes » mon jeune ami, et vous m’allez comprendre.

Il fit une pause, aspira quelques bouffées de son cigare, puis reprit :

– Suivez bien mon raisonnement. Supposons que vous, jeune homme, soyez fils, neveu ou cousin d’un riche propriétaire et que vos désirs soient d’en hériter dans un bref délai. Vous venez au siège de notre société où, après nous avoir fait part de vos intentions, nous vous disons ceci : vous êtes tant d’héritiers, votre part sera de tant, nous exigeons tant. Si ces conditions vous conviennent, vous signez notre police et nous entrons immédiatement en campagne. Dès lors, nous déléguons notre docteur auprès du sujet, afin qu’il nous fasse un rapport des plus détaillé sur l’état de sa santé. Si, comme cela arrive quelquefois, mais rarement cependant, le sujet est atteint d’un asthme ou d’une maladie de coeur, les choses vont toutes seules, comme sur des roulettes. Dans le cas contraire, c’est-à-dire s’il est plein de santé, nous agissons en sorte de faire entrer chez le sujet une personne à notre solde, en qualité de femme de chambre, cuisinière, voire de simple concierge, pour qu’elle lui inocule, suivant nos savantes prescriptions, un virus qui en se développant dans les voies respiratoires, ou bien qui, véhiculé par la circulation du sang, lui cause la maladie que nous désirons. Ce résultat obtenu, nous chargeons un de nos inspecteurs (quelquefois, je remplis moi-même cette délicate mission) de faire entreprendre au sujet le voyage de Laon. Là, au pied de cette haute ville, il ne nous reste plus qu’à lui faire ascensionner les 13 843 marches de la fameuse rampe et je dois vous dire que, jusqu’à ce jour, aucun n’a pu résister à la secousse. Avant d’arriver à mi-chemin ils s’affalent comme des loques et le tour est joué. Voilà le résultat. Vous devez deviner le dénouement…

La machine siffla. Le train stoppa. Nous étions à Villers-Cotterets.

– Veuillez m’excuser de mon brusque départ, me dit-il le plus aimablement du monde en me serrant la main ; mais il faut que je vous quitte. Je vais en mission auprès de M. W. E., le célèbre socialiste millionnaire. Le Parti ouvrier, qui est de nos clients, a hâte qu’il ascensionne la rampe. Si parfois vous aviez besoin de notre concours, voici ma carte.

Je le remerciai, et nous nous quittâmes…

Samedi

J’attendais de tes nouvelles, mais je n’ai rien reçu depuis le 21. Sans doute dois-tu attendre de recevoir les miennes. J’aime à croire qu’à cette heure, tu es rassurée.

Je commence à m’ennuyer. Je suis saturé de cellule. Quand je dis ennuyer, c’est une façon de parler, car avec la ligne de conduite que je me suis tracée, il serait bien malheureux pour moi que je commençasse à m’ennuyer déjà. L’ennui précède la démoralisation et, certes, je suis loin d’en être là. Au contraire, chaque matin en me levant, je me sens les reins plus solides, plus énergiques que la veille pour mener à bonne fin le nouveau défi que j’ai jeté à la société. La maladie seule sera capable de me terrasser.

Je m’incline devant tout ce qui est beau, tout ce qui est juste ; la vérité, la justice et la raison ; mais je ne me suis jamais incliné, ne m’incline pas et ne m’inclinerai jamais devant la force. Jusqu’à mon dernier souffle de vie, j’aurai le sourire aux lèvres et le souvenir au fond du coeur. Présentement, j’attends d’un jour à l’autre le passage de la voiture cellulaire qui me doit emmener à Saint-Martin-de-Ré, ou bien à la maison de force de Thouars[1], dans le cas, peu probable, où le dépôt des forçats serait plein. Ensuite la traversée, et enfin le bagne.

S’il prenait fantaisie au très illustre aréopage qui te jugera dans quelques mois de t’acquitter, fais en sorte de laisser l’adresse où tu te retireras à M. le gardien-chef de la prison de Laon, afin qu’il puisse faire suivre mes lettres.

Dans l’intérêt de ta défense, voici les points les plus saillants qu’il te faudra développer à la fleur des propriétaires composant le jury.

1° Ta claustration en cellule pour refus de répondre aux questions du magistrat informateur.

2° Refus systématique du juge et du procureur général de t’accorder un avocat pour t’assister à l’instruction. Refus peu explicable, puisque la décision prise plus tard par M. le ministre de la Justice annihile toutes leurs arguties.

3° Les menaces de M. le gardien-chef d’Abbeville et la pression qu’il a exercée (par ordre ou de sa propre initiative) pour que tu fasses choix d’un autre défenseur que celui que je t’indiquais, ainsi que son acte arbitraire de t’empêcher d’envoyer des papiers concernant ta défense à ton défenseur.

Tu n’as qu’à écrire les questions que tu désires poser aux témoins de ton choix et, lorsqu’ils comparaissent à la barre, il ne te reste qu’à les lire à M. le président pour qu’il les pose aux témoins.

Si M. l’avocat des riches de Laon ne t’a pas encore fait savoir son intention de donner suite ou non à la demande que tu lui as adressée concernant la citation des témoins, écris-lui de nouveau, en le priant de vouloir bien te faire connaître sa décision.

Dans la négative, écris à M. le ministre de la Justice, en lui expliquant le cas, et en le priant de donner des ordres afin que satisfaction te soit accordée.

Je t’embrasse bien affectueusement. Mille baisers à Rose.

Sincères amitiés à mes ex-compagnons de chaîne,

Alexandre


[1] Cette forteresse médiévale située dans les Deux-Sèvres, entre Cholet et Saumur, servait parfois de dépôt pour les futurs transportés après leur transfert des différentes centrales métropolitaines.

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