Dix questions à … Karen Bruère
On ne compte plus les projets cinématographiques ou télévisuels sur Alexandre Jacob. Bien souvent la volonté de narrer les péripéties de l’honnête cambrioleur se brise sur les impératifs du cahier des charges, sur le paramètre financier ou, plus simplement, sur l’épuisant porte-à-porte de la décision. Bertrand tavernier, dans les années 1970, a pensé pouvoir réaliser une fiction après avoir été enthousiasmé par la lecture de la biographie commise par Bernard Thomas. En décembre 2003, le documentaire de Christine Bouteiller passe sur la chaîne câblée Toute l’Histoire à l’occasion des fêtes de noël. Celui de Laurent Termignon et Thomas Turner a été vu environ 6000 fois sur le web depuis le 05 décembre 2008. Il n’a toujours pas trouvé de diffuseur à ce jour. En juillet 2011, Michel Mathurin commence le tournage de son docu-fiction sur Jacob ; Hors les lois et la servitude sort sur les écrans l’année suivante … mais d’une manière plutôt intimiste. Actrice, scénariste, réalisatrice, Karen Bruère a elle aussi entamé depuis quelques années son chemin de croix jacobien. Mais elle ne lâche pas l’affaire … et c’est tant mieux. Elle a bien voulu ici nous parler de son idée de film et nous donner sa vision d’un personnage haut en couleur, que l’on pourrait facilement confondre avec un autre cambrioleur, mais celui-là imaginaire et nettement moins politique.
1) Actrice, scénariste, réalisatrice, on t’as vu récemment sur la croisette à Cannes. Es-tu passée par tous les métiers du cinéma ? Peux-tu nous présenter ton parcours ? Ta filmographie ?
J’ai commencé le théâtre assez jeune. Ce sont mes parents qui m’ont poussé car je ne parlais pas à l’école. Le virus m’a contaminé plus que prévu ! J’ai fait le conservatoire d’Orléans en même temps qu’une licence de Sport. Ensuite je suis allée à Montpellier pour faire ma maîtrise. Je ne suis pas du tout issue d’une famille d’artiste alors faire ce métier, c’était un peu comme rêver. Après ma maîtrise, j’ai tenté le concours du Conservatoire National d’Art Dramatique à Montpellier. J’ai été prise. J’ai fait mes classes sous la direction d’Ariel Garcia Valdes. En sortant, j’ai rencontré l’auteur nobélisé Gao Xingjian. J’avais lu sa pièce « La fuite » et j’ai eu, tout de suite, très envie de l’adapter en images. Il m’a donné les droits et je suis retournée à l’école pour apprendre à écrire des scénarios (à Paris cette fois, sous l’œil avisé de Jean-Marie Roth). En France, il n’est pas évident de faire des films d’anticipation alors j’ai cherché un autre sujet de film. Je suis « tombée » sur Alexandre Marius Jacob un peu « par hasard ». J’ai été fascinée par son histoire. Mon ami, qui est acteur, avait tourné à la tv avec Alain-Michel Blanc, le scénariste de Radu Mihaileanu (Va, vis et deviens ; Le concert ; La source des femmes…). Quand il m’a proposé de le rencontrer, je suis arrivée avec un dossier sous le bras ! Alain-Michel est un Grand Homme, de ceux qu’on a envie de rencontrer ! Il a lu mon projet et m’a proposé de le produire. Nous avons travaillé plus d’un an sur ce projet ensemble. J’ai beaucoup appris. Malheureusement le projet, qui était pour France 2, ne s’est pas monté…
J’ai été sélectionnée à Cannes par la maison des scénaristes, dans la catégorie « du court au long » : j’ai écrit un court-métrage (qui parle de notre obsession de l’argent) et un projet de long métrage… qui parle encore de notre ami Alexandre Marius Jacob… je n’arrive pas à le lâcher !
2) Comment en es-tu arrivée à t’intéresser à Alexandre Jacob ? En quoi peut-il être un personnage de cinéma ?
J’ai grandi dans une famille engagée, volontaire dans l’aide de son prochain et ouverte sur le monde. Ma rencontre avec Alexandre Marius Jacob s’est faite dans un hasard où je pourrais dire : « il n’y a pas de hasard, il n’y a que des coïncidences ». En 2008, une petite annonce parait sur la gazette de Montpellier pour un concours de Court-Métrage sur le thème du complot. J’aime les complots. Et surtout les histoires vraies. Je découvre alors ce véritable personnage qu’est Alexandre Marius Jacob. Marseillais de naissance, il vient à Montpellier et achète une fonderie pour étudier les mécanismes des coffres forts… afin de mieux pouvoir les dévaliser ! Il crée son groupe des « travailleurs de la Nuit » dans la ville voisine (Sète), monte à Paris pour faire de la « décentralisation » et meurt à Reuilly dans le Cher à 30 km de Vierzon… ma ville natale et familiale. Pour tout Vierzonnais, Reuilly est bien connu, c’est là qu’on va chercher le vin blanc ! Montpellier, Paris, Reuilly… autant de petits points lumineux qui traçaient un lien entre Alexandre Marius Jacob et moi. Mais il faut plus que des noms de ville pour créer un attachement. En lisant davantage sur la vie de cet homme, j’ai découvert un véritable choix de vie, de véritables convictions. Travailler sur un sujet tel que Jacob c’est la possibilité de parler des injustices, parler de ces êtres révoltés qui se font broyer par les rouages de la société, parler de l’être humain… mais aussi parler de notre actualité car Jacob traite, dans ses discours, de problématiques très contemporaines : l’argent, la retraite, les riches, les pauvres, les banques… Et pour couronner le tout, il le fait avec beaucoup d’humour car il a le sens du verbe !
Alexandre Marius Jacob n’est pas un cambrioleur sans valeur : voler oui, mais voler les riches pour donner aux pauvres. Voilà de quoi mettre du piquant dans une vie ! La rumeur est alors tout proche : « on » dit que Maurice Leblanc se serait inspiré du procès de Jacob en 1905 pour créer son fameux personnage Arsène Lupin. Cela créait polémique et attirait encore plus mon attention.
Cependant, j’avais beau chercher, tourner, retourner, fouiner… rien… Alexandre Marius Jacob n’avait jamais fait l’objet d’un film de fiction. On lui avait pourtant consacré plusieurs biographies, une thèse d’université et une pièce de théâtre mise en scène par Jérôme Savary. Je tenais là mon sujet. J’ai tout de suite compris qu’il y avait une possibilité de film fort. Le cinéma est rempli d’histoires de voleurs et de policiers, de poursuites, de quêtes… Et si l’on parle de quête, d’évasions, de loyauté, Alexandre Marius Jacob est un personnage parfait pour un grand film car en plus, Alexandre, le « travailleur de la nuit », le « dernier des grands voleurs anarchistes » n’est pas un personnage, il n’est pas issu de la fiction, il est réel.
Il reste d’Alexandre Marius Jacob quelques photos, son procès et ses écrits dans lesquels je me suis plongée. Est alors apparu un homme dans toute sa splendeur : Jacob a de la répartie, ses répliques claquent, il a de l’humour et assume totalement ses idées et ce qu’il est. Son procès est un « show » : il fait du tribunal le théâtre de ses opinions, il amuse, il séduit pour mieux se faire entendre. Impossible de passer à côté de cela, d’un tel caractère ! Pour « parler » de Jacob, il fallait faire parler Jacob car c’est sa parole qui le rend unique et universel.
3) Tu n’es pas la première à avoir envisagé un film sur Alexandre Jacob. Tavernier s’y serai intéressé dans les années 1970 et a du renoncer. Quelles sont les contraintes que l’on rencontre sur une telle entreprise ?
Faire un film sur Jacob est un enfer ! Tout le monde adore mais il y a quelque chose qui bloque. Politiquement incorrect ? Je ne sais pas. C’est une histoire de timing. Pour moi, France 2 avait décidé, à ce moment, d’arrêter de faire des docu-fictions historiques avant 1950… Je l’écris donc différemment en espérant qu’à un moment donné, ça passe ! Sinon, il faut le faire dans une économie moindre comme l’ont très bien fait Thomas Turner et Laurent Termignon. Avec Alain-Michel, nous sommes partis sur un 90′ donc c’est une économie plus importante déjà. La contrainte la plus importante est évidemment économique : il s’agit d’un film historique et les films historiques… c’est cher…
4) Dans le cadre d’une fiction, pourrais-tu nous présenter un casting d’acteurs et d’actrices pouvant incarner Jacob et certains des hommes et femmes ayant évolué autour de lui ?
Dans le cas du docu-fiction, j’avais proposé le rôle d’Alexandre Marius Jacob à Xavier Gallais, un acteur de théâtre, de cinéma et de télévision qui peut nous faire entendre les mots de Jacob sans théâtralité mais avec toute la finesse et les nuances de l’homme de théâtre. Il faut un véritable acteur de texte pour ce rôle. Xavier est parfait.
5) Quel regard portes-tu sur les deux documentaires (celui de Christine Bouteiller et celui de Laurent Termignon et Thomas Turner) existant à ce jour sur Alexandre Jacob ?
Le documentaire de Laurent Termignon et Thomas Turner est très bien fait. Il reprend bien toute la vie d’Alexandre Jacob. Je l’ai regardé plusieurs fois. J’ai vu le documentaire de Christine Bouteiller plus tard. Mais je me suis surtout appuyée sur les « Ecrits » de Jacob pour mon propre travail.
6) Ton projet de film a largement évolué avec le temps. Es-tu fixé sur le type de création que tu entends faire ?
Mon projet de film a beaucoup évolué, effectivement, et pour le moment, il reste à l’état de papier, c’est désolant tant de travail pour ça ! Mais j’ai beaucoup appris auprès de personnes comme Alain-Michel Blanc. Pour répondre à ta question, je ne me fixe sur aucun type de création car je ne me fixe aucune limite… j’ai déjà mes propres limites à explorer !
7) Nombre de fictions se sont appropriées soit des propos soit des actes de l’illégaliste Jacob. Récemment, le téléfilm Les Robin des pauvres, réalisé en 2011 par Frédéric Tellier, met en scène l’histoire auvergnate de deux frères braquant des banques au nom du droit de vivre qui ne se mendie pas ! La transposition des vols commis par les Travailleurs de la Nuit est-elle viable cinéma ? Penses-tu cette fiction télé acceptable ?
Malheureusement, je n’ai pas vu les Robins des Pauvres. Il faut absolument que je vois ce téléfilm ! Jacob prenait pour redistribuer. Inventer des histoires, c’est un peu ça. En tant qu’auteur, on prend, on pique, on pioche pour… redistribuer autrement. Jacob est fascinant, ça ne m’étonne pas qu’on le « pille » ! Je pense que si on n’a pas les moyens de parler de Jacob d’un point de vue historique, transposer c’est ce qu’il faut faire ! « Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend ». Si on tape cette phrase sur google, on tombe sur Jacob. C’est là que c’est intéressant… « Ce qui est à César, revient à César »… Si on s’intéresse un peu à ce que l’on regarde, les véritables références ne sont pas loin… Encore faut-il s’y intéresser mais là, on rentre dans un autre débat.
8 ) Tu nous as dit un jour, et nous te rejoignons largement sur ce point, voir le procès d’Amiens comme l’élément central d’une problématique jacobienne. Pourquoi ? Jacob peut-il sereinement s’ériger en théoricien de l’illégalisme anarchiste ?
Mon projet s’axait effectivement sur le procès d’Amiens qui est un véritable tremplin. Il me permettait d’abord d’entendre Jacob lors de son procès. Au fur et à mesure de mes recherches, j’ai réalisé que le procès était un moment incontournable de la vie de Jacob car, à ce moment là, tous les projecteurs sont dirigés vers lui. Devant la cours d’assise de la Somme, l’homme aux 150 cambriolages accède au statut de « star ». Grâce au travail des éditions de l’insomniaque, tous les écrits, les annales de la police et de la justice, le déroulé du procès, ont été édités. C’est une mine d’informations incroyable. C’est aussi le moment charnière dans la vie de Jacob. Il y a un « avant » le procès -ses cambriolages, ses choix de vie- et un « après » le procès : la condamnation et le bagne.
Et puis le procès d’Amiens représente 15 jours d’audience, l’accusation forme un tout de 161 pages qui narre le démantèlement de la bande, son fonctionnement, 600 questions sont posées par le jury avec pas moins de 106 cambriolages avoué par Jacob !
Là j’avais ma plus grande matière ! Et puis le procès nous permet de voir et surtout d’entendre la manière de s’exprimer de Jacob, ses réparties, son humour, son combat : l’homme étant indissociable du « dire » et du « faire ». Jacob utilise tout ce qu’il peut pour faire du tribunal, la tribune de ses idées, le théâtre de ses revendications. Il se met en scène, il met en scène, il fait son cinéma pour amuser, divertir… pour qu’à la fin on l’écoute.
Dans ce projet de film, il ne s’agissait pas à proprement parlé d’un biopic mais d’un film qui s’appuie sur des faits réels permettant ainsi de traiter de l’humain et du politique donc du monde.
9) Ce personnage apparait souvent dans les biographies qui lui ont été consacrées ainsi que dans un nombre incroyable d’articles de presse comme un formidable aventurier. Cette vision n’est-elle pas réductrice ? Ne déforme-t-elle pas forcément, pour telle ou telle raison, une réalité nettement plus complexe ?
Je pense que Jacob était nettement plus complexe. Un ami, qui a dernièrement lu mon projet, m’a d’ailleurs fait cette remarque : et quelle est la part sombre de Jacob ?
Depuis, ça me hante !
La vie est un iceberg. On ne voit qu’une seule partie des choses. C’est valable pour tout le monde. Aventurier n’est pas le mot (d’ailleurs, la définition du dico est formelle). Ma vision, c’est l’histoire d’un révolté qui se fait écraser par les rouages de la société. C’est l’histoire d’un homme dont l’indignation est vitale surtout quand il s’agit de survivre à 20 ans de bagne… C’est l’histoire d’un procès où un homme fait tout pour se faire entendre. Il croit que malgré « l’injuste justice » de la société, sa voix sera entendue… Et c’est ça qui le rend incroyable ! Il n’a pas peur ! De rien ! Même pas de la mort ! C’est ça qui nous fascine, me fascine ! On sait qu’on va mourir et parfois, on n’ose pas. Lui, il n’a pas peur, il ose !
Et puis la vie est tellement complexe, on déforme forcement. Alors, non, Jacob n’était sûrement pas un héros ou un aventurier ! Il avait ses failles et ses démons… c’était un humain avec des convictions qui lui ont surement aussi fait faire des erreurs !
10) Nous n’avons de cesse, justement, de démonter dans les colonnes du Jacoblog, les mécanismes qui font de l’honnête cambrioleur un hypothétique inspirateur de Maurice Leblanc. Karen Bruère a-t-elle attrapé la lupinose ?
Honnêtement, je pense que Maurice Leblanc n’a pas pu passer à côté d’un tel évènement médiatique à son époque. Ecrire, c’est s’inspirer de l’air ambiant. Un mec qui va chez les riches pour voler, qui laisse des petits mots, c’est quand même assez cocasse. Mais je ne pense pas que ce soit le problème. On est dans une société, un système où on a besoin de référent, on a besoin de comparer, on fait des associations qui permettent de rendre « le produit » plus vendeur. Comme cette boulangerie à Reuilly qui faisait des gâteaux nommés Lupin et Jacob. Tout est histoire de marketing. Dans ce sens, je ne pense pas que Jacob ait vraiment apprécié être comparé à Lupin. C’est comme l’image du Che sur des paquets de cigarettes.
La question n’est pas : est-ce que Jacob a vraiment inspiré Lupin mais plutôt est-ce que Lupin permet de rendre Jacob plus vendeur, plus intéressant ? Est-ce qu’on va vendre plus de journaux en comparant Jacob à Lupin… Apparemment oui…
Tags: Alain-Michel Blanc, Alexandre Jacob, Amiens, Arsène Lupin, aventurier, biopic, cambriolage, Cannes, Christine Bouteiller, cinéma, docu-fiction, documentaire, fiction, France 2, Gao Xingjian, Hors les lois et la servitude, illégalisme, Jean-Marie Roth, Karen Bruère, Laurent Termignon, les robins des pauvres, lupinose, Maurice Leblanc, Michel Mathurin, Montpellier, Paris, procès, Reuilly, révolte, Tavernier, Thomas Turner, Vierzon, voleur
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