Le Procès Jacob


Germinal, n°11, 19-25 mars 1905Conçu comme un journal de propagande à l’occasion et à l’approche du procès des Travailleurs de la Nuit (voir article : Le journal du peuple et d’Alexandre), Germinal ne cesse de présenter Jacob et ses co-accusés comme des vengeurs sociaux. Ce sont aussi des victimes de l’ordre bourgeois et du capital. La feuille libertaire amiénoise ne manque pas non plus, à l’instar de la presse nationale et régionale, de rendre compte longuement des débats, souvent houleux, dans la salle d’audience du palais d’injustice de la cité picarde. L’article relatant le procès Jacob s’étale sur deux pages dans le numéro 11 en date du 19 au 25 mars 1905. Il est signé A.B. et reflète bien l’esprit individualiste de l’équipe du journal qui n’a pas eu le droit d’entrer dans le tribunal pour assister au spectacle. Le papier reprend alors les informations (dialogue, déclarations, réparties, etc.) données par Le petit parisien ou Le petit journal mais il en tire des conclusions spécifiquement anarchistes. De fait, les discussions ne peuvent tourner qu’à l’avantage de l’honnête cambrioleur même si ce dernier est expulsé au début de  la 6e audience, le mardi 14 mars, après une manœuvre estimée inique du président Wehekind. Le prévenu ne pourra donc placer sa fameuse déclaration Pourquoi j’ai cambriolé ?. Mais Germinal, qui la publie en Une, n’hésite pas à souligner que la prestation du criminel Jacob ainsi que la propagande active que l’équipe du journal mène en dehors du tribunal finissent par porter leurs fruits. L’arsenal policier, chargé d’assurer la sécurité dans une ville en état de siège, ne parviendrait pas, en effet, à contenir une foule désormais acquise aux illégalistes. Remarquons l’évidente contradiction avec l’article Au peuple souverain de Jules Ouin dans le même numéro qui, justement, s’en prenait à une foule moutonnière désespérément soumise et réclamant son lot de sang. Les sources policières montrent alors, elles aussi, le retournement de situation … et les cris de A mort ! sont désormais vite étouffés par eux de Vive Jacob ! ou Vive l’anarchie !. Des incidents finissent même par éclater au passage des fourgons cellulaires ramenant les inculpés à la prison de Bicêtre le lundi 13 mars. Germinal peut ainsi être content de l’actif travail de propagande accompli. Mais, bien sûr, le journal anarchiste ne se fait aucun doute quant au verdict à venir.

Germinal

n°11

du 19 au 25 mars 1905

Le Procès Jacob

Encore que nous soyons édifiés sur la justesse des balances de Thémis, nous devons signaler quelques faits qui montrent la partialité avec laquelle sont conduits les débats.

Il semble que la préoccupation la plus grande des jugeurs soit de faire une telle pression sur l’opinion publique que les jurés influencés, apeurés, signent les condamnations les plus féroces. Voici des preuves de ce que nous avançons.

Nul n’ignore que les représentants de la presse quotidienne et hebdomadaire, amiénoise et parisienne, ont un droit d’entrée absolu aux audiences durant la session. Quand nous demandâmes notre carte, le procureur général nous fit répondre « qu’il n’y avait pas de carte pour Germinal. »

Ce refus, fait au seul journal favorable aux accusés est significatif, et dispense de tout commentaire.

Il faut remarquer également de quelle façon est choisi l’auditoire qui justifie la publicité des débats. Ne sont admises que les personnes montrant pattes blanches. Rentiers, propriétaires, officiers, fonctionnaires, remplissent la salle d’audience, ce qui fait que les déclarations de Jacob et d’autres sont froidement accueillies, à la grande satisfaction des journaux bourgeois.

Mais ce sont ces derniers surtout qui travaillent le public. Par leurs commentaires haineux, par le silence qu’ils gardent sur les manifestations de sympathie spontanée qui ont lieu chaque jour, ils montrent leur état d’âme. On sent que la consigne est rigoureusement exécutée.

Mais, en dépit de ces manœuvres, malgré cette pression, malgré deux ans d’une campagne acharnée, la foule n’éprouve que de la sympathie pour eux. Et nous affirmons que si dix ouvriers, n’importe lesquels étaient commis au soin de juger « les cambrioleurs », ceux-ci se verraient renvoyés hors ded cause.

A.B.

Jeudi, 9 mars

La peur bourgeoise redouble. Les rues avoisinantes le Bicêtre sont barrées. Trois compagnies de chasseurs à pied gardent le palais. « On redoute en haut lieu des manifestations » disent les quotidiens. A l’audience, aussitôt après les interrogatoires, Jacob fait une première déclaration dont voici le résumé :

« – Je revendique bien haut la responsabilité de mes actions. Je ne suis pas un homme à me repentir. Du reste, on ne peut se repentir que des mauvaises actions. J’ai des convictions bien sincères et je crois en toute conscience avoir bien agi.

Je suis déterministe. Je considère que l’homme est un atome dans l’infini. Il obéit aveuglément aux lois qui régissent le monde ; il ne peut s’y soustraire. Il est le résultat du milieu dans lequel il vit, et ses vices sont le produit de la constitution sociale. Mais je ne suis pas de ces hommes qui viennent échouer sur ces bancs pour avoir volé.

Ce que j’ai fait, je l’ai fait en toute bonne justice. Le prolétaire n’est plus corvéable ; mais il est imposable. Il ne suffit pas à la foule de manger, elle veut penser. Et pour qu’elle pense, il faut détruire les castes. J’ai choisi le moyen pour vol.

Dès que j’ai eu l’âge de raison, je me suis évertué à choisir comme ennemis les rentiers, les propriétaires, les industriels, les militaires et les prêtres.

Je vous ai dit que je considérais les rentiers comme des ennemis. Il faut donc que je vous définisse la rente. La rente est la dîme que le fainéant prélève sur le travailleur. Un homme est arrivé à posséder 50000 francs par exemple. Il va dans une banque et y place cette somme. Dans un an, il revient et non seulement il retrouve ses 50000 francs, mais encore ceux-ci augmentés de 3000. Qu’a fait cet homme? Quelle dépense de forces a-t-il fourni ? Rien, aucune. Ce n’est que le travail qui produit

Je sais que des économistes bourgeois disent que le capital vient au secours du travail. Quel puffisme! »

A ce moment, Wehekind, que blessent ces magnifiques pensées, coupe brutalement la parole à Jacob.

L’interrogatoire porte ensuite sur une série de cambriolages que Jacob reconnait et affirme avoir commis seul, rétorquant les subtilités du président qui voudrait à tout prix découvrir des complices. Pour d’autres vols, Jacob dit avoir eu des aides, mais refuse de divulguer leurs noms. La délation n’est pas le fait de notre ami.

A propos d’un vol commis dans une église de Rouen, – au cours duquel il laissa un papier portant cette ironique réflexion : « Dieu des voleurs, recherche les voleurs de ceux qui en ont volé d’autres » – Jacob veut exposer ses idées sur la religion et les prêtres. Avec partialité, le président l’en empêche.

Les témoignages des plaignants sont loin d’être précis. Un  M. Hulot, du Mans, croit avoir reconnu Pélissart. Ce dernier proteste. Le témoin devient de moins en moins affirmatif. Et dire que de pareilles affirmations suffisent à envoyer des individus au bagne !

… Encore une fois, et au mépris du droit des inculpés, Wehekind coupe la parole à Jacob, qui veut faire une déclaration sur la propriété.

… Le colonel Louis, de Rennes, dépose. Un revolver, entre autres objets, lui fut dérobé. Jacob dit à ce sujet :

« – M. le président voudrait-il demander au témoin si ce revolver était fait pour tuer ou pour guérir les hommes ? »

Un homme Sauvay fut, en dépit de ses protestations d’innocence, et malgré le manque absolu de preuve, condamné comme étant l’auteur d’un vol à Liège. Jacob, qui reconnait avoir commis cet acte, s’écrie : « et voilà la justice ». Il justifie sa présence à Liège en disant : « Partout où je voyais des cheminées d’usine, j’essayais d’entrer : mais jamais je ne me suis introduit chez des malheureux ». Il continue par une déclaration dont voici la substance :

« – Malgré les progrès réalises, l’homme est toujours un loup pour l’homme. Il s’arroge le droit de juger les hommes. Mais il ne met sa justice qu’au service des riches contre les pauvres.

Il y a un siècle, les pénalités étaient atroces et cependant, il n’y avait pas moins ­de crimes que maintenant. Au contraire. Donc, ce n’est pas en punissant qu’on empêche la perpétration des crimes. Le magistrat ne punit que pour défendre ses sinécures.

Les magistrats ne peuvent subsister que dans une société corrompue. Je regrette de n’en avoir pas dévalisé davantage. »

On arrive ensuite au vol Bourdin. Plusieurs inculpés sont en cause dont Bonnefoy, Sautarel, Clarenson qui protestent de leur innocence. Afin d’influencer défavorablement l’esprit des jurés, le président dit que Bonnefoy fut compromis dans l’assassinat de Bernard, mais Bonnefoy montre la perfidie de cette manœuvre en rappelant qu’il fut l’objet d’une ordonnance de non-lieu. Quant à Sautarel, il s’élève violemment contre l’accusation qui le concerne, aucune preuve ne la justifiant. Clarenson fait remarqué qu’il fut interné comme aliéné quatre fois : « En bonne conscience, on ne peut donc me reprocher mes antécédents, dit-il. Le président répond : « Pour un aliéné, Clarenson parait très lucide. » « Oh ! monsieur, il y a des aliénés qui occupent des situations administratives », fait remarquer Jacob.

L’audience se termine à 5h50.

Dans la voiture qui les ramène à Bicêtre, les accusés crient : « Vive l’anarchie. »

Vendredi 10 mars

Le service d’ordre est de plus en plus important. Défense de stationner devant la grille du Palais. Les dirigeants se rendent-ils compte que l’opinion publique leur est défavorable et veulent-ils empêcher les discussions « subversives » qui ont lieu dans les groupes de curieux ?

Dès le début de l’audience, le président refus la parole à Jacob.

« Le président – Nous ne sommes pas ici dans une réunion publique.

«  – Mais, j’entends me défendre.

«  On vous a laissé vous défendre hier. Vous n’êtes pas en cause aujourd’hui. Asseyez-vous.

« Je veux rester debout ! »

Et Jacob fait comme il dit. Il reste debout dardant sur le président un regard farouche.

Wehekind porte ensuite une accusation arbitraire contre Brunus, ce qui lui vaut une verte réplique de Me Bourgougnioux : « Permettez-moi de vous faire remarquer, M. le Président, que vous avancez un fait qui n’est pas démontré, dit l’avocat. Rageur, le président lui retire la parole.

… Chalus et Sautarel, tous deux inculpés dans le vol de Meurdesoif, protestent de leur innocence. « Les accusations de Collevaert ne peuvent être prises en considération » dit Chalus : « Collevaert est fou, il est interné dans une maison d’aliénés. On ne m’accuse qu’avec les déclarations d’un fou et d’un escroc » affirme Sautarel.

Dans une autre affaire, un avocat demande pourquoi au président son client Limonier est suspecté. « Il a été condamné pour escroquerie » dit le président. « Mais il y a de cela 18 ans et il est réhabilité », remarque le défenseur !

On voit sur quelles preuves s’échafaude l’accusation.

On lit ensuite la déposition de Gabrielle Damiens. A ce propos, Jacob intervient et révèle un ignoble procédé de l’instruction.

« – Ainsi, dit-il, on a permis à Ferrand et Gabrielle Damiens de rester ensemble plus de trois heures, parait-il ; cela parce qu’on voulait obtenir des aveux. Et à moi, jamais on ne m’a donné la permission d’aller embrasser ma mère ! »

L’audience est levée sur cet incident.

A la sortie, une manifestation a lieue. Des cris répétés de « Vive Jacob, vive l’anarchie » se font entendre, cependant que, de leur cellule, les accusés y répondent.

Détail de la carte postale présentant le transfert de la \Samedi, 11 mars

Afin de dépister les curieux, l’arrivée des voitures s’effectue plus tôt qu’à l’habitude. La manifestation d’hier a peut-être donné à réfléchir aux jugeurs.

… accusé d’un vol d’actions industrielles, Jacob dit au plaignant :

« – Eh bien ! monsieur, vous vous êtes fait voler. Ces titres n’avaient aucune valeur. Je les ai brûlés. Ce sont des escrocs qui vous les ont vendus. Mais ils sont décorés de la rosette, et ce sont des honnêtes gens. Ils ne sont pas des cambrioleurs eux ! »

On passe au vol de la Rivière. Jacob demande :

« – Où étaient les plaignants quand je me suis introduit chez eux ? »

Le président – « à la campagne »

Jacob «  – Ah ! ils ont un château !… Ce ne sont pas des malheureux … »

Nouvelle réplique de Jacob quant au vol Mauruit :

« Madame était à son château pendant que je suis entré chez elle ; c’est toujours des malheureux que j’ai dévalisés. »

Quelques instants après, à propos du cambriolage d’une église, Jacob fait la déclaration suivante :

« Si je devais retracer tous les crimes commis par les prêtres au nom de Dieu: l’Inquisition, les guerres religieuses, les assassinats des amis de la vérité, plusieurs audiences n’y suffirait pas. La religion est morte, la science l’a tuée. Je ne piétinerai pas un cadavre.

« Sous prétexte de procurer les délices du monde futur, avec des mômeries ils acquièrent des richesses. J’en peux parler en connaissance de cause. J’ai cambriolé assez de prêtres. Chez tous j’ai trouvé un coffre-fort et quelquefois plusieurs. Ils ne renfermaient pas des harengs saurs, je vous prie de le croire. S’ils contenaient quelques hectogrammes de pains à cacheter, ils contenaient aussi de fortes sommes que des imbéciles envoyaient à Dieu et que les porte-soutane gardaient.

« Les églises ne sont que des entreprises commerciales ; ce sont des appels incessants au gousset.

« Et voilà les charlatans qui osent m’appeler voleur et qui m’accusent.

« Mais je suis bon prince. Je ne leur en veux pas. Je leur donne ma bénédiction. Ainsi soit-il ! »

Immédiatement après, Bour se lève et déclare que le juge d’instruction lui faisait boire un verre d’eau de vie avant chaque interrogatoire pour le faire parler à tort et à travers.

N’est-ce pas joli ce cuisinage des prévenus ?

A propos du vol Aubry de la Noé, Jacob fait une déclaration concernant la guerre dont voici le résumé :

« De tous les fléaux qui dominent les hommes, la guerre est le plus funeste.

« Au lieu de combattre, des hommes, pour satisfaire leur ambition, ont remplacé le dogme de dieu par celui de la patrie. On ne guerroye plus contre les infidèles. On civilise les insurgés.

«  Les hommes ne doivent pas s’entretuer. Si j’ai choisi les militaires comme ennemis, c’est que je les considère comme des assassins. »

… M. de Neuchaise dépose. Jacob répond :

« – Le témoin voudrait-il dire le prix d’un mouchoir pris chez lui ? … Je vais le dire : cent cinquante francs ! N’est-ce pas un insulte à la misère ? »

Des objets de valeur, dont plusieurs peaux de bêtes, ont été dérobés chez Mme Ripoteau. Jacob se disculpe en disant :

« – Les peaux prises chez Mme Ripoteau ont été achetées aux colonies. On sait comment les officiers font leurs achats aux colonies ! La guerre de Chine en est un exemple. »

Quelques « Vive Jacob » saluent le retour à Bicêtre.

caricature parue dans l\'Assiette au BeurreLundi, 13 mars

C’est au chant de l’Internationale que les accusés pénètrent dans le Palais de Justice.

Un incident défraye les conversations ; plusieurs jurés ont reçu ce matin une lettre dont voici la teneur :

« Bourgeois,

« Vous êtes appelés à juger plusieurs de nos camarades. De par quels droits et quelle logique vous faites-vous juges d’actes dont vous ignorez totalement le fond  et la grandeur ?

« Vous ne pourriez le dire vous-même ! Sottement, vous avez été institués juges.

« Or sachez que la loi et ceux qui la font sont bannis de notre logique.

« En la circonstance, vous êtes la meilleure expression de ces lois ; c’est pourquoi nous avons pour vous un peu de clémence. Car, si 26 des nôtres sont entre vos mains, nous sommes assez nombreux dehors.

« Par l’attitude décidée de nos camarades inculpés, vous avez du pouvoir constater que la peur n’a pénétré dans leur rang à aucun moment. Il en est de même pour nous ; avec en plus les moyens d’agir, puisque nous sommes libres.

« Nous aurions pu dans les débats faire un grand coup car la mort ne nous effraie pas. Peut-être aurions nous été au nombre des victimes ; mais vous tous auriez laissé la vie.

« Notre comité a préféré attendre votre verdict ; mais sachez bien bourgeois juges, que ce n’est ni un recul ni une défaillance en face de l’acte à accomplir : ce n’est qu’une attente.

« Donc, bourgeois, méditez ceci qui la décision du comité :

« Si ton verdict frappe cruellement nos camarades, c’est ta condamnation à mort, car ta décision aura provoqué la nôtre.

« Ne crois pas à une vaine menace, choisis entre :

« La vie tranquille ou la mort.

« Paris, le 11 mars 1905

« Comité terroriste international. »

On peut déduire de cette que ceux qui l’ont écrite sont sérieux et résolus. Les jurés l’apprécieront-ils ainsi ?

Dès le début de l’audience, Jacob intervient :

« – M. le président, vous avez oublié dans votre énumération, le vol commis à Cholet. C’est nous qui l’avons commis et il y a deux innocents qui ont été condamnés pour ce fait. Voilà votre justice. »

On interroge ensuite Léontine Tissandier, Lazarine Roux, visée par une insinuation du président, proteste : « Vous avez quinze ans de plus que Jacob » dit-il. Jacob s’écrie :

« – et quand vous prenez des petites filles de 14 ans, vous. On les connait les mœurs des magistrats.»

Peu après, Jacob relève certains détails qui disculpent ses amis.

Il termine ainsi :

« – ce n’est pas pour satisfaire votre curiosité de jugeurs, que je fais cette déclaration. Je ne reconnais à personne le droit de juger. C’est pour que des victimes innocentes ne soient pas condamnés. MM. Les jurés apprécieront. »

Puis, il fait une déclaration sur la noblesse. La voici in extenso :

« Parmi le nombre des fortunes bourgeoises quelques-unes peuvent se considérer comme étant le produit d’une entreprise commerciale ou industrielle. Par exemple, le négociant en alcool s’enrichit en empoisonnant des générations ; le fabricant d’armes emplit d’or ses coffres-forts en construisant des engins de destruction ; le tenancier de maison publique – ce citoyen patenté, électeur et éligible – amasse de fortes sommes en se dévouant au salut de la morale bourgeoise : leur fortune est en quelque sorte le résultat d’un… genre de travail. Mais à l’égard des propriétés nobiliaires cette subtilité de possession ne peut pas même se tenir. Pour un « noble travail » est synonyme d’avilissement. Aussi sont-ils toujours demeurés nobles. Il suffit de compulser l’histoire pour constater qu’ils ne doivent leur fortune qu’aux crimes, aux brigandages et à la prostitution. Durant dix siècles, la noblesse ne se distingue que dans l’art de spolier et massacrer les peuples. Plus tard la monarchie absolue ayant concentré le pouvoir, les nobles ne pouvant plus donner libre cours à leur inclination de bandits cruels et féroces, se métamorphosent en courtisans obséquieux et plats. C’était à qui ferait le mieux la révérence devant le maître pour accaparer des privilèges. Les coupe-gorge devinrent des lupanars, le banditisme fit place à la prostitution.

Aujourd’hui, malgré trois révolutions, cette caste n’a pas dérogé à ses chères traditions. Les uns ne vivent que grâce aux revenus de biens jamais gagnés ; d’autres, poussés sans doute par des influences ataviques, ne pouvant plus piller et tuer pour leur propre compte commandent à l’armée de cette même République que leurs grands-pères de Coblence voulurent étouffer ; certains enfin, plus avides de gain que de gloire, restaurent leur fortune en mariant leurs progénitures aux marchands de porcs d’Amérique.

En résumé, la noblesse ressemble à ces fleurs séduisantes dont la substance vénéneuse tue : elle est un obstacle, un danger social comme ennemie de toute innovation humanitaire. Parasites décorés d’oripeaux, les nobles ne vivent qu’au détriment des classes laborieuses. Aussi me suis-je fait l’instrument de révolte en les dépouillant du fruit de leurs rapines avec le regret amer de n’avoir pu faire mieux.

« Jacob »

On en arrive ensuite à l’accusation d’incendie et de vol pour laquelle sont inculpés Bour, ferré, Jacob. Ce dernier fait une déclaration que l’on peut résumer ainsi :

« Jacob reprouve l’incendie. Mais s’il a incendié la propriété de Mme Postel, c’est qu’elle en avait une.

« Est-ce que les jurés maudissent la mémoire de ceux qui incendièrent le Palatinat ? Tous les jours, des armées incendient non pas une maison, mais des villes entières. On applaudit à ces forfaits. Et l’on blâme Jacob parce qu’il est anarchiste, parce qu’il n’est pas le valet à gages des jurés et que ceux-ci s’aplatissent devant les galonnés. Il serait sans pitié pour eux. Ils peuvent 1′être pour eux. Ils peuvent 1′etre pour lui. La violence est de tous les temps. Elle ne disparaîtra que quand sera venu le règne de la justice. »

Un fait est à signaler qui montre la valeur de la déposition des témoins. Augain est inculpé dans un vol à Vernon.

Me Justal remarque qu’Augain est sorti de la prison de la Santé le 8 août et que six personnes ont affirmé l’avoir vu à Angers les 5, 6 et 7 août. Ainsi donc, si Augain n’avait eu un alibi indiscutable, devant le témoignage précis et concordant de six personnes il serait pas aux assises à Angers et n’aurait pas échappé à une condamnation.

La séance est levée à 5 heures.

Une foule considérable stationne rue Victor Hugo. Foule sympathique s’il en fut. Lorsque les voitures sortent, les cris de « Vive Jacob », « Vive l’Anarchie » partent de toutes parts. De leur cellule, les inculpés crient « Vive Germinal », « Vive l’Anarchie ».

L’émotion nous empoigne à ces clameurs qui vibrent comme un appel. D’ailleurs, place Saint Denis, un groupe manifeste également.

Mais les mouchards de Lépine sont là.

Notre ami Jules Lemaire est arrêté et sera poursuivi pour cris séditieux.

Gabrielle Mariette se voit dresser procès verbal pour outrage à agent.

Un curieux X., demeurant à Ailly sur Somme, est appréhendé pour avoir fait mine de s’opposer à l’arrestation de Lemaire. Un cocher resté inconnu qui cria « Vive l’anarchie » est recherché par la police.

Tel est le bilan de cette belle manifestation.

la bande d\'Abbeville dans l\'Illustration du 18 mars 1905Mardi, 14 mars

Nous avons déjà signalé l’attitude scandaleuse du président Wehekind qui, au mépris du droit de la défense, veut empêcher de parler et prévenus et avocats.

Aujourd’hui, dès le début de l’audience, Wehekind insinue que les membres du barreau parisien ne sont pas polis et « qu’il n’a pas à se louer d’eux. » Me Lagasse répond :

« Voici 18 ans que je suis avocat, jamais on ne m’a fait pareille réflexion. Je ne la souffrirai pas. »

Le président. Vous écouterez ce que j’ai à vous dire.

Me Lagasse. Jamais je n’ai vu un président manquer comme vous d’égards à la défense.

Le président. J’accorde les égards à qui les mérite.

Me Lagasse. Puisque nous ne méritons pas vos égards, nous nous retirons.

Les avocats parisiens quittent la salle.

Les accusés se lèvent et crient « Vive l’Anarchie. » ils invectivent violemment Wehekind et le procureur général. « tas de bandits. » « La voilà votre justice. »

« c’est un guet-apens », « bandits, bandits » clament-ils. Un tumulte épouvantable s’ensuit. Les cris redoublent. « Sales bourgeois » s’écrie Jacob, en se tournant vers l’auditoire composé de repris et d’exploiteurs.

Le procureur général requiert l’expulsion des accusés. Jacob, Ferré, Sautarel, Baudy, Clarenson, Vaillant, Pélissart et Bour sont emmenés, ils chantent « l’Internationale ».

Puis les avocats du barreau de Paris rentrent.

Les débats continuent. Le chef de la sûreté Hamard vient déposer. Il accuse Charles, Sautarel et Limonier, sur … des renseignements de police !

On sait comment sont établis ces immondes rapports. D’ailleurs, Me Philippe fait remarquer que le procureur Bulot a interdit aux parquets de son ressort, de tenir aucun compte de ces rapports. Le procureur Régnault réplique : que ce qui n’a aucun crédit à Paris est tenu en grande considération à Amiens.

Le nombre des curieux qui attendent la sortie est énorme. Comme à l’habitude, des acclamations de « Vive Jacob », « Vive l’anarchie » partent de différents groupes. Aucun cri hostile n’est poussé.

Le chef de bande Jacob dans l\'Illustration du 18 mars 1905Mercredi, 15 mars

… Bonnefoy et Me Justal demandent à la cour que les co-accusés puissent comparaître à nouveau, Jacob ayant des déclarations à faire avant la plaidoirie.

« Ce n’est pas par voie de requête, mais par voie de pourvoi que vous pourrez faire annuler l’arrêt de la Cour. » dit le président. « L’essentiel pour nous est de faire aboutir cette affaire. » Nous comprenons l’impatience des juges de se débarrasser de si habiles accusés qui pourraient troubler par leurs considérations, le réquisitoire de l’avocat général, qui a commencé à cette audience.

Ajoutons qu’une deuxième lettre de menaces, sensiblement pareille à la première, a été adressée aux jurés.

(À suivre)

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