Dix Questions à … Antoine Barral
Voilà un roman, sorti en 2010, que l’on verrait avec une délectation non dissimulée rentrer dans les annales si tant est qu’une bonne âme littéraire, critique et surtout disposant de conséquents réseaux médiatiques daigne lui donner un petit coup de pouce publicitaire. Et c’est peu dire que les Philopyges d’Antoine Barral le mériteraient amplement. D’abord parce que c’est tout un pan de l’histoire de France que ce polar érotique vient éclairer en vous emmenant dans les sombres coulisses de l’affaire Dreyfus, dans les rues de Paris où les anarchistes ne furent pas les derniers à faire le coup de poing avec une extrême droite revancharde, patriote, haineuse et antisémite. Ensuite parce qu’il s’agit d’un roman où l’aventure se mêle à la drôlerie et à l’érotique sans paraitre pour autant libidineux. Enfin parce que, de parties de jambes en l’air en meeting où souffle l’air d’une révolte sociale et politique, de complots ourdis dans les recoins d’une maison de passes en repas d’esthètes, amoureux de belles lettres et de fesses charnues, nous pouvons croiser une extraordinaire galerie de portraits. Et, parmi ces personnages, réels ou imaginaires, qui ont la fâcheuse manie de se promener dans les rues de la capitale ou ailleurs, un honnête cambrioleur n’y tient certes pas le premier rôle mais occupe assurément une place de choix. Antoine Barral connait visiblement bien son sujet et ce Biterrois d’origine a bien voulu ici répondre à quelques-unes de nos questions.
1) Qui est Alexandre Wollaston ? Est-il une simple occasion de dresser dans ton roman un portrait de cette France littéraire et politique qui se déchire à l’occasion de l’affaire Dreyfus ?
Alexandre Wollaston est un personnage totalement imaginaire. Un ami m’a affirmé qu’un homonyme, anglais, aurait été actif en France à l’époque de la révolution de 1789, dans la mouvance des Enragés ou des Babouvistes : j’avoue que je l’ignorais. Mon personnage est « anglo-espagnol » mais surtout cosmopolite et grand voyageur, d’origine aristocrate, plutôt individualiste et dilettante, libertaire, mais il ne deviendra militant dreyfusard qu’un peu malgré lui. Je voulais un homme plutôt « détaché » qui devait être le héros récurrent d’une longue série de romans d’aventures que je rêvais d’écrire quand j’avais 20 ans. Son regard extérieur sur la furie française de l’Affaire Dreyfus me permet d’avoir un peu de recul…
Par la suite, j’ai eu beaucoup de chance, j’ai souvent trouvé « toutes prêtes » dans la réalité historique, les pièces qui manquaient au puzzle de ma narration. À tel point que j’ai oublié, pour certaines, si ce sont des inventions ou d’heureuses trouvailles. Je dois aussi préciser que j’ai emprunté le personnage de Lucienne Chauron, la prostituée, à une série de livres cochons de Jacques Cellard, ancien chroniqueur au Monde. À part elle et Wollaston, les personnages sont pris dans la réalité, notamment tous les Philopyges.
2) Les Philopyges, le cercle que préside Alexandre Wollaston, ne sont-ils que des amateurs de belle chair et de belles lettres ? Malgré la gravité de la situation relatée, il se dégage des pages que tu as écrites une évidente et agréable légèreté. Le secret des Philopyges est-il au fond du trou ? Pourquoi ce choix de l’érotisme ?
Parce que c’est la vie ! J’aurais du mal à imaginer des personnages de roman sans sexualité. De purs esprits ? Des révolutionnaires ascétiques ? Non, merci. Pour former le cercle des Poètes Philopyges, je me suis livré à un véritable « casting », à partir de fiches biographiques assez sommaires au début, mais à mesure que j’en apprenais plus sur la vie de Tailhade ou Fénéon, par exemple, je me suis dit que j’avais eu du flair ! C’est APRÈS les avoir choisis que j’ai trouvé dans leurs biographies détaillées des éléments me confirmant leur authentique philopygie ! Je ne les ai pas trahis, me semble-t-il.
Je voulais, par réalisme, m’emparer de personnages ayant réellement existé, tout en gardant une certaine liberté de narration : ces littérateurs libertaires un peu oubliés, amis des belles lettres, certes, étaient aussi très engagés, Bernard Lazare auprès de la famille Dreyfus, Lucien Descaves à l’Aurore… Ils étaient, pour moi, plus intéressants à manipuler que des personnages de premier plan comme Zola ou Labori, figés par l’Histoire.
3) Malgré les carcans économiques et sociaux de cette époque qui n’a de belle que le nom, les femmes de ton livre évoluent librement et, surtout, ne sont pas soumises à la sexualité de leurs compagnons. Est-ce un choix délibéré de ta part ou bien cette égalité sexuelle correspond-elle à une réalité historique objective ? Le sexe, à la fin du XIXe siècle, n’est-il pas une pratique aliénante ?
Bigre, je n’en sais rien. Ce que je raconte de mes personnages ne vaut que pour eux… À cette époque, en effet, la sexualité est généralement étouffée par la morale dominante catholique et bourgeoise, par la peur de la grossesse ou des maladies vénériennes ; mais sous ce pesant couvercle, quelle ébullition, et quelle source de revenus pour les proxénètes et les pornographes ! C’est aussi une époque très paillarde, la littérature en témoigne. Une époque où certains anarchistes prêchent l’amour libre, la contraception, et le naturisme…
Alors, aliénation ou pas ? Il me semble que pour les hommes comme pour les femmes, quelle que soit l’époque et la société dans laquelle ils vivent, les facteurs qui influencent ou contraignent leur vie sexuelle sont si nombreux qu’il y a toujours un bon nombre d’individus qui échappent à la « norme », pour leur bonheur ou pour leur malheur… Mais je ne suis pas un spécialiste de ces questions.
4) En quoi l’affaire Dreyfus fut-elle une de ces fièvres hexagonales comme a pu l’écrire l’historien Michel Winock ? L’extrême droite pouvait-elle réellement prendre le pouvoir à une époque où les catholiques, à la suite de l’appel du cardinal Lavigerie notamment, se rallient massivement à cette Gueuse qu’est la République ?
Si je me fie à mes lectures : de tous les pays voisins et même des États Unis, on suivait cette hystérie collective française d’un regard incrédule. On se demandait quelle mouche les avait piqués… C’est pourquoi, outre Alexandre Wollaston, j’ai tenu à faire intervenir d’autres personnages, secondaires, de diverses origines, Espagne, Amérique du Sud, Afrique, qui se soucient assez peu de cette histoire. Je ne voulais pas être submergé par le psychodrame franco-français…
Quant à l’extrême droite, certains historiens estiment aujourd’hui que malgré ses ligues et ses réseaux, elle n’aurait pas été en mesure de prendre vraiment le pouvoir. Déroulède croyait-il lui-même à ses chances de succès ? Peut-être pas, mais il a fait comme si… L’impression que j’en garde, et que j’essaye de restituer dans le roman, est que chaque dirigeant des différents mouvements de la droite (monarchistes, bonapartistes, boulangistes, antisémites, militaires) voulait manipuler les autres et les pousser en avant pour en tirer ensuite le meilleur parti pour lui-même… À ce petit jeu, c’est Déroulède qui perdit…
5) Quelle fut l’implication des anarchistes ? Est-ce pour eux l’occasion de refaire surface après la très forte répression issue des lois dites scélérates ?
Les anarchistes étaient divisés, grossièrement en deux tendances, d’une part avec Jean Grave, les indifférents au sort de Dreyfus, grand bourgeois et militaire (et juif, l’antisémitisme n’épargnant pas les anarchistes) qui ne méritait pas, selon eux, qu’on le défendit, et d’autre part, autour de Sébastien Faure, ceux qui espéraient que cette crise allait fissurer la société bourgeoise, et estimaient qu’il fallait en tirer parti. Ces derniers ont eu moralement raison, mais il n’est pas certain qu’ils y aient gagné…
Il ne s’écoule que 2 ou 3 ans entre la période des attentats anarchistes, des lois scélérates et du procès des Trente (1892-94), et le début de l’Affaire Dreyfus (1894-95) qui éclatera vraiment en 98. J’y vois une continuité, la chasse au juif prolonge la chasse à l’anarchiste, et un certain nombre de protagonistes sont les mêmes (Trarieux, Demange, Labori, Faure, Fénéon…)
Pour ce qui est du factuel, au jour le jour, je me suis basé sur une brochure de Philippe Oriol, « Les anarchistes et l’Affaire Dreyfus », qui reproduit plusieurs affiches d’époque indiquant les lieux et heures des meetings…
6) Parmi tous ces anarchistes ou proches du mouvement libertaire, le poète Laurent Tailhade a visiblement retenu ton attention. Quel rôle fais-tu jouer à cet homme haut en couleur, marqué par la perte de son œil à la suite de l’attentat du restaurant Foyot le 04 avril 1894 ?
Oui, derrière le pamphlétaire redoutable, j’ai cru deviner un personnage complexe et fragile, très éprouvé physiquement par la perte de son œil, blessé en 94 et qui lui sera enlevé en 99, soit 5 ans de martyre, avec en plus une plongée dans la dépendance à la morphine… Lui aussi était un authentique philopyge, débauché et bisexuel, comme me l’a confirmé sa biographie complète par Gilles Picq, parue alors que j’avais déjà écrit le plus gros de mon roman. Cette bio m’a permis quelques retouches, mais sur l’essentiel je n’ai rien changé.
7) Tes personnages vivent tous une sexualité particulièrement débridée … sauf un : Alexandre Jacob. Pourquoi ? Le sexe est-il incompatible avec les pratiques illégalistes ?
Je l’ignore, j’ai la chance de pouvoir vivre dans la légalité. Jacob est presque un personnage secondaire du roman, et je ne pouvais pas non plus les mettre TOUS au lit. De plus, j’avais assez peu de données fiables sur sa vie quand j’ai commencé l’écriture du roman. Son image de cambrioleur doté d’une éthique rigoureuse m’a certainement influencé pour lui donner ce caractère un peu austère…
8 ) Comment en es-tu justement arrivé à inclure Alexandre Jacob dans ton roman ? Est-il pour toi un simple aventurier ? Quel regard portes-tu sur la reprise individuelle des Travailleurs de la Nuit ? Le banditisme social est-il un leurre ?
Je connaissais encore assez mal cette période historique et ses personnages quand j’ai commencé à me documenter pour écrire le roman, mais très vite il est apparu qu’il y aurait un rôle de cambrioleur dans le « casting ». C’est alors que je suis tombé sur Jacob. Peut-être par le livre de Bernard Thomas, ou un autre. J’ai parcouru tout ce qui était disponible à l’époque. C’était quelques années avant la parution de « L’Honnête Cambrioleur ». Les éléments dont je disposais alors laissaient un grand vide dans l’année 1898, et ça m’arrangeait bien, je m’en suis donc emparé. C’était un Jacob encore très jeune, et pas vraiment lancé dans sa fameuse carrière, je pouvais broder à ma guise… Après la parution de « L’Honnête Cambrioleur », je me suis encore livré à quelques retouches, mais je ne pouvais pas tout reprendre à zéro.
Non, Jacob n’était certainement pas un simple aventurier. J’ignore s’il a été le premier à pratiquer ce type de reprise, qui n’est pas si individuelle que ça, car pratiquée en bande organisée et destinée, au moins en partie, à financer un mouvement révolutionnaire, mais il n’a pas été le dernier… Ascaso et Durruti ont aussi braqué des banques, et ce n’est pas réservé aux anars : le MIR au Chili, et bien d’autres mouvements l’ont fait aussi. L’originalité de Jacob n’est pas là, mais plutôt dans la méthode, assez « non-violente » le plus souvent. Le banditisme social n’est sans doute pas un leurre, mais j’aurais du mal à le définir, il suffit qu’une loi change pour qu’une forme d’action qui était légale devienne illégale. On devient alors « illégaliste » sans le vouloir…
9) Peux-tu nous en dire plus sur Palm, ce personnage de ton roman qui « travaille » de nuit avec Jacob ? A-t-il les mêmes convictions que lui ?
Palm reste mystérieux pour moi. C’est en lisant les mémoires de Lucien Descaves, que j’ai trouvé l’histoire de cet homme qui l’avait cambriolé en 1898 ou 1899, un certain Palm, auquel il fut confronté dix ans plus tard, en 1908. La rencontre avec Palm, rapportée par Descaves, fait penser à l’anecdote (vraie ou fausse) sur Jacob chez Pierre Loti :
« Mes cambrioleurs avaient, dans le cabinet de travail, respecté les cartons, la bibliothèque, ne considérant pas sans doute mes livres et mes gravures comme un superflu dont il était raisonnable de me soulager. »
« Il racheta même, dans une certaine mesure, sa conduite à mon égard en déclarant qu’il avait appris le lendemain seulement, par les journaux, le nom de sa victime, et qu’il avait regretté que ce fût moi, dont il lisait les articles… »
Mais surtout, je me suis souvenu que dans l’index de la correspondance de Jacob publiée par l’Insomniaque, apparaissait un certain Palma, un ami sur lequel rien n’est dit. Pour les besoins du roman, j’ai décidé que Palm et Palma ne feraient qu’un.
Ce qui met du sel à cette histoire, c’est que vers 1910, Descaves devint le directeur littéraire du « Journal », où paraissaient en feuilleton les aventures d’Arsène Lupin, par Maurice Leblanc. Lui a-t-il raconté cette histoire ?
10) Tu imagines dans le premier tome des Philopyges, un cocasse dialogue entre Jacob et Lucie, l’amante d’Alexandre Wollaston, devant l’aiguille creuse. Es-tu atteint de lupinose ? Même fallacieux, le rapprochement entre l’honnête cambrioleur et le héros de Maurice Leblanc est-il plaisant ?
J’avoue que c’est à la lecture de « L’Honnête Cambrioleur » que j’ai compris que la lupinose menace tout auteur qui use de Jacob dans une fiction. Il fallait jouer avec la lupinose sans tomber dedans.
Mon roman s’y prêtait bien, car j’y ai glissé de nombreux clins d’oeils et allusions ou emprunts à d’autres auteurs de livres ou de chansons. C’est dans cet esprit que j’ai évoqué l’aiguille creuse, ou que j’ai affublé Wollaston, mon « héros », du titre de « gentleman cambrioleur », décerné par… Jacob, qui veut l’enrôler dans sa bande.
Pour en savoir plus sur les Philopyges :
http://lesphilopyges.blogspot.fr/2011/04/quest-ce-quun-philopyge.html
Antoine Barral, Les Philopyges, tome 1 La conjuration des patriotes, éditions Singulières, 2010, 344 p., 19€00
Antoine Barral, Les Philopyges, tome 2 Série noire à la coloniale, éditions Singulières, 2012, 299 p., 19€00
Tags: Afrique, Alexandre Jacob, Alexandre Wollaston, anarchiste, antidreyfusard, antisémitisme, Antoine Barral, Barral, Bernard Lazare, Béziers, bonapartisme, boulangisme, Déroulède, Descaves, Dreyfus, dreyfusard, éditions Singulières, érotisme, femme, Fénéon, fesses, fièvre hexagonale, Jacques cellard, L'Aurore, la conjurations des patriotes, Labori, les Philopyges, Lucienne Chauron, lupinose, Maurice Leblanc, Palm, Paris, patriotisme, poètes, reprise individuelle, Sébastien Faure, série noire à la coloniale, sexualité, Tailhade, voleur, Zola
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28 juillet 2013 à 19:21
l, s 2 tomes de Philopyges sont passionnants : présentés comme un roman d’aventure avec un arrière goût policier et quelques descriptions piquantes de sodomie, c’est en fait une documentation très détaillée sur cette époque, d’un point de vue libertaire avec des informations inédite sur l’affaire Dreyfus et les mouvements anarchistes
29 juillet 2013 à 18:12
Les Philopyges prouvent que l’on peut faire du polar, de l’histoire et de l’érotique en même temps … et ce qui est plaisant, c’est que les deux livres se lisent quasiment d’une traite ; l’empathie fonctionne totalement. Le propos d’antoine est alors le bienvenue dans le Jacoblog.
30 juillet 2013 à 12:25
un livre remarquable! qui se lit commeun policier mais où l’on trouve une documentation iné&dite non seulement sur l’affaire Dreyfus, les mouvements anarchistes et d’autres petits faits historiques souvent mal connus, tout ça avec une belle histoire d’amour et de savoureuxsavoureuses recettes pour une sodomie réussie