Une mère
Née à La Crau (Var) le 08 juillet 1860,
Morte à Reuilly (Indre) le 18 juin 1941
Marie Elisabeth Berthou, une fille de la Provence pour Alain Sergent[1]. La mère d’Alexandre Jacob est finalement assez peu connue, confinée généralement dans une espèce de second rôle alors que son existence est si inséparable de celle de l’illégaliste que l’une ne peut réellement pas se comprendre sans l’autre. Mère courage aussi ; sans elle, le matricule 34777 aurait fini sa vie au bagne. Elle est un pivot, elle est un soutien indéfectible ; elle est une mère et, au-delà du lien oedipien qui unit les deux êtres, c’est une vie extraordinaire et une personnalité originale qui s’offrent à nous.
L’acte de naissance de la mère d’Alexandre Jacob stipule une famille de boulangers. Le 8 juillet 1860, à la naissance de Marie, André Hippolythe Berthou est âgé de 40 ans ; sa femme, Françoise Elisabeth Drogoul, a elle 32 ans. Le couple réside à La Crau dans l’arrondissement de Toulon. Même s’ils possèdent quelques arpents de terre, ils ne l’exploitent pas. La boulangerie est une activité à temps plein. Nous sommes bien loin du Regain de Jean Giono évoqué dans la biographie romancée de Bernard Thomas[2]. Quoi qu’il en soit, les Berthou se retrouvent à Marseille dix neuf ans plus tard et tiennent boutique au 13 boulevard Saint Charles.
Le 18 septembre de cette année (1879), à 9 heures du matin, l’officier d’état civil scelle l’union de Joseph Léon Jacob et de Marie Elisabeth Berthou. Catherine Jacob, née Ergenschafter et mère de Joseph, est veuve ; elle a suivi son boulanger de fils au 13 du boulevard Saint Charles à Marseille, puis au 29 de la rue Navarin. Joseph est aussi marin pour le compte des Messageries Maritimes. Marie, l’épouse de Joseph, est mineure et, l’enfant qu’elle porte depuis bientôt neuf mois, est très certainement à l’origine de ce mariage liant les Jacob, alsaciens, aux Berthou de Provence. Elle accouche dix jours après son mariage, à 7 heures du soir.
Le nouveau-né est inscrit à l’état civil avec deux prénoms si lourds à porter[3], des prénoms de généraux antiques dont Joseph l’avait affublé en souvenir de l’autre, le vrai, Napoléon (…) [et qui] le vouaient à coup sûr aux plus hautes destinées[4]. En réalité, la faille maternelle et paternelle fournit les deux prénoms : Alexandre et Marius.
Ma prime enfance fut heureuse écrit ce dernier à Jean Maitron, 69 ans plus tard. Et pour cause ! A l’époque où le modèle familial impose un très grand nombre d’enfants pour sa survie et sa reproduction sociale, les Jacob n’ont qu’un garçon, conçu qui plus est avant le traditionnel mariage. Trois autres petits mâles ont bien sûr suivi leur frère aîné. Mais tous décèdent avant leur premier anniversaire : André le 21 avril 1882, Toussaint le 12 février 1883 et Joseph le 3 juin 1885.
Si le fait est anodin pour un siècle où la mortalité infantile, omniprésente et récurrente, se maintient autour de 180 0/00, pour une période où les épidémies – comme celle du choléra à Marseille en 1884 – touchent et frappent encore plus durement les populations les plus faibles, les plus jeunes, c’est à dire les plus démunies ; il peut néanmoins expliquer l’amour maternel pour le fils unique et survivant. La réciproque est tout aussi vrai : l’amour viscéral du fils pour la mère protectrice. Sans pour autant verser dans un quelconque déterminisme œdipien, cette relation justifie les longues et pénibles années de bagnes subies grâce à la salvatrice correspondance entre Alexandre le forçat et Marie restée à Paris.
Mais, en 1879, Alexandre Marius Jacob doit très certainement faire la fierté de ses géniteurs. Et, pendant que Marie s’occupe du nourrisson, Joseph subvient aux besoins de la petite famille. Joseph abandonne progressivement la navigation et semble sombrer dans l’alcoolisme. Mais il apparaît bien ardu et malaisé de reconstituer le milieu dans lequel l’enfant Jacob a grandi, évolué et forgé son caractère. L’absence de sources conséquentes autorise alors à qui dispose d’une imagination débordante et galopante (Bernard Thomas, William Caruchet) à figurer, à broder, à inventer un environnement social proche de l’indigence.
Les Jacob n’appartiennent certes pas à la bourgeoisie, ni même à une quelconque classe moyenne. Il serait même abusif, voire dangereux, de les ranger dans un « lumpenprolétariat » n’ayant que sa survie quotidienne pour horizon social. Seulement, la grande mobilité [des Jacob] qui n’habitent jamais deux actes de suite à la même adresse peut indiquer une situation sociale précaire.
En effet, lorsque Joseph et Marie unissent leur destinée, le couple réside au 13 boulevard Saint Charles. Mais Alexandre Jacob est né au 29 de la rue Navarin. En 1882, lorsque naît le premier des trois frères d’Alexandre, la petite famille habite au 69 chemin Sainte Marthe. En 1884, c’est au 13 boulevard Gilly que l’on retrouve les Jacob. Une lettre d’Alexandre Jacob à Josette Passas nous apprend que la famille a établi sa résidence au 9 de la rue d’Aubagne, après avoir habité au 15 de la rue Saint Martin. Le trois pièces est situé en plein centre, près de la place Saint Louis, place aux fleurs. (…) Nous étions au cinquième étage[5]. La trace des Jacob est perdue jusqu’en 1897 à moins qu’ils n’aient pas déménagé entre temps. A ce moment, c’est à dire quand la police arrête Alexandre pour fabrication d’explosifs, ils logent au n°47 de la rue Fontaine Rouvière puis, deux ans plus tard, impasse Amédée Autran.
Toutes les adresses retrouvées indiquent des quartiers populaires et cosmopolites de Marseille (la Belle de Mai entre autres) ; elles ne prouvent pas une misère profonde. Mais le travail de Joseph et Marie, à la boulangerie, permet d’entretenir une personne âgée, un enfant et un jeune homme dont mon père était le subrogé tuteur[6]. L’origine modeste de l’anarchiste illégaliste semble alors réelle mais il n’appartient pas au prolétariat le plus inférieur.
Jusqu’à son embarquement à bord du Tibet à l’âge de onze ans, Alexandre Jacob connaît une enfance des plus normales, des plus calmes, heureuse et sans problème apparent : Mon petit, il était bien tranquille. On aurait cru une fille ; il jouait avec des chiffons et des poupées, confie Marie Jacob à Louis Roubaud en 1925 dans les colonnes du Quotidien lors de la campagne de presse en faveur de la libération de son fils, transporté depuis 1905 en Guyane. Propos partisans d’une mère aimante pour son bagnard d’enfant, les paroles de Marie Jacob figurent parmi les rares sources témoignant de la jeunesse d’Alexandre.
Le couple Jacob inscrit le petit Alexandre chez les Frères des Ecoles Chrétiennes. Rien de surprenant à cela. L’ascendance alsacienne révèle une tradition catholique et l’Ecole publique de Jules Ferry est balbutiante ; elle ne s’impose que progressivement. Le petit, à 9 ans, est d’ailleurs enfant de chœur à l’église alsacienne de la rue des Vertus, édifice qu’il cambriole dix ou onze ans plus tard ! Outre l’instruction d’une « jeune tête blonde », Marie et Joseph emmènent régulièrement Alexandre au théâtre du Gymnase pour y voir des opérettes.
Mais le temps de l’enfance ne dure pas ; le temps de la navigation finit par faire plonger Alexandre Jacob dans un autre monde, celui d’une conscience anarchiste puis de l’illégalisme que ne renieront ni Marie ni Joseph, subissant fréquemment les incursions de la police dans leur logement.
Joseph Jacob organise même une fête en l’honneur de son fils sortant libre en 1898 de la prison Chave (il est acquitté de l’accusation de la tentative de vol commis à la fonderie des Chartreux le 22 sepembre). Joseph Jacob est encore le quatrième homme impliqué dans le fameux coup du Mont de Piété de Marseille le 31 mars 1899. Mais tout donne lieu à croire que le père donne le nom du fils à la police et Alexandre est condamné par contumace le 09 juin de cette année à cinq ans de prison. A partir de ce moment, la trace de Joseph Jacob se perd malgré les visites que le couple effectue à l’asile Montperrin d’Aix en Provence où Alexandre le voleur, feignant le délire de persécution, est interné depuis le procès du 18 octobre. Joseph Jacob meurt alcoolique à Marseille dans l’oubli le 03 juillet 1905. Marie Jacob connait, elle, une trajectoire autrement différente et assurément liée à celle de l’illégalisme de sa seule et aimée progéniture dont elle partage assurément les idées.
Marie Jacob plie bagages en 1902 et dit au revoir à Marseille. Les visites incessantes de la Rousse, son mari qui sombre dans l’alcoolisme ont très certainement finit par la lasser. Elle est libre et a décidé de rejoindre Alexandre à Toulouse où, comme à Bordeaux après le coup de la rue Quincampoix (06 octobre 1901), Alexandre le voleur tient boutique pour se créer un paravent officiel. Marie s’en occupe certainement avec Rose Roux pendant les nombreuses absences du voleur anarchiste. Nous ne savons pas où se trouve exactement ce commerce ni même le type de produit vendus. Antiquaire comme à Paris ? Toujours est-il que lorsqu’Alexandre regagne la capitale au mois d’août 1902, Marie reste dans la ville rose jusqu’au mois de décembre de cette année, puis, rejoint son fils.
Le ménage, formé d’Alexandre Jacob, de Rose Roux et de Marie Jacob, s’installe rue Leibniz, dans le 18 e arrondissement. L’appartement, loué à un certain M. Schweck, est suffisamment vaste pour, éventuellement, accueillir Félix Bour et sa compagne Léontine Tissandier, mais aussi pour servir de lieu de rendez-vous. On y discute les vols que l’on doit commettre et on y partage au retour le produit de ces vols. La troupe s’est étoffée et le festival de cambriolages peut recommencer.
Il ne fait aucun doute que Marie Jacob participe aux activités criminelles des Travailleurs de la Nuit. Et c’est à ce titre, qu’elle est inculpée en 1903 après avoir été appréhendée avec Rose Roux à son domicile.
L’arrestation d’Alexandre Jacob et de Léon Pélissard, le 23 avril 1903, marque le début de l’instruction menée contre la « bande sinistre ». Deux jours plus tard, les agents du chef de la sûreté parisienne Hamard retrouvent au 82 de la rue Leibniz divers outils de cambrioleurs et pléthore d’objets et d’habits. Pensant qu’il s’agit du repaire des voleurs surpris à Abbeville et ayant tué à Pont Rémy l’agent Pruvost, une souricière est tendue et, dans la nuit 27 au 28 avril, Félix Bour, qui a d’abord réussi à échapper à la police picarde, ne peut que se rendre. Petit à petit, la prison d’Abbeville accueille un nombre si important d’accusés que l’affaire des bandits anarchistes promet une retentissante couverture médiatique. Marie Jacob y est internée depuis le 28 avril 1903.
Elle a 43 ans et est immédiatement mise au secret. Pendant cinq mois, elle subit l’isolement, les pressions du juge d’instruction Hatté et du gardien-chef Ruffian pour la faire avouer et pour qu’elle dénonce son cambrioleur de fils[7] qui, depuis, garde une rancœur exacerbée à l’encontre du magistrat instructeur. Mais Marie Jacob tient bon et, lors du procès d’Amiens, deux ans plus tard, elle ne manque pas de dénoncer les conditions de sa détention et les pressions qu’elle a subies.
Le procès des Travailleurs de la Nuit s’ouvre le 08 mars 1905 ; l’époque est au sentiment d’insécurité galopante, sentiment largement entretenue par la presse. Si le fils apparait de facto comme un malfaiteur des plus dangereux, rien d’étonnant alors que sa génitrice soit décrite – délit de sale gueule oblige – comme disposant d’une mauvaise physionomie[8]. Me Justal, du barreau de Paris, assure la défense d’Alexandre et de Marie Jacob. La session des assises d’Amiens connait de nombreux rebondissements ; Alexandre Jacob y joue les vedettes, n’hésitant pas à provoquer les jurés, les témoins et le tribunal tout entier. Il cherche en réalité à alléger les charges pesant sur ses vingt-deux co-accusés. C’est aussi ce à quoi s’attèle l’avocat de Marie Jacob, tentant de démonter les accusations de complicité, de recel et d’association de malfaiteur. Pour lui, le 20 mars 1905, il ne fait aucun doute que Marie Jacob soit innocente :
La défense de la veuve Jacob
Me Justal prononce pour la veuve Jacob une courte mais très belle plaidoirie. Son argumentation est très serrée. Il a aujourd’hui un débit précipité. L’heure avance. Les jurés semblent fatigués. Me Justal, habitué de la cour d’assises, le sent.
La veuve Jacob est accusée d’avoir favorisé une association de malfaiteurs. Il n’y a qu’une dépêche qu’on trouve contre elle cependant, parmi la nombreuse correspondance échangée entre les divers accusés. Et cette dépêche, arrivée chez elle, rue Leibnitz, était pour Jacob. Du reste la rue Leibnitz était le domicile de Jacob. Elle vivait chez son fils.
La veuve Jacob est poursuivie aussi pour avoir recelé le produit du vol des Roches. Léontine
Tissandier a déclaré que les objets soustraits avaient été portés au domicile de la veuve Jacob, rue Leibnitz. Mais ce fait est formellement contredit par la police, par l’agent Le Guerf qui a déclaré à la barre que ces objets n’ont pas été portés rue Leibnitz.
Lorsque fut commis le vol de la cathédrale de Tours, la veuve Jacob était à l’hôpital Tenon. Elle y est restée vingt jours après ce vol. Elle n’a donc pu receler les tapisseries de la cathédrale de Tours.
La veuve Jacob appartient à une excellente famille. Elle a été établie à Marseille et à Toulouse.
Cela résulte de certificats dont Me Justal donne lecture au jury.
La veuve Jacob ne vient à Paris qu’à la fin de 1902. Elle ignorait ce que son fils faisait.
Elle vivait du produit de ses divers commerces et d’un héritage paternel. Dans cet héritage se trouvait une maison dont la vente s’éleva à 17000 francs environ. Une autre maison en faisait partie.
– Si donc, dit Me Justal en terminant, on a saisi sur cette femme des sommes dont il a été parlé si souvent, ces sommes n’avaient pas une provenance suspecte. Je vous ai demandé pour
Jacob justice. Je vous demande pour sa mère la même justice ; mais pour elle, ce doit être la libération[9].
Mais le 22 mars, les jurés n’ont pas entendu la plaidoirie de Me Justal. Marie Jacob est reconnue coupable : cinq ans de prison. A l’initiative très certainement des avocats parisiens, dix des condamnés d’Amiens dont Jacques Sautarel et Marie Jacob se sont pourvus en cassation. L’absence de preuves est invoquée mais très certainement aussi l’incident violent de la sixième audience au cours duquel Alexandre Jacob et quelques-uns des accusés furent expulsés de la salle d’audience du tribunal. Le président Wehekind aurait aussi procédé à l’élection du jury d’une manière contraire à l’organisation prévue par la loi. Le 9 juin, l’arrêt de la cour d’assises de la Somme est cassé pour vices de forme. C’est alors à Laon que doit des tenir le dernier des procès impliquant les Travailleurs de la Nuit. Il occupe huit audiences, du mardi 24 septembre au mercredi 1er octobre 1905 et permet à Marie Jacob, toujours défendue par Me Justal, de retrouver sa liberté. L’acquittement survient après plus de deux années passées derrière les barreaux.
Marie Jacob se retrouve sans ressource et tente de récupérer les biens saisis lors de son arrestation. Elle peut bénéficier de l’aide d’au moins deux des Travailleurs de la Nuit libérés (Augain et Sautarel) et des compagnons libertaires. Le 19 octobre, le journal L’anarchie d’Albert Libertad lance une souscription pour lui venir en aide[10]. Son fils, interné au dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré, lui conseille le 3 décembre d’aller se rendre au siège du Libertaire mais aussi de récupérer les droits d’auteurs qui lui reviennent auprès de quelques journaux (entre autres Le Journal et Le Courrier belge) qu’un certain Astruc, établi à Suresnes, était chargé d’encaisser par le biais très vraisemblablement de Me Justal.
Peu à peu, la situation de Marie Jacob s’améliore. Elle demeure dans un petit meuble du XIe arrondissement de Paris, passage Etienne Delaunay, et trouve à s’employer dans un atelier de triage de plumes. Mais, elle cherche, sur l’initiative de Jeanne la sœur de Rose Roux, à travailler dans les théâtres de la capitale. Par ce biais, elle devient autour de 1913 la couturière de Romanitza, artiste appartenant au Théâtre National de l’Opéra. Marguerite Manulescu, de son vrai nom, est née le 11 décembre 1886 à Bucarest[11]. Elle se marie le 24 décembre 1917, dans le 6e arrondissement de Paris, avec Me André Simon Aron, inscrit au barreau de la capitale comme avocat à la cour d’appel. Mais André Aron est aussi homme d’affaire, intimement lié au sénateur-maire de Cahors Anatole de Monzie. André Aron navigue dans les sphères politiques et gouvernementales.
Son couple apprécie Marie Jacob et connaît de longue date le cas de son fils. L’amitié que lui donne le couple Aron, dont la conduite est qualifiée de « douteuse et sujette à caution » par la police parisienne, laisse en effet entrevoir d’heureuses perspectives quant aux démarches qu’elle entreprend pour son bagnard de fils.
Depuis sa libération le 1er octobre 1906, Marie Jacob s’est fixée un but : faire sortir son enfant de l’enfer guyanais. Elle entretient depuis l’internement d’Alexandre Jacob à la prison d’Orléans en avril 1905 une intense correspondance qui ne cesse qu’au retour du fils prodigue en 1925 ! Par, le biais des lettres, le plus souvent codées, qu’il lui envoie tous les mois, et même parfois plus souvent, Alexandre Jacob organise sa survie, demande un nombre incroyables de livres, établit des plans d’évasion. Marie, la bonne mère s’exécute ; elle sert de boite aux lettres, de relais ; elle envoie livres et colis ; elle va solliciter l’aide des compagnons anarchistes dès 1906.
En janvier – mars 1908, l’affaire Affaire Olga Kazelnelson provoque le classement du matricule 34777 dans la catégorie B des internés aux îles du Salut. Charles Malato avait trouvé une jeune femme d’origine russe qui aurait accepté de contracter un mariage blanc avec Jacob afin que celui-ci puisse être envoyé en concession sur le continent et, de là, s’évader comme le fit Clément Duval en 1901. L’administration Pénitentiaire, mis au courant par les services de la Sûreté parisienne, fait avorter le projet dont Marie Jacob semble avoir été un des pivots.
La mère du bagnard ne baisse pas les bras devant cet échec. D’autres suivront. En mai 1910, l’AP met la main sur deux revolvers, cachés dans des boites de sardines, adressés au forçat Fau et semble-t-il destinés à Jacob. Les boites de conserve étaient expédiées de Paris ! Sept ans plus tard, apparait Emilienne dans la correspondance du bagnard. Marie Jacob doit envoyer du matériel à son fils et à Dieudonné pour leur fuite. Mais l’ancien membre de la bande à Bonnot tombe malade et le projet rate, une fois encore.
Marie Jacob utilise aussi les relais officiels. Elle multiplie les lettres au ministère des colonies, à la présidence de la République, pour dénoncer les conditions de détentions de son enfant, pour implorer la possibilité d’envoyer du lait concentré alors que ce dernier souffre du scorbut dans les cachots de l’île Saint Joseph, ou encore, pour demander une mesure de grâce. Toutes se perdent dans la rigidité bureaucratique et administrative de la machine bagne. Les missives de la mère sont bâties sur un modèle récurrent. Il s’agit se soulever l’apitoiement et la commisération comme elle peut le faire le 10 janvier 1910. Le ton larmoyant n’émeut pas la commission de recours en grâce qui, le 21 février, rejette la demande d’une mère brisée par des chagrins exceptionnels et dressant le portrait d’un homme – Alexandre Jacob – victime de son père et de mauvaises fréquentations.
Même son de cloche dix ans plus tard, le 31 mars 1920 : en même temps, Monsieur le Ministre, je fais appel à votre pitié pour que mon malheureux enfant qui subit sa peine depuis dix-sept ans obtienne enfin une mesure de grâce ou tout au moins son envoi en concession. Alexandre Jacob est au bagne depuis 14 ans. Sa mère fait le décompte des années de détention à partir de l’arrestation de son fils à Pont Rémy le 23 avril 1903. Nouveau refus.
En France, le débat sur le bagne est lancé à la suite des reportages d’Albert Londres. Dès son retour de Guyane, le célèbre reporter rencontre Marie Jacob[12] et lui apporte son soutien, affirmant s’être longuement entretenu avec son fils alors qu’il visitait les îles du Salut[13]. Il y a bien un effet Albert Londres secouant l’opinion publique et l’inertie gouvernementale sur la question de la transportation. Les appels à l’aide et au soutien de Marie Jacob trouvent alors d’autant plus d’écho que le comportement du fils aux îles du salut peut laisser croire à un possible amendement que viennent étayer de nombreux témoignages.
La fortune et l’amitié d’André Aron, ses relations, mais aussi la victoire du cartel des gauches en 1924 autorisent un nouvel espoir pour Marie Jacob. Le 12 décembre de cette année, elle s’adresse une nouvelle fois au ministre de la justice et, le 17 janvier de l’année suivante, au président de la République. La campagne de libération d’Alexandre Jacob est lancée. Comme à son habitude Marie Jacob utilise un ton larmoyant et c’est toujours une pauvre vieille mère éplorée qui supplie le chef de l’état[14]. Pourtant, la situation a changé. De nombreux politiques, dont le député de la seine Pierre Laval, intercèdent en la faveur du bagnard.
Outre Albert Londres, le docteur Louis Rousseau (ancien médecin du bagne et ami de Jacob), Jacques Sautarel (bijoutier et ancien compagnons de l’illégaliste à l’époque des Travailleurs de la Nuit), les époux Aron et d’anciens fonctionnaires de l’Administration Pénitentiaires viennent apporter leur soutien dans les colonnes du journal Le Peuple puis dans celle du Quotidien.
Les articles de Francis Million et ceux de Louis Roubaud soulignent, en 1925, Le calvaire d’une mère (27 février) mais aussi son incroyable ténacité.et ses les efforts acharnés à revoir son fils, sans pour autant être dupes d’une légitime mauvaise foi de sa part : J’ai reçu la visite d’une pauvre femme qui m’a raconté la plus navrante histoire écrit Million le 27 février[15]. C’est une vieille en vêtement sombre, pauvre et propre. Elle est devant moi émue comme devant un juge. Elle se garde bien de dire toute la vérité. Elle passe sur les fautes, écrit Roubaud le 10 mars[16]. Mais la dignité de Marie Jacob, ainsi décrite, ne peut que rejaillir sur son bagnard de fils. Pour Roubaud comme pour Millon, Alexandre Jacob n’est plus un danger pour la société et c’est à ce titre que les deux journalistes demandent la libération du bagnard.
Une pétition, à l’initiative de Romanitza Aron et de Jacques Sautarel, est même lancée pour faire revenir en France l’ancien voleur. Le 8 juillet 1925, Gaston Doumergue accueille favorablement la requête de Marie Jacob. La peine de travaux forcés à perpétuité est commuée en une peine de cinq années de réclusion à purger en métropole. Le 24 août 1925, le forçat Jacob quitte les îles du Salut pour Saint Laurent du Maroni[17]. Le 7 septembre, le gouverneur Chanel, qui lui aussi donna de bons renseignements sur le compte de l’anarchiste, écrit une note organisant le transfert de l’ex-transporté 34777. Le 18 octobre 1925, l’ancien bagnard est incarcéré à la prison de Saint Nazaire. Il porte le numéro d’écrou 666[18]. Alexandre Jacob va pouvoir revoir sa mère et l’embrasser après plus de vingt ans de séparation forcée.
Marie Jacob sait que son enfant n’est pas libre pour autant ; il n’a fait que changer de résidence. L’intercession des époux Aron et d’autres courriers enflammés permettent de faire transférer le prisonnier de Rennes, où il est interné depuis le passage à saint Nazaire, sur la centrale de Melun, puis sur celle de Fresnes le 03 août 1926. La correspondance entre le fils et la mère peut cesser. Celle-ci de Paris où elle réside vient certainement le voir aussi souvent que les règlements pénitentiaires le permettent. Elle sait aussi la libération et la fin du calvaire proche car elle a obtenu le 19 juin de cette année une remise de peine par un nouveau décret présidentiel. Les portes de la prison de Fresnes s’ouvrent pour Alexandre Jacob le 30 décembre 1927. Marie Jacob a 67 ans.
Elle héberge son fils au 1 du passage Etienne Delaunay. C’est lui qui fait vivre ce ménage atypique. Alexandre est chef d’atelier pour la maison Marivaux, entreprise sous-traitante des magasins Le Printemps, puis marchand forain à partir de 1931. Il fait semble-t-il la fierté de sa mère qui peut s’enorgueillir du charisme intact de son rejeton :
A ma libération, ma pauvre mère aimait à me présenter à ses amis. Pour lui faire plaisir, j’acceptais mais quelle corvée. Je ne pouvais pourtant pas mettre mes yeux dans ma poche. Au début, en entrant, je baissais bien un peu les volets mais, dès qu’ils s’ouvraient, je tapais dans l’œil d’une femme et cela sans la moindre intention de ma part. C’est bien simple, dans le même mois, ma mère reçut trois demandes en mariage. Et les autres, vexées de mon indifférence, me traitaient de satire. La maman était fière, contente du succès féminin de son fils. Mais moi, j’en étais excédé. A l’atelier, même jeu avec bon nombre d’ouvrières. Dans le métro, j’aurais fait plus de dix touches tous les jours si telles avaient été mes intentions, mon désir. (lettre à Josette Passas, 29 juin 1954[19])
Alexandre Jacob ne se plait plus à Paris ; Marie Jacob le suit en province, au lieu-dit Les Fréchots, commune de Fleury la Vallée dans l’Yonne près d’Auxerre à partir de 1935. La vieille femme s’occupe de la maison pendant qu’Alexandre, dont le barnum porte le prénom Marius parce que celui-ci revenait moins cher à faire graver, vend de la bonneterie sur les marchés du Val de Loire.
Dans l’article Jean Valjean d’Alexis Danan, paru dans le magazine Voilà le 18 mai 1935, Alexandre Jacob annonce qu’il va se mettre en ménage avec la femme d’un copain. Il est tellement obnubilé par ses idées qu’il la néglige. La tribu qu’il forme avec sa mère, sa femme et les deux filles de celle-ci, se retrouvent quand le forain n’est pas en tournée. Mais le couple que forme Jacob avec la femme Berthelot ne tient guère plus de deux ans. Sur les dires de Pierre Valentin Berthier[20], qui nous a aussi confirmé l’échec de cette union, Bernard Thomas a pu broder que la compagne de Jacob dilapidait le pécule gagné sur les foires, que ses deux filles volaient et se prostituaient : Le malentendu s’est aggravé. Il a jeté le trio dehors un beau matin[21]. Nous n’en savons guère plus et ne nous hasarderons pas à créditer cette hypothèse aux relents de voyeurisme éditorial.
Mais Alexandre Jacob ne se retrouve pas seul très longtemps. Le 22 janvier 1940, Pauline Louise Henriette Charron, née le 9 août 1883 à Yerres (Seine et Oise), épouse en seconde noce le vieux marchand forain[22]. Le mariage a lieu à Reuilly. C’est là que résident les Jacob depuis 1939, fort probablement pour être plus proches des amis rencontrés sur les marchés et les foires ; Pierre Valentin Berthier habite Issoudun, Louis Briselance réside à Déols.
Alexandre Jacob assiste en spectateur à la débâcle de l’armée française et à l’exode qui marque l’Indre du 5 au 20 juin 1940.La famille Jacob du hameau de Bois Saint Denis vit tranquillement en zone libre sous administration de Vichy. Il ne participe à aucune action de résistance et ne s’enrichit pas de la pratique du marché noir comme nombre de ses confrères. C’est ce qu’Alexandre Jacob explique au doctorant Jean Maitron le 2 juin 1949 :
Pendant la guerre, j’aurais pu, comme la plupart de mes confrères, réaliser une fortune et me trouver ainsi ce jour à l’abris du besoin. Je ne l’ai pas fait, non par motif d’éthique, mais juste que je ne pouvais le faire. Ma pauvre mère au lit, avec deux jambes cassées, ma compagne gravement malade, prélude de son infirmité présente. Circonstances qui m’interdirent tout déplacement. Or les affaires fructueuses ne se traitant pas par correspondance, mais en personne, j’ai dû me contenter de commercer avec de minces répartitions, au compte-gouttes.
Marie Jacob est malade et le lien oedipien que le tout jeune marié entretient avec sa mère finit par se briser en 1941. Le 18 juin de cette année, Marie Jacob décède à 81 ans, très certainement des suites de fractures aux jambes[23]. Sur la tombe de sa mère, celle qui donna toute sa vie à Alexandre, il fit graver : « Ce fut une mère sublime »[24]. Ce fut aussi et surtout un personnage important, majeur de la vie d’un honnête cambrioleur.
[1] Sergent Alain, Un anarchiste de la Belle Epoque, Le Seuil, 1950, p.16.
[2] Thomas Bernard, Jacob, Tchou, 1970
[3] Sergent Alain, op. cit., p.17.
[4] Thomas Bernard, op. cit., p.41.
[5] Archives privées, lettre d’Alexandre Jacob à Josette Passas, 12 février 1953.
[6] Jacob Alexandre, Souvenirs rassis d’un demi-siècle.
[7] Alexandre Jacob, Ecrits, Insomniaque 1995, volume I, p.149, lettre d’Alexandre Jacob à sa mère 3 juillet 1905 : On arrache une pauvre femme de son lit où elle est clouée par la maladie, on l’arrête, on lui saisit ses quatre guenilles et ses quelques économies, fruit de vingt ans de labeur ; puis on la jette en prison. Là pendant cinq mois, on la tient recluse entre quatre murs, la laissant à la merci d’une vieille guenon enjuponnée, aux dents suspectes, puant d’hystérie, qui met à contribution toutes ses ruses de dévote hypocrite et cruelle pour la faire souffrir, non sans être assistée de son mâle. de temps à autre, on l’interroge. Elle ne veut pas répondre. c’est son droit, du reste. Mais cela ne plaît pas au juge : « Ah ! Ces lois maladroites qui ont supprimé la torture ! Quel dommage ! Ce serait le ces cependant de les appliquer« . Et le bon juge ne pouvant lui faire arracher les ongles, lui couper un poignet ou une oreille, se contente de la laisser à l’isolement. « Votre fils est un bandit, lui dit-on de temps en temps. – C’est possible ; mais je l’aime. – Alors, vous aimez les coquins ? – Non puisque je vous hais« . Ho ! L’insolente ! La cynique ! qui ose aimer son fils et haïr ses bourreaux ! Allez, vite, vite, au cachot. Un beau jour, on se ressouvient d’elle ; on daigne la juger.
[8] Le Petit Parisien, 09 mars 1905.
[9] Archives de la Préfecture de Police de Paris, dossier de presse « la bande sinistre et ses exploits »
[10] La mère de notre camarade Jacob, condamné pour vol à main armée sans costume de soldat et sans patente, sortant de faire dix-huit mois de prison préventive, est dans un complet dénuement, ce qui se comprend. il est ouvert une souscription.
[11] Archives Contemporaines de Fontainebleau, cote19940432, article 233, dossier 21753 : Aron André 1930.
[12] Fonds Jacob, CIRA Marseille.
[13] Archives Nationales, BB24 1012 dossier 2818 S 05.
[14] A.N., BB24 1012 dossier 2818 S 05.
[15] Million Francis, Le Peuple, 27 février 1925.
[16] Roubaud Louis, Le Quotidien, 10 mars 1925.
[17] Archives nationales de l’Outre Mer., H1481/Jacob.
[18] Archives Départementales de Loire Atlantique, 6Y23.
[19] Archives privées, Josette Duc-Passas
[20] Interview de Pierre Valentin Berthier, 14 février 2001.
[21] Thomas Bernard, op. cit., p.347.
[22] Etat civil, Reuilly.
[23] Etat civil, Reuilly.
[24] Nerrand Claude, « Sur les pas de Marius Jacob », présentation de l’exposition tenue du 5 au 25 juin 1993. Cette information, donnée par le président de l’office de tourisme de Reuilly, n’est aujourd’hui plus vérifiable au cimetière de Reuilly. La tombe de Marie Jacob a éclaté sous l’effet d’un gel hivernal en 1999.
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17 avril 2020 à 12:05
Acte de naissance d’Alexandre Jacob
Acte n°22 du registre d’état civil de septembre 1879 de la ville de
Marseille (13).
« L’An mil huit cent septante-neuf et le vingt neuf septembre à dix
heures. ACTE DE NAISSANCE de Alexandre, Marius, Jacob.
né à Marseille, avant-hier à sept heures du soir, rue Navarin 29 fils de
Joseph, Léon, Jacob, agé de vingt trois ans, boulanger et de Marie-
Elizabeth Berthou agée de dix neuf ans sans profession mariés et demeurant
dite maison.
Le sexe de l’enfant présenté est reconnu masculin ; Témoins sieurs Joseph
Laurensy, agé de trente neuf ans boulanger domicilié et demeurant rue Hoche
43, et Joseph Delestrade agé de vingt cinq ans, boulanger domicilié et
demeurant à Allauch (Bouches-du-rhône) sur la déclaration faite par le père
qui a signé avec les témoins. »
En marge de l’acte, il est indiqué un mariage à Issoudun (Indre) le 22
janvier 1940 avec Pauline Louise Henriette Charron.
18 avril 2020 à 5:25
Merci Rémi, on avait l’acte dans nos archives. As-tu remarqué l’âge de Marie Jacob qui s’est mariée peu de temps avant la naissance d’Alexandre ?