Procès Pini : revue de presse


La presse s’est massée pendant deux jours dans la salle d’audiences de la cour d’assisses de la Seine pour voir le phénomène. Mais, dans le cadre de l’insécurité et de la xénophobie galopantes, l’anarchisme de Vittorio Pini ne pouvait constituer qu’une des toiles de fond d’une scénographie orchestrées d’avance. Certes un peu plus relevé que la moyenne, il s’agit tout de même d’un fait divers que relatent Le Petit Journal, Le Temps, Gil Blas, Le Figaro ou encore l’Echo de Paris. Et que le voleur soit un Italien, affublé de seconds couteaux belges, constitue forcément une circonstance aggravante même si les chroniqueurs judiciaires se plaisent à relever l’accent transalpin de l’accusé. Le voleur se voit ainsi affublé  de nombreux stéréotypes permettant à son procès de virer parfois à la drôlerie de ces tordantes pièces de la commedia dell’arte, « ce qui a doucement égayé l’auditoire ». La morale libérale et républicaine étant sauve, il est écrit que le principal acteur s’enveloppant derrière une facile excuse politique doit être condamné à la fin et que le lecteur doit, en 1889, en avoir pour les quelques sous déboursés.

Le Petit Journal, n°9812, 06 novembre 1889 :

Tribunaux

L’anarchiste Pini et sa bande

Des vols pour une somme totale d’un demi-million, l’intérêt de l’affaire qui se dénouera aujourd’hui devant la cour d’assises de la Seine roulât-il exclusivement sur ce chiffre, il ne serait déjà point trop banal.

Mais cet intérêt est ailleurs encore ; il est dans l’organisation qui pendant de longs mois a permis à des étrangers opérant en plein Paris ou aux alentours immédiat de déjouer les recherches de notre police ; il est surtout dans l’attitude du chef de la bande en face des jurés, dans le développement de ses théories, dans les coups de théâtre dont il parsemait, hier, comme à plaisir les débats.

Victorio Pini, dit Poggi, dit Auguste, dit Mazzuchi, a quarante ans. C’est un Italien de belle et robuste encolure : moustache noire, teint mat, œil profond, vif, résolu. Son principal lieutenant, François Fabre, mourrait durant l’instruction. Ceux qui prennent place à ses côtés ne sont plus guères que des comparses : deux Belges, les frères Placide et Julien Schouppe ; la femme de l’aîné, Elise Schouppe, née Pelgrom, et la maîtresse du cadet, Marie-Angélina Saënen.

Tout ce monde volait avec une audace imperturbable. Généralement, c’était aux riches habitations que l’on s’attaquait. L’effraction, l’escalade, les fausses clés étaient mises en œuvre, même à la lumière du soleil. Quand nous disons : volait, – c’est pour ne point déroger aux usages. Mais le vocabulaire de Pini s’exprime bien différemment, on va le voir par le dialogue entre M. le Président Mariage et l’accusé.

D. Vous vous dîtes anarchiste ?

R. Et ze m’honore de l’ètre, moussou le magistrat. Ze souis indigné qu’on me traîte de volour. Ze ne vole pas, moi,z’exproprie !

D. Nous causerons de cela tout à l’heure. Vous aviez eu de nombreuses aventures avant de vous expatrier ?

R. Mon diou ! si on veut … Après avoir eu oune excellente condouite, z’en ai été dégoûté par les inzoustices de la société. On me ctaot comme un ouvrier laborieux. En 1880, à Milan, ze me souis fait pompier.

On rit. Il y a de quoi. Cet émule de l’incendiaire Duval qui lui aussi, en cour d’assises, après avoir brûlé les tableaux de Mme madeleine Lemaire, se livrait à des professions de foi socialistes ! Poursuivons. Nous nous bornerons à supprimer l’accent du Transalpin auquel il était réservé d’inaugurer la gallophobie sous une forme actuelle.

D. Au commencement de cette année vous étiez recherché dans votre pays pour une tentative d’assassinat commise à Reggio. Vous aviez parcouru l’Angleterre, la Suisse et la France. C’est à Paris que vous venez tenter fortune. Lorsqu’on a perquisitionné chez vous, on y a découvert tout un attirail pour le vol ?

R. Non, monsieur, pour l’expropriation !

D. Vous avez dit aux agents de police : « Je suis Jean fils de la Terre ». Vous cachiez donc votre identité ?

R. Cela signifiait que je suis un enfant de la nature. Je n’avais pas d’explications à donner à des êtres vils et dégoûtants. Toutes les polices traquent les anarchistes. J’ai livré mon nom à la sûreté quand Goron m’a montré qu’il avait mon dossier au complet, sans ça j’aurais pu aller à la guillotine sans dire un mot.

D. Mais outre votre logement du faubourg Saint Martin, vous en aviez un autre dans un quartier élégant, chez des religieux ? La chambre que vous occupiez était là somptueusement meublée ?

R. Oui, j’étais dans un couvent. C’était pour mieux tromper les bourgeois. Je voulais avoir l’air d’être des leurs.

D. La justice italienne demandait votre extradition. Que sont devenus vos parents ?

R. Ils sont morts, tués par la misère après une vie de travail, et c’est ce qui m’a poussé à l’anarchie.

D. Il vous restez pourtant une sœur qui est devenue folle après votre tentative d’assassinat ?

R. Ça, c’est de la blague !

D. Si vous ne ménagez pas vos paroles, du moins ne vous donnez pas pour autre chose qu’un vulgaire voleur !

R. Non ! (s’exaltant) Je ne veux pas que vous me traitiez de la sorte ! C’est votre système social qui entraîne les malheureux au crime ! J’ai été ouvrier, on m’a chassé comme un chien…

D. Ne nous égarons pas, vous reconnaissez les crimes dont on vous accuse ?

R. Pas tous. Oui pour ceux qui sont en harmonies avec mes idées et mes principes. Faites-moi ce que vous voudrez, mais les bourgeois nous exploitent trop. Au lieu de me punir, on devrait me récompenser.

D. Vos coreligionnaires politiques doivent être flattés de vous compter dans leurs rangs. Vous êtes aussi un receleur. On a trouvé chez vous beaucoup d’objets volés par votre complice Fabre.

R. Je ne l’avais pas connu comme voleur au début.

D. Mais vous vous êtes beaucoup liés ?

R. Parce qu’il devait hériter de 40 millions. Alors vous comprenez qu’avec çà on pouvait lancer l’anarchie.

D. Ces 40 millions vous aurez rendu volontiers bourgeois ?

R. Ne m’apostrophez pas ainsi et respectez, s’il vous plait, mes principes. Je n’ai qu’une passion. Quand je peux donner, je suis heureux.

A l’appui de cette assertion, Pini s’excuse très humblement auprès de l’un des premiers témoins, une vieille dame dont il a escamoté toutes les économies, de l’avoir réduite à la misère.

–          Si j’avais su, dit-il, j’aurais plutôt volé un bourgeois pour vous faire cadeau de son bien !

Un ancien ami de  la bande, un autre Italien nommé Corsi, était capturé l’an dernier comme coauteur d’un vol d’une centaine de mille francs commis le 1er avril 1888, rue de Milan, chez M. Clavel. Condamné à sept ans de réclusion, Clavel expie actuellement sa peine à Beaulieu. Il arrive à la barre dans le costume de la maison centrale, amené par deux gendarmes.

–          On s’est trompé, messieurs, sanglote-t-il, on a eu tort de me croire coupable.

Victor Pini se lève avec un geste noble, onctueux, bénisseur, et exhortant le témoin :

–          Ne pleure pas Corsi, et relève ton front. Ce front est celui d’un innocent.

Un long mouvement se produit dans l’auditoire. Le chef de bande prend d’ailleurs sur lui seul toutes les responsabilités.

Ce soir finiront les dépositions, auxquelles succèderont les plaidoiries de Mes Labori, Comby, Henry Robert, Morillot et René Jassada. M. l’avocat général Jacomy tient là un beau sujet de réquisitoire.

Le Petit Journal, n°9813, 07 novembre 1889 :

Tribunaux

L’anarchiste Pini et sa bande

Suite et fin

C’en est fait. L’anarchie est vaincue ; mais elle a jusqu’au bout soutenu le combat. Jusqu’au but, Vittorio Pini a phrasé et crané. Pendant que Me Labori le défendait avec une chaleur et un tact auxquels l’auditoire tout entier rendait hommage :

–          Des circonstances atténuantes ? Je n’en veux pas !, jetait d’une voix retentissante l’apôtre de l’expropriation par le rossignol en acier et la pince monseigneur.

Il comptait au surplus des adeptes dans la salle car, auparavant, deux d’entre eux avaient manifesté.

–          Vive les anarchistes ! avait proféré l’un.

–          Bravo Pini ! s’était écrié l’autre.

Sur l’ordre du Président, les gardes amenaient jusqu’au pied de la cour un grand maigre et un petit gros, d’abord peu disposés à décliner leurs noms puis, radoucis, s’exécutant. Le premier acquitté, le second châtié de trois jours d’emprisonnement : telle a été l’issue de l’algarade.

Epargnons au lecteur la nomenclature des vols sur lesquels ont roulé les dernières dé­positions. Tous se ressemblent. À citer, ce­pendant, à cause de son importance, celui du commencement d’août 1888 chez des artistes, M. et Mme Escossura, occupant, rue de la Fai­sanderie, un hôtel rempli d’objets précieux. Après avoir campé un jour et une nuit dans l’immeuble, la bande emportait pour 120,000 fr. de butin.

A Courbevoie, dix mois plus tard, un autre peintre, M. Ricault, était dévalisé par quelques-uns des associés pendant que quelques autres l’attiraient hors de son logis sous pré­texte de louer un pavillon attenant à la pro­priété.

Les descentes judiciaires ont amené, assurément, la saisie d’un nombreux bric-à-brac; et il suffit, pour s’en convaincre, d’un coup d’œil sur l’entassement des pièces à convic­tion. Mais les actions, les obligations, les ti­tres de tout genre que sont-ils devenus ? Certains des accusés, d’après l’information, auraient, dans des cachettes sûres, de quoi renter leurs vieux jours.

Parfois, ajoutons-le, les voleurs rencon­traient des voleurs plus malins qui leur vo­laient le produit de leurs vols, comme il ar­riva à Placide Schouppe, parti pour Londres en vue d’y négocier des Suez. Des Anglais retors grisaient Schouppe dans un public-house, lui subtilisaient ses valeurs et le réex­pédiaient en France le soir môme en lui per­suadant que la police était sur ses talons.

Victor Pini rit encore de ce joyeux tour, Il considère les choses de haut, en amateur, en philosophe. Pourvu qu’on ne contrarie pas ses théories, il se déclare satisfait. Par mal­heur on les contrarie quelquefois. De temps à autre, M. le président a l’extrême bonté de professer à son intention une leçon d’écono­mie sociale. Pini réclame. Il revendique en faveur du développement de ses « principes » une liberté qui lui est refusée à la fin des dé­bats, ce dont son avocat demande acte.

Me Morillot pour le plus jeune des Schouppe et Me Comby pour l’aîné ne peuvent guère plaider que l’effacement de leurs clients. Me Robert et Mc Jassada réclament pour les deux femmes un verdict d’acquittement.

Depuis longtemps le jury de la Seine n’a­vait tenu une aussi longue délibération, Il est enfin rentré rapportant un verdict négatif en ce qui concerne la femme Schouppe et affirmatif touchant les autres accusés ; il y a des circonstances en faveur de la fille Saënen.

En conséquence, Pini est condamné à vingt ans de travaux forcés ; Placide Schouppe à dix ans et Julien Schouppe, cinq ans de la même peine ; et la fille Saënen, à deux ans de prison.

Pendant que les gardes l’emmènent, Pini crie « Vive l’anarchie ! A bas les voleurs ! »

manchette de L\'Echo de ParisEcho de Paris, n°1998, 06 novembre 1889 :

Chronique des Tribunaux

L’anarchiste Pini

La cour d’assises ressemblait, hier, à une boutique de brocanteur où à une salle de l’Hôtel des Ventes : sur la table des pièces à conviction, c’était, en effet, un amoncelle­ment de pendules, de flambeaux, de cou­verts, de bijoux de toutes sortes, de linge, de vêtements, de paquets de toutes dimensions, qui s’écroulaient sur le parquet et s’étendaient jusqu’au pied du bureau ; aussi, après avoir considéré ce bizarre assemblage d’ob­jets les plus disparates, était-on tout surpris d’apercevoir dans le demi-jour du prétoire les robes rouges des magistrats, là où l’on s’attendait à trouver un commissaire-priseur, assisté de son clerc et de son expert.

Ces bibelots, dont quelques-uns sont d’une réelle valeur, représentent une partie du butin.fait l’année dernière par l’anarchiste Pini, mais une partie seulement et même une assez mince partie ; car l’instruction a démontré que cet habile voleur avait réussi, en quelques mois, à dérober pour plus de trois cent mille francs de titres,  de billets de banque ou d’ob­jets de toute nature : tout lui était bon ; il prenait ce qui lui tombait sous la main, as­suré qu’il était d’en trouver toujours le pla­cement

Pini, en effet, ne volait pas pour lui-même; il travaillait pour le parti, et distribuait à ses amis le produit de ses expéditions, après en avoir retenu tout juste de quoi subvenir à ses propres besoins ; il ne thésaurisait pas ; volontairement il restait pauvre.

Nous avons donc en lui un voleur d’un genre nouveau : le voleur par dévouement et par humanité : « les uns ont trop, les autres pas assez, disait-il hier, je travaillais à rétablir l’égalité. » C’est là ce qu’il appelle l’expropria­tion légale, une expression qui a fait bondir d’indignation M. le président Mariage.

–          Ne vous servez pas d’expressions juridi­ques dont vous ne connaissez pas la valeur, et qui sont déplacées dans votre bouche, lui a-t-il sévèrement fait observer; vos méfaits sont des vols, et ils restent là, se dressant dans toute leur horreur !

Ce speech a amené un sourire sur les lèvres de Pini, qui a repris tranquillement, avec son accent italien très prononcé :

–          Pour vous plaire, je dirai que mes vols constituent une expropriation légitime.

Le bon M. Mariage n’a pu résister au désir d’expliquer à son accusé ce que c’est qu’une expropriation, et il y est allé de sa petite con­férence qu’il a terminée par ce paternel con­seil :

–          Appelez désormais vos actes des spolia­tions et non des expropriations légales ou légitimes… Il ne faut jamais se servir d’ex­pressions impropres.

Si plus tard Pini revient devant le jury, nous verrons s’il a mis à profit cette sage le­çon.

Il lui manque d’ailleurs très peu de chose pour être homme d’excellente compagnie : pas une seule fois, il n’a essayé de tutoyer le président, ni de l’appeler citoyen Mariage, ce que ne manquaient jamais de faire tous les anarchistes que nous avons vus jusqu’à ce jour sur les bancs de la cour d’assises. Au contraire de Gallo, l’auteur de l’attentat de la Bourse, qui réduisit au silence conseillers, ministère public et avocats, Pini est fort courtois avec tout le monde : son désir d’épa­ter le bourgeois est satisfait quand il a pro­clamé :

–          Je ne suis pas un voleur, je suis consé­quent avec mes principes ; vous pouvez me guillotiner, si cela vous plait : mais vous ne m’empêcherez pas de rester anarchiste ! J’ai été honnête homme, ce sont les injustices so­ciales qui m’ont poussé au crime, j’ai lutté contre la société : cette société inique… Oui, j’ai volé, et je reconnais tous mes vols, mais je devrais être récompensé pour les avoir commis ; je ne me suis fait voleur que pour me rendre utile.

Ce n’est ni bien neuf, ni bien méchant ; cela parait même fade à côté des discours des farouches partisans de la propagande par le fait. Mais chacun fait ce qu’il peut : Pini ne pouvait peut-être dépasser le vol.

Il est pourtant accusé d’avoir commis une tentative d’assassinat à Reggio, en Italie : la police italienne le suivait mime de près, et c’est très probablement la peur de tomber entre les mains des carabiniers qui le décida à venir exercer en France sa mission de Saint-Vincent de Paul de l’anarchie ; il ne perdra d’ailleurs rien pour avoir attendu, car une demande d’extradition a été formulée contre lui, et j’aime à croire que le gouvernement francais l’accueillera avec empressement. Pini est âgé de trente ans seulement ; ses pa­rents sont morts ; il lui reste de l’autre côté des Alpes une sœur que ses méfaits (il a déjà été condamné trois fois pour vol) ont rendue folle.

Quant à ses complices, ce sont deux Belges, la maîtresse de l’un et la femme de l’au­tre ; leur rôle dans l’association se bornait au recel des objets volés et à la négociation des titres dérobés. Ils prétendent n’avoir ja­mais connu la provenance des cadeaux que leur faisait leur ami ; ils le croyaient riche ; sa générosité ne les surprenait nullement, d’autant qu’ils le voyaient habiter un appar­tement somptueusement meublé.

Nous verrons ce que le jury pensera de cette explication.

Les principes de Pini exigeaient, dit-il, qu’il eût plusieurs domiciles, afin de mieux tromper les bourgeois ; il avait donc un autre gîte dans un couvent appartenant, parait-il, à un évêque italien. Que peut bien être ce couvent et quelle religion y pratique-t-on ?

La suite des débats nous l’apprendra peut- être.

L’affaire devant occuper deux audiences ne se terminera que ce soir.

EDGARD TROIMAUX.

Echo de Paris, n°1999, 07 novembre 1889 :

Chronique des Tribunaux

L’anarchiste Pini

Les camarades de Pini qui se trouvaient dans le fond de la salle des assises paraissent avoir été peu satisfaits de la tenue et des discours de ce dernier : ils ont estimé qu’il avait mal défendu leur sainte cause ; ils ont pensé aussi que; son avocat, Me Labori, n’avait pas suffisamment pris au sérieux les doctrines qu’ils professent, ce qui est assurément un honneur pour lui, et ils ont essayé d’interve­nir dans le débat. Mais au lieu de pousser des cris et des vociférations, au lieu d’escala­der les barrières, ils se sont contentés de faire tenir à M. le président Mariage un bil­let fort poliment rédigé ; ils ont – chose in­compréhensible – invoqué à l’appui de leur demande un texte du code, et ils ont appelé M. Mariage : monsieur le président…

Voici d’ailleurs le texte de cette suppli­que :

« Monsieur le président,

»Les voilà vos lois, les voilà vos institu­tions, le voilà votre, système : notre doctrine, notre foi, notre religion, le défenseur même de l’accusé l’appelle une chimère.

» Pourquoi ne nous laisse-t-on pas répon­dre ?

» Pourquoi ?

» Pourtant votre Code a prévu le cas.

» Un ami de l’accusé, avec la permission du président, peut parler pour l’accusé, même si cet ami n’est pas avocat.

» Voulez-vous user du droit que la loi vous confère ? Voulez-vous que je parle et je vous prouve que nous ne poursuivons pas une chimère et, que Pini a raison dans ce qu’il dit, a raison dans ce qu’il a fait, a raison dans ce qu’il attend.

» Donnez-moi la parole c’est votre loi. »

Il faudrait pourtant s’entendre : on est anarchiste ou on ne l’est pas. Un véritable anarchiste n’appelle pas un président Mon­sieur et il ne se retranche jamais derrière un texte de loi : il ignore la loi, il méprise les textes, il doit agir sans elle, et contre elle. Les amis de Pini et Pini lui-même ne sont que des anarchistes dégénérés : M. le prési­dent Mariage aurait pu le leur faire remar­quer : il a préféré jeter au panier leur billet et sans aucun doute, en agissant ainsi, il a pris le parti le plus sage.

Et les jurés ont traité les accusés comme ils méritaient de l’être : ce qu’on ne comprend pas, par exemple, c’est qu’il ait fallu deux heures à ces douze braves gens, dont aucun n’est anarchiste, pour voter un verdict de con­damnation ; Pini ira passer vingt ans à Nouméa ; les camarades Schouppe ont été gratifiés, l’un de dix ans et l’autre de cinq ans de la même peine. La femme Schouppe a été condamnée à deux ans de prison, et la fille Daenen acquittée.

En sortant de la salle, Pini a hurlé : « Vive l’anarchie ! Mort aux voleurs ! »

L’ancien cri de ralliement des boulangistes était tout indiqué en pareille circonstance.

EDGARD TROIMAUX.

Le Figaro, n°310, 06 novembre 1889 :

GAZETTE DES TRIBUNAUX

Cour d’assises : La bande Pini

Le jury de la Seine a dû s’occuper, pendant deux jours, d’une bande de vo­leurs, dont les exploits de marque ont inquiété assez longtemps Paris et la banlieue.

Il s’agissait d’uno collection d’anar­chistes italiens et belges dont le chef, Achille Pini, a revendiqué, aux assises, avec force phrases, le droit « à l’expro­priation légitime, pratiquée sur les abo­minables bourgeois, par qui le proléta­riat est opprimé ».

–                  Entre nous, lui dit M. le président Mariage, voyons, convenez-en ! Vous êtes un voleur et pas antre chose.

–                  Non ! répond l’accusé, Je suis le fils de la Terre…

–                  Vous voulez dire « l’enfant de la Na­ture » ?

–                  Soit !… Et je suis un justicier. Je prends parce que j’ai le droit de reprendre, à ceux qui nous dépouillent, tout ce qu’ils nous ont volé.

Après une vie nomade et aventureuse, qu’on ne connaît point et dont on a re­constitué seulement certaines périodes à l’aide de quatre condamnations pour vols contenues dans son casier judiciaire, Pini, le 18 juin dernier, a été l’objet en France d’une demande d’extradition, de la part du gouvernement italien, pour une tentative d’assassinat commise en Italie. La perquisition faite chez lui aus­sitôt amena la découverte d’une quan­tité inouïe de meubles et d’objets pré­cieux.

Tout ce mobilier fut représenté à di­verses personnes, dont les appartements avaient été dévalisés depuis dix-huit mois par des voleurs dont la trace n’a­vait pu être suivie. La plupart re­connurent leur bien et l’on arriva ainsi à découvrir les auteurs d’un grand nom­bre de vols impunis. Les complices de Pini retrouvés les uns après les autres furent arrêtés.

Le montant des « économies » faites à la suite de leurs expéditions s’élève à plusieurs centaines de mille francs mis en lieu sûr. On n’a repris en leur posses­sion que les meubles dont ils n’avaient pu encore se défaire.

Deux incidents à l’audience :

Me Labori, défenseur de l’accusé, s’était permis de dire que les théories de son client étaient des « chimères ». Sur ce mot, un anarchiste de l’auditoire sortit et alla rédiger une lettre au président, ainsi conçue :

Notre doctrine, notre foi, notre religion, le défenseur même de l’accusé l’appelle une chimère. Pourquoi ne nous laisse-ton pas répondre ?

Donnez-moi la parole, c’est dans votre loi.

M. le président a naturellement re­poussé cette demande.

Deux autres anarchistes ayant crié en plein silence : « Vive l’anarchie ! Vive Pini ! », ils ont été amenés à la barre. L’un s’est excusé et a été acquitté. L’au­tre l’a pris de haut et a été condamné à trois jours de prison, ce qui est peu.

M. l’avocat général Jacomy a déclaré qu’il s’opposait, autant qu’il le pouvait, à l’admission des circonstances atté­nuantes eu faveur des accusés, et Pini a protesté de son côté qu’il n’en voulait point et qu’il tirerait sa gloire de la sé­vérité des bourgeois à son égard.

Ce maître voleur est condamné à vingt ans de travaux forcés, les frères Schouppe, ses amis, à dix et cinq ans de la même peine et deux femmes, poursuivies comme receleuses, sont, l’une acquittée, l’autre condamnée à deux ans de prison.

Quelques confrères des condamnés ont crié encore : « Vive l’anarchie ! » pour finir. C’est dans l’ordre.

Les avocats de l‘affaire étaient Mes La­bori, Comby, Robert Morillot et Jassada.

Ch. F.

manchette de Gil BlasGil Blas, n°3641, 06 novembre 1889 :

LE MONDE JUDICIAIRE

LA BANDE PINI

Il y a eu du tumulte, hier, à la Cour d’assises…

Il était environ cinq heures et demie, on jugeait une bande d’anarchistes, ces malfaiteurs bien modernes qui volent et assassinent au nom d’un principe so­cial, et l’un des témoins, une dame Morin, venait de raconter en pleurant comment les voleurs, après avoir tout pillé chez elle, avaient lacéré un por­trait auquel elle tenait beaucoup.

–                  Pini, dit le président au principal accusé, vous entendez ?

–                  Eh bé oui ! répond en riant Pini, avec son accent italien, le portrait! Eh bé quoi ! Un portrait de petit enfant ! Quand on a eu fini, on lui a coupé la tête… Des bêtises !… Moi j’ai protesté, c’était inoutile… A quoi bon couper la gorge à des gens en toile ?

Comment pouvaient se trouver dans la salle, sur les bancs où l’on n’est ad­mis d’ordinaire qu’avec des cartes de faveur, une quinzaine d’anarchistes ? On ne le sait pas ! Mais une voix vibrante cria en ce moment même au milieu d’eux :

–                  Vive l’anarchie !

Puis une autre :

–                  Bravo, Pini !

Le président, M. Mariage, reste d’a­bord pétrifié, puis il ordonne d’une voix troublée :

–                  Gardes, amenez devant la Cour ceux qui viennent de pousser ces cris.

On voit alors s’avancer dans le pré­toire, poussés par des gendarmes, deux grands gamins en habits bourgeois sales, l’un avec une tête de brute, l’au­tre avec une figure blême de coquin, et le président leur demande leurs noms, plus troublé encore à leur vue.

–          Sous quel article de loi que nous tombons ? lui répond insolemment aussitôt le gamin blême. Dites-nous d’abord ça, et nous verrons ensuite si nous devons vous dire nos noms.

Le président, à cette réponse, perd de plus en plus son sang-froid, cherche ses mots, balbutie, et l’avocat général, M.Jacomy, balbutie encore plus que lui. Les deux voyous, cependant, sont toujours là, refusant de se nommer, et le grand blême criant toujours : « Sous quelle loi que nous tombons ?… Sous quelle loi que nous tombons ?… Nous ne vous dirons pas nos noms ! » A la fin, l’avocat général se penche vers le président, bégaye tout agité « Sortons, monsieur le président » et toute la Cour se lève et disparait précipitamment…

Un quart d’heure plus tard, elle ren­trait, et les deux gamins disaient enfin leurs noms, mais les magistrats étaient verts, l’avocat général les priait de ne pas considérer l’incident comme grave, et le président, étranglé par l’émotion, rendait contre les deux anarchistes un jugement où il leur était déclaré qu’ils s’étaient mis dans le cas d’encourir deux ans de prison, mais qu’ils n’étaient con­damnés, l’un qu’à trois jours, et l’au­tre… à rien. Il était acquitté ! Les trois jours étaient pour la tête de brute et l’acquittement pour le grand blême.

Ces deux sentences, on ne les a pas entendues, tant la voix de M. Mariage avait fini par s’éteindre, mais on les a retrouvées sous son fauteuil et sous celui de l’avocat de la République.

Tel a été l’incident.

Voici maintenant l’affaire.

Une série de vols avec effraction, de pillages d’hôtels et de maisons, étaient commis à Paris et dans les environs, en 1888 et au commencement de 1889. Tous ces vols et tous ces pillages, en général, étaient opérés la journée, et on y reconnaissait un même procédé.

Le 14 avril 1888. MM. Beaufils et Lelarge, demeurant 26, rue des Petits-Carreaux, s’apercevaient à sept heures du soir, en rentrant chez eux, que leur porte avait été ouverte avec une fausse clé et trouvaient leur appartement dé­valisé. Leurs valeurs, des actions et des obligations, avaient disparu. On avait également volé des bijoux, de l’ar­gent et des vêlements.

Le 24 mai suivant, dans l’après-midi, on s’introduisait chez M. Delamotte, rue d’Alésia, 19, en faisant sauter la serrure de la porte d’entrée ; on fractu­rait une armoire à glace et on enle­vait des titres, des papiers et des bi­joux.

Le 20 juin de la même année, une vieille femme de quatre-vingts ans, madame Huard, habitant Fontaine­bleau, était pillée dans des circonstan­ces identiques. On pénétrait chez elle, la journée, et, à l’aide de fausses clés, on s’emparait de tous ses titres, de sa monnaie et d’une tabatière en argent.

Le 1er août, même expédition, 6, rue de Milan, à Paris, chez M. Clavel. Des voleurs fracturent la porte d’entrée de l’appartement situé au rez-de-chaussée, et déménagent, par la fenêtre, en plein jour, dans une voiture à bras, l’argen­terie, les bijoux, toutes sortes d’objets, et jusqu’au coffre-fort. M. Clavel, seu­lement, rentre sur ces entrefaites, crie au voleur, et le commissionnaire, un nommé Corsi, qui se sauvait avec la voiture bras, est rattrapé dans la rue. Corsi est pris, les objets volés sont ra­menés à leur propriétaire ; mais les vo­leurs qui étaient dans l’appartement avaient sauté par la fenêtre, sans qu’on ait eu le temps de les voir.

Treize jours après, on envahissait l’hôtel de M. et madame Escossura, rue de la Faisanderie, 21, et là, on prenait des dentelles, des bijoux, des bibelots, de l’argenterie, des étoffes, des toilettes de femme, et pour cent vingt mille francs de valeurs.

Le 2 septembre, madame Morin est de même dévalisée, 197, rue Lafayette. Le rez-de-chaussée, le premier et le deuxième étage sont vidés, les meubles brisés, le coffre-fort scié, les titres vo­lés. On fait même une trouée dans une cloison communiquant avec la cave, pour aller y prendre du vin… Et le même 2 septembre, une dame Batailley, boulevard Saint-Jacques, 22, ne retrouve plus, en rentrant chez elle, une foule de petits objets de valeurs diverses, une montre, un bracelet, un médaillon, etc… On n’avait même pas forcé sa serrure, on avait pénétré avec une double clé.

Le 11 novembre, des obligations de la Ville de Paris disparaissent de chez madame Descamps, rue de Montsouris numéro 11 ; on a fracturé la serrure de sa porte, et on a fait sauter le couver­cle d’une boite.

Le 6 janvier 1889, une somme de 270 francs, des titres de Panama et divers objets sont volés chez M. Castandet, rue de Vanves, 19. On était venu pen­dant qu’il était absent, et on avait frac­turé les portes et les armoires.

Le 17 suivant, on pénétrait de même chez mademoiselle Sergent, rue Cambronne, 99, et on emportait de l’argent et des obligations de la Ville de Paris.

Les voleurs, à ce moment-là, après ces expéditions répétées, paraissent se reposer cinq mois. La police, jusqu’au mois de juin, ne reçoit plus de déclara­tions de pillages pouvant leur être attri­bués, mais le 10 juin la campagne re­prend et, ce jour-là, M. Berrard, en re­venant dîner chez lui, 7, rue Affre, trouve sa porte ouverte, un secrétaire fracturé, un coffret à bijoux brisé. Des titres de toutes sortes lui avaient été enlevés.

Enfin, deux jours plus tard, le 12, un artiste peintre, M. Ricault, habitant Courbevoie, est victime d’un vol qui semble accompli par un escamoteur. Propriétaire de deux pavillons, il ha­bite l’un, et loue l’autre. Deux per­sonnes, un monsieur et une dame, viennent le voir, et demandent à visiter le pavillon à louer. Il les conduit, la vi­site dure environ une demi-heure, et quand il revient, son domicile est à sac. La porte d’entrée, un secrétaire, un petit bureau, une armoire à glace avaient été forcés, et un grand nombre d’objets n’étaient plus là.

Le 18 juin suivant, cependant, M. Goron et ses agents arrêtaient un matin un nommé Pini, dit Poggi, dit Au­guste, dit Mazuchi, dit l’Africain. L’ar­restation de Pini était motivée par une demande d’extradition du gouverne­ment italien formée contre lui en rai­son d’un assassinat. On fouille alors le domicile de Pini et on y découvre tout un arsenal de voleur, des pinces-monseigneurs, des trousseaux de fausses-clefs, de la cire à empreintes. En même temps, on arrête aussi un nommé Fabre, puis, sur les révélations de ce dernier, deux anarchistes belges, Placide et Ju­lien Schouppe, le premier avec sa femme, le second avec sa maîtresse, une fille Saenen, Belge comme eux, et on surprend alors, à leurs domiciles, une grande partie des objets volés par­tout depuis plus d’un an dans les ap­partements, les maisons et les hôtels…

Aussi, vous pouvez vous figurer ce qu’on voit aujourd’hui de pièces à con­viction accumulées sur la table, les bancs et le parquet devant le tribu­nal. Ce sont des tas, des monceaux, tout un magasin de brocanteur ! Voilà des malles, des valises élégantes, un sac de voyage en peau de requin, des bouteilles, un réchaud d’argent, une presse à copier, une pendule en bronze doré avec une bergère dessus, des écrins d’argenterie, des lorgnettes, des cannes, des ombrelles, des parapluies une carabine de salon, puis des ciseaux à froids, d’énormes pinces, des trous­seaux de clés, de grands paquets noués dans des draps, de larges paniers fer­més par des toiles cousues, puis encore les malles où on lit : fragile, et partout des étiquettes, et, au milieu de tout cela, près d’un crochet de commis­sionnaire, le portrait lacéré, souillé et guillotiné du petit enfant !

A demain l’interrogatoire des accusés et los dépositions des témoins.

MAURICE TALMEYR

Gil Blas, n°3642, 07 novembre 1889 :

LE MONDE JUDICIAIRE

LA BANDE PINI

La bande, à en juger par les pillages incessants commis pendant aussi long­temps dans tous les quartiers de Paris, devait être fort nombreuse, et plusieurs des bandits se trouvent sans aucun doute dans la partie déguenillée et in­solente de l’assistance qui soutient les accusés par ses signes et ses sourires, mais les accusés eux-mêmes ne sont que cinq. On ne voit, entre les munici­paux, que Pini, Placide Shouppe, la femme Shouppe, Julien Schouppe et la fille Saënen. Fabre est mort pendant l’instruction.

Pini a une trentaine d’années. C’est un garçon olivâtre, trapu et gesticu­lant, avec une petite moustache noire, un long nez, un gros menton, un rire bridé et de petits yeux de jais dans des paupières Bouilles. Il porte un veston noir, un col plat, un nœud de cravate marron clair et un gilet à boutons d’acier. Il a l’air d’un député ouvrier du Midi.

–          Lorsqu’on vous a arrêté, lui de­mande le Président, vous étiez depuis longtemps recherché par la police ?

Pini, à cette question, ne répond rien… Il se contente de rire, en regar­dant ses amis de la salle et en frisant le bout de sa moustache.

–          On a fini cependant par vous pren­dre, continue M. Mariage, et au mo­ment de votre arrestation, vous avez fait le fou…

–          Le fou ! le fou ! s’écrie à ce mot Pini avec sa voix roulante d’Italien mangeur d’oignons, le fou ! Comment, le fou ! J’ai dit aux sales gens qui m’a­vaient arrêté que je n’avais rien à répondre à des gens aussi sales qu’eux !

Voilà tout

–          C’est donc de sang-froid que vous avez répondu : « Je suis Jean, fils de la terre » ?

–          Eh oui ! Fils de la Terre ! roule l’anarchiste en devenant prophétique, eh oui ! Je souis le Fils de la Terre ! La Terre, c’est la Natoure, et la Natoure, c’est ma mère !

–          Voici la liste des objets saisis chez vous, poursuit cependant le prési­dent.

En même temps, il lit une nomencla­ture détaillée mentionnant, entre au­tres choses, des pinces-monseigneurs, des proclamations anarchistes, des obli­gations de chemins de fer et des certificats en langue hollandaise… L’énumération est longue, et l’accusé, à me­sure qu’elle se déroule, rit, se dandine, cligne de l’œil du côté des amis. Mais le président achève sa lecture, lui rap­pelle qu’il avait aussi chez lui des cos­tumes de femme, et lui demande brus­quement :

–          Vous n’êtes pas marié ?

–          Comment ? fait à ce moment Pini en cessant de rire… Qu’est-ce que vous dites ?

–          Je dis : « Vous n’êtes pas marié ? »

–          Marié ! moi ?… Ah ! mais non ! Il ne manquerait plus que j’aie une fem­me !

–          Mais, dites-moi, reprend M. Ma­riage en suivant le dossier, vous avez habité à une époque avec certains de vos complices, et notamment avec le jeune Julien Schouppe, dans une mai­son où demeuraient aussi des reli­gieuses et qui appartient à un évêque italien ?

–          Oui !

–           Et vous aviez là un logement somptueux ? Pourquoi aviez-vous pris cet appartement ?

Pini, ici, tout en riant de son rire bridé, répond dans un baragouinement inintelligible, comme s’il s’était mis tout à coup à parler une langue étran­gère.

–          On ne vous comprend pas, inter­rompt M. Mariage, qu’est-ce que vous dites ?…

–          Ce que je dis ?… s’écrie Pini avec une brusque expression d’inso­lence.

Et accentuant son rire, et détachant bien ses mots :

–          Je dis, mousîeur le président, que je voulais avoir un plou bel appartement, afin de mieux tromper les gens, oui mousieur le président !

–          Vous êtes cynique, répond le pré­sident… Mais que faisaient vos pa­rents ?

Le poing de Pini, à cette question, s’abat sur le rebord du banc, et il crie en s’agitant :

–          Ils ont toujours travaillé et sont morts dans la misère, et voilà pourquoi je vole !

–          Non, ils ne sont pas morts, répond encore le président, car votre père vit toujours… Et vous avez même encore une sœur, mais elle est devenue folle en apprenant l’assassinat que vous avez commis en Italie.

–          Ah !… ça, c’est une oune blague ! ricane alors de nouveau Pini.

–          Tenez, vous n’êtes qu’un simple malfaiteur, un vulgaire voleur, un vul­gaire recéleur !

Mais l’Italien se redresse de nou­veau et réplique en s’exaltant :

–          Je récouse ! Je récouse ! Et je vaux mieux que toutes vos sales gens et vos sales types, et toute votre sale société ! Elle pousse aux délits, et vous arrête ensuite pour un morceau de pain !

–          Et vous, vous vous faites gloire de voler ?

–          Parfaitement, et par conviction !

–          Et tous ces crimes relevés contre vous dans l’instruction, tous ces vols, tous ces pillages, vous les avez bien commis ? Vous les reconnaissez bien ?

–          Oui, j’ai commis tous ceux qui sont dans mes idées !

–          C’est bien, asseyez-vous.

Placide Schouppe est un autre genre de comédien. Doucereux, pâle, bien habillé, il a des manières de jeune sé­minariste et une belle jaquette brune en étoffe soyeuse sur laquelle il a l’air d’avoir peur qu’on ne fasse des taches. Il répond poliment, en se voûtant légè­rement et en inclinant la tête, avec une hypocrisie suave, un geste de confé­rencier religieux, et un petit zézaie­ment. C’est un Belge, et il a quelque chose de follement susceptible en même temps que d’ecclésiastique. Avec sa fi­gure mince et glabre où les yeux sont enfoncés, on le dirait à la lois d’une humilité fondante et d’une vanité fé­roce.

–          Placide Schouppe, dit le prési­dent, vous avez fait la connaissance de Pini à Montrouge, dans un café, et à partir de ce jour-là, vous avez cessé de travailler. Mais on pouvait déjà suspec­ter votre honnêteté lorsque vous étiez ouvrier. Vos camarades d’atelier se plaignaient de disparitions d’outils con­tinuelles. On ne pouvait pas vous accuser, mais après votre départ ces dis­paritions ont cessé.

–          Monsieur le président, répond Pla­cide en se courbant, ze n’ai zamais pris d’outils.

–          Et comment donc, au moment même où vous avez cessé tout travail, vous êtes-vous subitement trouvé dans l’aisance ?

–          J’avais des économies, susurre Pla­cide.

–          Et vos relations ? Elles étaient bien fâcheuses ! Outre Pini, vous fréquen­tiez encore un nommé Barbier, voleur avec effraction, et vous étiez même tous les deux tellement intimes, que vous faisiez habiller votre ami par votre tailleur… Enfin, vous répondrez à ceci. Vous avez habité boulevard Saint-Jacques un appartement qui a été ensuite dévalisé et dont vous aviez emporté la clé en vous en allant.

–          C’était un oubli, monsieur le pré­sident.

–          Ah!… Et dites-moi… Vous êtes allé à Londres, n’est-ce pas ?

–          Oui.

–          Et n’aviez-vous pas emmené votre femme ?

–          Oui.

–          Et qu’alliez-vous faire à Londres ?

–          J’allais me rendre compte d’une invention à propos d’une lampe, mon­sieur le président.

–          Eh bien ! non, Placide, non,  – et Placide, tout en protestant, s’incline pendant ce temps-là toujours respec­tueusement dans sa belle jaquette, – non, vous n’alliez pas à Londres pour une lampe… Vous y alliez pour négo­cier des valeurs volées, et l’individu à qui vous les aviez négociées vous a même grisé dans un public-house et vous en a repris l’argent.

–          Oh ! pardon, pardon, s’écrie alors en s’animant Placide Schouppe, tout agité par un froissement nerveux à la pensée qu’il devient ridicule, je vous demande bien pardon, monsieur le pré­sident, bien pardon !… On ne m’a ja­mais grisé et on ne m’a jamais volé.

–          Soit !… En attendant, écoutez !…

Et le président, comme il l’avait fait pour Pini, donne lecture des objets trouvés chez Placide Schouppe. La liste en est interminable, et plus lon­gue encore que l’autre ! Outre des ac­tions et des obligations, on y voit des pièces de toile, des coupons de calicot, des boites de carton renfermant des tubes de couleurs, des balances pour peser le diamant, des corsages de fem­mes, des jupes de dentelle, des bijoux, des colliers, des services complets, des bibelots sans nombre. Placide possé­dait tout un musée, et ce musée n’était composé que de choses et de richesses prises dans les maisons et les hôtels pillés.

C’est terriblement concluant, mais l’anarchiste belge ne veut pas néan­moins être battu, et de sa voix douce­reuse, un peu plus sèche pourtant, et qui devient saccadée, il zézaie :

–          Monsieur le président, z’était M. Pini qui m’avait donné tout ça et qui l’avait mis chez moi. Je ne savais pas que c’était volé, je ne le savais pas ! M. Pini me disait qu’il azetait tout ça au Mont-de-Piélé et ze le voyais toujours, en effet, à l’Hôtel des ventes !… Z’ai toujours travaillé, monsieur le prési­dent, oui, toujours travaillé, et ze suis un travailleur !

Et Placide Schouppe se rassied, et voilà maintenant la femme Schouppe, une Belge comme son mari !

Mais on ne distingue d’elle qu’une forme noire, une figure bouffie et ron­de, toute rouge et reluisante de larmes, enveloppée dans une mantille noire, et un lamentable filet de voix sort de ce visage cramoisi et gémissant… Elle n’est qu’une pauvre ouvrière passementière, une travailleuse comme son mari est un travailleur et bien honnête ! Elle portait, il est vrai, les jupons bro­dés, les bas de soie, les mantelets à plastrons de dentelle des dames déva­lisées, mais elle croyait que son mari était ingénieur et gagnait cinq mille francs par an… Et puis il y avait M. Pini… Et M. Pini donnait beaucoup, et tout le monde savait que M. Pini gagnait dans les vingt et vingt-cinq francs par jour ! Il y a enfin des choses véritablement bien malheureuses…

Et madame Schouppe s’effondre dans son mouchoir, pendant que Julien Schouppe, le jeune frère de Pla­cide, se lève à son tour, appelé par le président.

Ah ! Il est charmant, celui-là ! On di­rait un androgyne. Il a bien un menton de galoche et le nez en l’air et de tra­vers, mais il possède en même temps de grands yeux bleus à longs cils, une belle chevelure crépue et bouffante, et tout cela lui donne un air de jolie fille qui aurait une tête un peu forte. Son costume, en même temps, le fait origi­nalement valoir. C’est un étrange complet gris blanc, flottant, large, devant lequel on pense à un bizarre vêtement d’homme imaginé pour une femme-peintre par un tailleur fantaisiste. Et il faut le voir, là-dedans, le petit Schoup­pe, pendant qu’on l’interroge. Il mi­naude, tortille ses hanches, penche de côté sa tête frisottée, lève ses grands yeux vers le ciel et fait des effets de cils sur ses joues.

–          Julien Schouppe, lui dit le prési­dent, on a trouvé chez vous, dans votre malle, un uniforme de grenadier belge, et vous êtes, en effet, un déserteur belge… Dans quelles circonstances êtes-vous venu en France ?

Le grenadier, alors, se met à caque­ter, et il y a de tout dans son accent, du susurrement anglais, de 1’âprêté alle­mande, de la langueur russe, et tout cela étrangement fondu dans une in­tonation brabançonne. Il est impossi­ble, seulement, au milieu de son babil­lage, de saisir nettement ce qu’il dit. Il s’agit d’un enfant qu’il a eu dans son pays, de la fille Saenen avec laquelle il est parti, d’une autre maîtresse qu’il a quittée, de Dunkerque où il a passé, de lettres qui lui ont fait de la peine, et de l’Hôtel de Tournai où il est arrivé sous le nom de sa mère par le train de qua­tre heures vingt-cinq.

Il y a cependant une chose certaine, c’est qu’il habitait au milieu des objets volés. Pini avait fait mettre à son nom la location chez l’évêque italien, l’avait installé là dans les splendeurs qu’il rapportait de tous les coins de Paris, et dans ce qui paraissait être plus parti­culièrement les affaires du joli Julien, savez-vous ce qu’on avait retrouvé, au milieu de beaucoup d’autres choses ?… Des bas de soie noire avec des pinces monseigneur.

Et le petit Schouppe se tortille tou­jours, agite gentiment ses mains, pro­teste de son innocence. Il ignorait les vols de Pini ! Il pensait pouvoir accepter tous ces cadeaux ! Et il dé­clara, avec ses grands beaux yeux, en abaissant ses longs cils, qu’il croyait tout cela bien acquis…

La fille Saënen, enfin, est aussi in­terrogée et, comme la femme Schouppe, elle porte une mantille noire, dont elle s’est enveloppée la tête. Elle, seule­ment, elle ne pleure pas. Sous l’espèce de châle qui lui encapuchonne le vi­sage, elle montre effrontément un grand front découvert, deux grosses lèvres rouges, deux yeux fixes et bleus, et lorsque le président la questionne, elle répond à son tour, avec tranquillité, qu’elle ne savait rien, mais rien, rien ! Elle ignorait tout, absolument tout ! Elle croyait, elle aussi, aux achats au Mont-de-Piété, aux reventes de l’Hô­tel Drouot !

Il y avait, pour défendre cette bande distinguée, toute une brillante réunion d’avocats, Mes Fernand Labori, Comby, Henry Robert, Morillot, Jassada…

Mais il y avait aussi un Jury pour la condamner, et voici le sort fait aux personnages avec qui nous avons fait connaissance :

Pini a été condamné à vingt ans de travaux forcés, Placide Schouppe à dix ans, le petit Schouppe cinq ans, la fille Saënen à deux ans de prison, et la fem­me Schouppe, celle qui pleurait tant, a bénéficié d’un acquittement.

Les larmes, on le voit, ne sont pas toujours perdues.

MAURICE TALMEYR

Le Temps, n°10411, 07 novembre 1889 :

TRIBUNAUX

La bande Pini.  – Ses théories anarchistes ont valu à Pini, de la part du jury de la Seine, un ver­dict sans atténuation, qui a entraîné sa condamna­tion à vingt ans de travaux forcés.

Pini, trouvant sans doute que ses réponses, au cours de l’interrogatoire, n’étaient pas suffisantes pour éclairer la cour sur ses sentiments à l’égard de 1’« infâme bourgeoisie », avait, après la plaidoi­rie de Me Labori, demandé à développer sa pensée. Mais M. le président Mariage a jugé inutile ce dé­veloppement et lui a refusé la parole.

Un anarchiste, peu satisfait d’avoir entendu Me Labori traiter de chimères les conceptions sociales de son client, a sollicité, lui aussi, par un court billet adressé au « citoyen président », l’honneur d’exposer la doctrine anarchiste. Sa demande qui, du reste, ne portait aucune signature, n’a pas été mieux accueillie que celle de Pini.

Voici, au surplus, ce document : Citoyen président,

Les voilà, vos lois ; les voilà, vos institutions ; le voilà votre système !

Notre doctrine, notre foi, notre religion, le défenseur même de l’accusé l’appelle une chimère !

Pourquoi ne nous laisse-t-on pas répondre ?

Pourquoi ?

Pourtant votre Code a prévu le cas. Un ami de l’ac­cusé, avec la permission du président, peut parler pour l’accusé, même si cet ami n’est pas avocat.

Voulez-vous user du droit que la loi vous confère ?

Voulez-vous que je parle et que je prouve que nous ne poursuivons pas une chimère et que Pini a raison ? Raison dans ce qu’il dit, raison dans ce qu’il fait, raison dans ce qu’il attend ! Donnez-moi la parole, c’est dans votre loi !

UN ANARCHISTE.

Les complices de Pini, Placide Schouppe, Julien Schouppe et la fille Saënen ont été respectivement condamnés, pour leur part, à dix et cinq ans de travaux forcés, et à deux ans de prison.

La femme Schouppe a été acquittée.

–          Plus vous me frapperez, plus vous me ferez plaisir. Prenez ma tête ! avait répondu mélodramatiquement Pini à la question du président relative à l’application de la peine.

Et quand il s’est retiré, emmené par les gardes, il a crié : « Vive l’anarchie ! Mort aux voleurs ! »

Ce qui a doucement égayé l’auditoire.

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