être ou paraître le bagne …
Des durs, des vrais, des tatoués ? L’habit, s’il ne fait pas le moine, révèle peut-être le baroudeur patenté, le biker rebelle, l’aventurier des mers du Sud. En matière de fringues, certains osent tout et c’est à cela qu’on les reconnait. Il y avait les Jeans Cons, les jeans Jésus, les jeans du Temps des Cerises, il faut compter depuis peu (2011) avec le prêt à porter Fleurs de bagne qui serait, nous dit son site internet, « estampillée par le Milieu ». De toute évidence, le ridicule, aussi stéréotypé soit-il, ne tue pas le portefeuille. T-shirt à 30€00 et plus ! La marque qui propose « des Vêtements Authentiques en Édition Limitée » n’est pas socialement estampillée, c’est sûr ! Quand on aime, il est vrai que l’on ne compte pas même si certains qui ont subi la grande Gehenne ont revendiqué tout le contraire : la jouissance immédiate des fruits d’une production spoliée par le capital. Le droit de vivre ne se mendie pas. Pour Jacob, comme pour beaucoup d’autre, il se prend. De toute évidence, Bert, qui compte parmi nos jacoblogueurs avertis, n’a pas aimé et le dit fort bien. Colère contre l’utilisation mercantile de la souffrance des vaincus de guerre sociale éliminés par l’ogre bagne. Ils furent plus de 70000 en Guyane. Lettre ouverte …
A monsieur le créateur de la marque de prêt à porter « fleurs de bagne«
Nous partageons vous et moi un intérêt pour une période peu glorieuse, une de plus, de l’histoire de France, celle du bagne et des institutions pénitentiaires militaires du siècle dernier.
Vous évoquez des rencontres avec des historiens, des recherches approfondies, toutes choses dont je ne peux me targuer, simple lecteur d’Albert Londres et ancien étudiant en droit ayant entendu parler de Lombroso.
C’est de cet intérêt qu’est née chez vous l’idée de créer une marque de vêtements ayant pour particularité de reproduire le plus fidèlement possible les bourgerons et autres oripeaux des bagnards de l’époque, espérant que vos clients iraient plus loin dans la recherche de l’authenticité en arborant aussi les tatouages qui ornaient les corps des prisonniers et qui donnent leur nom à votre marque commerciale déposée.
Ne vous méprenez pas, je ne vous suppose a priori aucun esprit mercantile dans cette démarche!
Bien au contraire, des éléments factuels me font douter que cet effort de vulgarisation historique remporte un franc succès.
En effet, ayant voulu enquêter pour m’en assurer, j’ai fréquenté les lieux les plus évidents pour qui souhaite voir, je vous cite librement, «des vrais, des durs, des tatoués»… A savoir les bars les plus branchés de la grande ville de province que j’habite. Pour préciser ma méthodologie toute scientifique, avaient ma préférence les établissements devant lesquels stationnaient de rutilantes grosses cylindrées, style « Harley Davidson », celles sur lesquelles, on le sait désormais, on ne craint pas grand chose. A l’intérieur de ces bouges, de ces tripots du 21ème siècle j’en ai vu, des vrais, j’en ai vu, des durs, et aussi des tatoués, mais aucun ni aucune ne semblaient vêtus de vos créations.
J’y ai aussi rencontré de presque véritables anarchistes d’aujourd’hui, qui se voudraient «anars de droite», de forts individualistes qui n’acceptent pas les prétentions de la collectivité à prélever l’impôt sur les successions pour financer des assistés à cheveux longs au détriment des forces de l’ordre, seules garantes d’un pouvoir fort et de l’ordre social. Las, eux non plus n’arboraient pour cacher leurs tatouages que de banales griffes fleurant bon la rébellion consumériste, mais pas l’authenticité de la souffrance anticonformiste.
C’est ainsi que j’en ai conclu que c’est bien la passion, et pas l’esprit de lucre qui vous pousse dans votre démarche.
Mais alors, qu’est ce qui vous excite, vous fait rêver dans ces romantiques images du bagne et de Biribi? Parlons-nous vous et moi des mêmes bagnards? Avons-nous lu les mêmes auteurs?
Albert Londres me semble avoir clairement établi que dans ces lieux d’infamie, de torture et de souffrance, la misère et la politique pénitentiaire créaient plus d’ignominie que de courage, et que pour un personnage capable d’éveiller l’admiration, et chez certains l’envie, la plupart étaient devenus des loques humaines, veules, rampantes, plus proches du banquier / Jekyll de la semaine que du bad boy / Hyde que j’ai pu rencontrer lors de mon enquête le week-end. On envoyait aussi au bagne de véritables et ignobles crapules, sans honneur ni limites, qui devenaient d’ailleurs souvent les plus zélés auxiliaires de l’administration pénitentiaire…
Quant aux exceptions, à ces hommes intègres, droits et courageux qui résistèrent sans s’humilier, pourquoi, je vous le demande, attendre qu’ils soient vêtus en bagnard pour vouloir les imiter ? Leur volonté, leurs idées, leurs idéaux, vous et moi savons qu’ils ne sont pas traduisibles en tissu, encore moins en signes tatoués sur le corps.
Ou alors, ce sont leurs souffrances, leur courage pour les endurer, leur tumultueuse existence que sont censés évoquer vos fringues et tatouages ? Mais alors, comme le dit le proverbe, « la barbe ne fait pas le philosophe », et il ne suffit pas d’avoir le regard bleu-gris d’acier pour cacher derrière vingt ans d’aventureuse existence.
(simple observation en passant, les tatouages vrais ou faux arborés par votre modèle rappellent fort peu les symboles usités et répertoriés chez les bagnards…)
J’ai alors pensé vous soumettre quelques idées pour élargir votre clientèle et la gagner à vos idées.
J’ai tout d’abord imaginé la création d’un parfum, mélange subtil d’effluves d’excréments humains, de pourriture végétale et de vieille transpiration, un must du bagne qui reproduirait à merveille les fragrances dont devaient se délecter les hommes de ces temps et lieux. Entrant alors dans un des établissements sus mentionnés, celui qui porterait ce parfum serait immédiatement identifié comme acquit à l’authenticité, et pas seulement à l’image!
Et pourquoi pas la fabrication d’un «plan», cet astucieux ustensile que l’on insérait dans l’anus pour y dissimuler ses richesses, objet idéal en ces temps de crise et d’insécurité!
J’ai aussi pensé à l’an prochain, qui sera l’occasion de célébrer la première grande boucherie humaine du siècle dernier: vous pourriez ainsi créer une seconde marque, estampillée, pourquoi pas, «le Poilu»? (si elle est encore disponible, ce dont je doute fort.)
Vêtements de tranchées, par exemple, que vous pourriez agrémenter de poux du corps et autres vermines, peut être directement récoltés dans les actuelles prisons françaises qui en ont «à revendre», et cela permettrait alors de justifier un label «made in France» dont nos industries ont aujourd’hui bien besoin.
Dans tous les cas, n’hésitez pas à éplucher les annonces de marché public, car l’administration pénitentiaire d’aujourd’hui pourrait s’intéresser à vos créations. J’ai cru comprendre qu’un fabricant de bonnets de couleurs, lui aussi féru de symboles libertaires et rebelles, vient de perdre l’adjudication des tenues de la police nationale, un autre marché à pourvoir dans un monde où un peu d’humour ne fait jamais de mal…
Mais je ne vous ai peut être rien appris que vous ne saviez déjà sur l’art du paraître et celui de se faire passer pour quelqu’un d’autre, auquel cas, c’est que depuis le début de ce texte je suis dans l’erreur! En fait tout est bien plus simple: vous avez récupéré ces images de la souffrance, de l’ignominie, de la bassesse la plus vile comme du courage le plus insensé, d’une aventure humaine complexe et chargée de symboles, vous avez récupéré tout cela à de basses fins mercantiles.
Puissiez-vous alors faire rapidement faillite, et tant pis pour vous si la prison pour banqueroute n’existe plus.
Bert, 1er décembre 2013
Tags: Bert, Fleurs de bagne, Jeans Cons, jeans Jésus, prêt à porter, Temps des cerises
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8 décembre 2013 à 12:23
J’étais tombée il y a plusieurs mois sur le site internet de cette marque.
J’avais trouvé ça sinon choquant (l’époque a émoussé ma capacité à être surprise…), du moins étrange ; et d’un point de vue tout à fait objectif, risible : ces fripes aseptisées pour singer les fringues des forçats ?! Mettre en avant le « made in bagne » pour vendre ?!
Ça dit bien quelles idées du bagne et de la prison se font certains imaginaires aliénés. Rien n’est trop gros pour paraître.
Chapeau pour la lettre, très bien écrite ! et fort juste.
8 décembre 2013 à 17:33
et surtout ce seraient des produits « made in France ». C’est notre bon ministre de la relance productive qui devrait être content !!! Peut-être ne savent-ils pas qu’on faisaient crever made in France en Guyane et ailleurs ? Et c’est vrai que, même si le procédé semble usité, l’idée de faire du fric avec le bagne a quelque chose … de vomitif ? Même avec un packaging de luxe !
Le papier de Bert est effectivement bien trempé. C’est pour cela qu’on a pas hésité à le mettre en ligne.
9 décembre 2013 à 17:02
Oui tres bon papier de Bert face a cette initiative mercantile nauséabonde qui me fait gerber!