Jusqu’à la dernière goutte de mon sang
Incontestablement, la défense de Leveillé est le point central de la brochure L’Anarchie en Cour d’Assises que Sébastien Faure fait publier en 1891 à la suite du procès dit de l’échauffourée de Clichy tenu le 28 août de cette année. L’orateur y fait le compte-rendu de la comparution des compagnons Decamps, Dardare et Leveillé accusés de « blessures à agents de la force publique, dans l’exercice de leur fonction, avec intention de donner la mort »[1] à l’occasion de la manifestation du 1er mai précédent qui, à Clichy, avait dégénéré en bataille rangée.
Le même jour, à Fourmies, petite commune du Nord, trois cents soldats environ avaient tiré sur la foule désireuse de voir libérés les quatre grévistes emprisonnés dans la mairie depuis le matin. Le fusil Lebel, qui arme depuis peu l’armée française, avait fait un véritable carton. Neuf morts dont Emile Cornaille, onze ans et une toupie dans la poche. Trente-cinq blessés aussi.
A Levallois, près de Paris, vers 14 heures ce 1er mai 1891, une petite manifestation se met en branle : « Une femme était à leur tête, tenant un drapeau, enveloppé dans un journal, chantant et criant : « Vive la Sociale ! » ce groupe se dirigea vers Clichy. A trois heures, les manifestants arrivèrent au boulevard National, à Clichy, et pénétrèrent dans le débit de vins tenu par M. Dufournet, au n°79 »[2]
Mais la police veille au grain et tente de barrer la route à l’ivraie récalcitrante. Les agents Dufoulon, Magnier et Vernier font irruption dans le bar et cherchent à s’emparer du drapeau rouge brandi par la petite vingtaine de manifestants. Des coups de poing, des coups de sabre mais aussi des coups de feu sont échangés. La confusion est générale. Les trois pandores sont rejoints par des gendarmes à cheval. On compte une dizaine de blessés dont Vernier, Dufoulon et Magnier. Mais l’ordre est rétabli.
Trois hommes ont été arrêtés, blessés eux aussi. Au poste de police, Henri Louis Charles Decamps, Charles Auguste Dardare et Louis Leveillé sont sévèrement passés à tabac. On refuse même de les soigner. Le juge d’instruction Couturier, « vu l’état de faiblesse de ces derniers »[3], renonce à les entendre le jour même. Le 28 août suivant, le conseiller Edouard Benoit préside l’audience de la session des assises chargé d’orchestrer le jugement des trois militants interpelés. « Au fauteuil du ministère public s’était assis le substitut du procureur général Léon Bulot. Il n’a pas encore atteint la quarantaine, mais il s’était depuis longtemps signalé par un talent âpre et courageux. Sous sa robe rouge, avec son profil de vautour chauve et l’air glacial qu’il savait prendre à l’heure du réquisitoire, il donnait le frisson. »[4]
Le courage, bien évidemment, se situe pour Sébastien Faure et tous les autres anarchistes, sur le banc des accusés. Bulot demande la tête de Decamps, de Dardare et de Leveillé. Il n’obtient que deux condamnations à de la prison. Cinq ans pour le premier et trois ans pour le second. Leveillé, moins compromis, est acquitté. Les trois hommes n’ont pas manqué de protester et de revendiquer leur idéal politique. C’est ce que relève le chroniqueur judiciaire du Matin le lendemain du verdict :
« A l’audience, les accusés se sont montrés des anarchistes consciencieux. Ils ont été violents, insolents et loquaces. Ils ont littéralement mis sur les dents le pauvre président Benoit (…). Les trois accusés dans leur interrogatoire ont réédités tous les lieux communs anarchistes qui trainent depuis des années dans les réunions publiques et dans les cours d’assises. Ils ont exalté l’antipatriotisme et fait un réquisitoire en règle contre la bourgeoisie ‘qui boit la sueur du peuple’ »[5].
Il semblerait toutefois que seul Leveillé ait réussi, comme nous le dit la brochure de Sébastien Faure qui aurait dû assurer sa défense[6], à placer un discours dans lequel, après avoir justifié son attitude lors de l’instruction, il met en avant cette lutte des classes opposant ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas ». Revendiquant ses convictions anarchistes pour lesquelles il affirme être prêt « à verser s’il le faut, sans fanfaronnade comme sans faiblesse, jusqu’à la dernière goutte de [son] sang », Leveillé prédit des compagnons de plus en plus nombreux malgré la répression qui va le frapper. Propos prémonitoire ? Pas sûr que le nombre de militants acquis à la cause ait été plus conséquent. Pourtant, les 11 et 27 mars de l’année suivante, les immeubles où résidaient le président Benoit et le substitut du procureur Bulot volaient en éclat. Ils étaient ravacholisés.
L’Anarchie en Cour d’Assises, 1891, p.15-27
LA DÉFENSE ANARCHISTE DE LEVEILLÉ
Messieurs
J’avais demandé à mon camarade et ami, le compagnon Sébastien Faure, de présenter ma défense.
Bien que la loi, en vertu d’une disposition spéciale, permette à un accusé de choisir son défenseur, parent ou ami, en dehors de la corporation des avocats, M. le Président a nettement repoussé la demande que je lui avais adressée à ce sujet.
Je proteste tout d’abord contre cette irrévérence à la Loi commise par ceux-là même qui, dans cette enceinte, ont mission de l’appliquer et ne la respectent pas.
Je regrette que Sébastien Faure ne soit pas au banc de la défense, d’abord parce que je sais, mieux que tout autre, qui est le plus à même de m’assister ici ; ensuite parce que j’estime que la cause n’étant pas de celles que MM. les jurés ont à examiner tous les jours, il fallait un camarade, un compagnon, un anarchiste pour donner ou rendre à ces débats l’allure qui leur convient, enfin parce que, avec l’éloquence persuasive, entraînante et sincère qui caractérise les apôtres de notre Idée, Sébastien Faure, pouvait vous faire comprendre les motifs qui m’amènent à comparaître devant vous, vous expliquer le pourquoi et le comment de cette lutte que mes amis et moi avons soutenue contre la police et la gendarmerie qui nous avaient assaillis, et je suis sûr, Messieurs, que votre verdict eût été un verdict d’acquittement.
J’ai tenu à placer, au seuil de ma défense, l’expression de mes regrets et de mon énergique protestation.
Si, dès les premiers jours de mon arrestation, et dans lecours.de l’instruction, j’ai nié avoir fait feu, ce n’est point, Messieurs, que j’aie l’habitude d’esquiver la responsabilité de mes actes. Mais, convaincu que, si des témoignages absolument décisifs ne s’élevaient pas contre moi, je serais élargi, et estimant que, contre les représentants de l’autorité qui emprisonne, tous les moyens sont bons pour recouvrer la liberté, j’ai, un instant, espéré.
Mais aujourd’hui, j’ai déclaré et je déclare catégoriquement que j’ai tiré sur ceux qui m’attaquaient. Mon devoir, je l’ai fait comme mes amis Decamp et Dardare Je Veux être condamné avec eux, ou avec eux acquitté.
Si vous les jugez coupables, je le suis comme eux ; et ma part de responsabilité, je la revendique pleine et entière.
Je ne chercherai pas à provoquer votre indignation par le récit des traitements qui nous ont été infligés. Qu’il vous suffise de savoir, Messieurs, que, la cuisse traversée par une balle, lorsque, dévoré par la fièvre et en proie à de cruelles souffrances, je demandais de l’eau pour nettoyer ma blessure, on me répondait par des coups de botte et de crosse de révolver. Qu’il vous suffise de vous rappeler que cette douloureuse agonie a duré pendant six fois vingt-quatre heures et que je suis resté sans soins jusqu’au 20 Mai, c’est-à- dire pendant vingt jours.
Cependant, Messieurs, en temps de guerre, alors que les instincts les plus féroces ont libre cours, il est de règle absolue que les blessés tombés aux mains de l’ennemi soient soignés, et les prisonniers respectés.
Mais, pour les hommes de police, nous sommes plus que des ennemis, parce que nous sommes des révolutionnaires, des anarchistes.
Aussi, ne faut-il pas s’étonner que l’accusation vise contre nous la peine de mort.
Et pourquoi ?
Parce que, adversaires résolus de l’Autorité qui affame, humilie, emprisonne et tue, nous voulons le triomphe de l’Anarchie; de l’Anarchie, qu’on vous représente toujours comme une doctrine de haine et de violence, et qui n’est en réalité qu’une doctrine de paix, de fraternité, d’amour ; puisque l’Anarchie a pour but de substituer la solidarisation des intérêts individuels à leur antagonisme, et de remplacer la concurrence, source de tous les dualismes, de toutes les animosités, de tous les crimes sociaux, par l’association et l’harmonie universelles.
Les gens qui s’élèvent avec le plus de véhémence contre les théories anarchistes, sont ceux qui les connaissent le moins.
L’Anarchie, qui, dans l’état actuel des choses, n’est et ne peut être que la négation du système autoritaire tout entier, n’est et ne peut être, en période de lutte, que la pratique de la désobéissance, de l’insoumission, de l’indiscipline, en un mot de la révolte.
Ace titre, l’idée anarchiste est aussi vieille que le principe de l’autorité, car du jour où un homme a émis, la prétention de commander à d’autres hommes, ceux-ci ont, peu ou prou, refusé d’obéir.
Mais, de même que l’ignorance a créé les Dieux et fait naître les systèmes gouvernementaux, de même cette seule ignorance a empêché les humains de secouer le joug et de voir clairement leurs droits.
Il devait en outre arriver que jetés sur une planète dont les entrailles contiennent des trésors inépuisables, mais ne sachant pas fouiller le sol et en tirer parti, les hommes, aux prises avec la difficulté de se nourrir, de se préserver des intemplries.et de se développer librement, se disputassent, se bâtissent et se tuassent, pour se procurer ce que demandaient leurs appétits, leurs besoins, leurs aspirations.
La constatation de cette perpétuelle « lutte pour la vie » a fait croire que ces conflits, ces rivalités, ces batailles, sont fatals, qu’ils ont de tout temps existé, qu’ils se perpétueront jusqu’à la consommation des siècles.
Mais l’ignorance, ce mal des âges primitifs, a été de plus en plus entamée par les connaissances s’accumulant à travers les siècles.
L’humanité s’est peu à peu enrichie de façon merveilleuse ; les conquêtes de l’esprit humain se sont multipliées ; l’horizon s’est démesurément élargi ; les éléments soumis par l’homme sont devenus ses collaborateurs les plus assidus, les plus dociles et les plus désintéressés ; le travail, appuyé sur la Science, a fait jaillir du sous-sol des richesses extraordinaires ; la culture, habilement développée, a couvert le sol des réjouissantes moissons, des fruits savoureux, des fleurs parfumées, des arbres robustes ; les fléaux ont été conjurés, les épidémies victorieusement combattues ; les maux naturels, presque tous enrayés !
Et au sein d’une terre aussi féconde, aussi belle, aussi luxuriante, les hommes dont les efforts de génération en génération, s’étaient solidarisés pour atteindre à ce but, ont eu la sottise de continuer, les uns à vouloir tout accaparer, les autres à consentir à leur dépouillement.
Les accapareurs deviennent de plus en plus scandaleusement opulents et de moins en moins nombreux, tandis que la famille des déshérités devient de plus en plus pauvre et de plus en plus considérable.
D’où vient que ces millions et ces millions de miséreux ne fassent pas rendre gorge à cette poignée de ¡milliardaires ?
Il n’est pas malaisé de répondre à cette question.
Cela provient :
1° des préjugés de toute nature soigneusement entretenus par les privilégiés dans le cerveau des masses ; ces préjugés: gouvernement, lois, propriété, religion, patrie, famille, etc., etc.
C’est le frein moral.
2° Du système de répression qui déshonore la terre : magistrats, policiers, gendarmes, soldats, gardiens de prisons ; voilà le frein matériel.
Pour me résumer, je dirai que le mal provient de la loi, qui, confectionnée par les puissants, n’a d’autre but que de justifier leurs impostures, de consacrer leurs déprédations, et d’assurer leur impunité ; de la loi qui nécessite un système gouvernemental, lequel entraîne logiquement avec lui ces forces coercitives et répressives que j’énumérais il y a un instant.
Ces vérités que j’énonce, chacun les comprend.
À tel point, qu’on commence à se demander aujourd’hui si un gouvernement est bien nécessaire, et alors que les partisans de tous les systèmes autoritaires répondent « oui », les anarchistes seuls répondent « non ».
Aussi, à cette fin du XIXe siècle, la formule anarchiste se résume-t-elle en ces trois mots qui ont le don de terrifier les uns et de faire sourire incrédulement les autres « Plus de gouvernement ».
Oui, plus de gouvernement!
Tout est là, car du jour où le gouvernement (et j’entends par là tout système gouvernemental, quelle qu’en soit la forme, quelle que soit son étiquette), du jour dis-je, où tout gouvernement aura disparu, les lois écrites, les codes n’auront plus de raison d’être, puisqu’ils ne pourront plus s’appuyer sur la force pour se faire craindre ni respecter.
Du même coup, la loi naturelle se substituera sans effort aux lois artificielles ; car ne l’oubliez pas, messieurs, l’Anarchie, c’est le libre jeu dans l’humanité des lois naturelles, ou, plus exactement, car je veux éviter ce mot de « Lois », des forces naturelles qui régissent l’Univers entier.
Plus de Codes ! plus de magistrats ! plus de policiers ! plus de gendarmes ! plus de soldats ! plus de préfets ! plus de dirigeants ! en un mot. plus de gouvernements !
Tel est notre mot d’ordre ! Tel est notre cri de ralliement ! Telle est la formule de l’Anarchie luttant contré le vieux monde social.
Et pourquoi un gouvernement?
Interrogez séparément les 500 personnes qui-sont ici réunies. : : .
Chose bizarre ; reconnaissant que ce n’est pas le gouvernement qui cultive le sol, tisse les vêtements, pétrit le pain, construit les maisons, extrait la houille, fabrique les machines, écrit des livres, et pousse la science vers de nouvelles voies, chacun répondra que, pour lui, un gouvernement est inutile, qu’il n’en sent pas le besoin ; et, groupés, réunis ici, quand je viens dire que tout rouage inutile est nuisible, qu’il entraîne une ‘déperdition de forces, qu’il exige un entretien coûteux (et vous savez aussi bien que moi ce que coûte le rouage gouvernemental !) que, conséquemment, ce rouage étant nuisible doit être supprimé, vous vous cabrerez sous le coup de fouet de cette si simple déclaration !
Pourquoi cela ?
Parce que, depuis des siècles, on a dit et répété « Il faut un gouvernement», et vos pères l’ont cru, et, sans examen, vous l’avez cru vous-mêmes.
Si l’on ouvre un dictionnaire quelconque à la lettre A et au mot «Anarchie», on y voit la définition suivante; «Chaos, bouleversement, absence d’ordre et d’harmonie ».
Est-ce là la signification du mot « Anarchie » ? Celui-ci vient de deux mots grecs: A, privatif, qui signifié « absence de » et arké, qui veut dire « pouvoir ».
En sorte que, d’après la science officielle, absence d’ordre étant synonymes d’absence de pouvoir, on doit en conclure que l’ordre ne va pas sans l’autorité et que là où il n’y a pas de gouvernement, il ne peut y avoir que désordre.
Ah que j’aurais beau jeu de saisir cette erreur à deux mains, et, les yeux ouverts, non seulement sur le passé, mais sur le présent, de démontrer que notre époque , vit sous un régime de centralisation gouvernementale à outrance et que notre génération s’agite pourtant dans un épouvantable désordre. t
Laissez-moi brièvement, en quelques coups de crayon, vous esquisser le tableau de la Société moderne
Dés prêtres trafiquant des sacrements et des cérémonies religieuses ; des fonctionnaires courbant la tête mais levant la caisse et le pied ; des officiers vendant à l’ennemi les secrets de la défense dite nationale ; des littérateurs ordonnant à leur pensée de glorifier l’injuste, des poètes idéalisant le laid, des artistes apothéosant l »inique, pourvu que ces turpitudes leur assurent un fauteuil à l’Académie, une place à l’Institut, ou des titres … de rente.
Des commerçants falsificateurs trompant sur le poids, la qualité et la provenance des marchandises, des industriels sophistiquant leurs produits, des agioteurs péchant des milliards dans l’Océan inépuisable de la bêtise humaine.
Des politiciens, assoiffés de domination, spéculant, sur l’ignorance des uns et la bonne foi des autres ; des plumitifs, se disant journalistes, prostituant leur plume avec une désinvolture qui n’a d’égale que la niaiserie des lecteurs.
Des maçons sans abri, des ouvriers tailleurs sans-pantalon, des ouvriers boulangers sans pain, des milliards de producteurs frappés par le chômage et par conséquent par la faim ; des foules errant, de par le monde, à la recherche d’un pont à jeter, d’un tunnel à percer, d’un terrassement à faire ; des familles entassées dans des taudis ; des fillettes de quinze ans obligées pour manger de supporter les caresses puantes des vieux et les assauts lubriques des jeunes bourgeois.
Des masses aveulées, qui paraissent absolument inaptes au réveil de la dignité, des cohues se précipitant sur le passage d’un ministre qui les exploite, et lui prodiguant de ridicules acclamations, des foules se portant à une gare, au-devant d’un monarque, fils, frère ou cousin de roi qui arrive, des peuples oubliant dans la griserie des fêtes nationales, l’étourdissement des fanfares et le tourbillon des bals publics que, hier, ils mouraient de misère et d’esclavage, que demain ils crèveront de servitude et de détresse.
Tel est le désespérant tableau qu’offre notre actuelle humanité.
Voilà l’ordre qu’engendre la plus gouvernementalisée des Sociétés!
Et bien qu’extrêmement sombres, les couleurs n’en sont point chargées à plaisir : il est des turpitudes, des hontes, coquineries, des tortures, que nul langage humain ne saurait-décrire.
Mais au sein de cette pourriture qui ronge les puissants et de ce servilisme qui déshonore les faibles ; au sein de cette cynique hypocrisie qui caractérisé les grands et de cette incroyable naïveté dont meurent les petits ; au milieu de cette insolence qu’affichent les « en haut »*
et de cet aplatissement qui flétrit les « en bas » ; au milieu de la féroce cupidité des voleur et de l’insondable désintéressement des volés ; entre les loups du pouvoir, de la religion, de la fortune ; et les moutons du travail, ‘de la pauvreté, de la servitude ; se dresse une poignée de valeureux, phalange que n’a .point contaminée la morgue des insolents, la platitude des humbles.
Hier, demi-quarteron ; aujourd’hui armée ; demain foule innombrable, ils vont où est la Vérité, ne se soucient pas plus des ricanements apeurés des riches que de l’indifférence morne des pauvres.
Aux puissants, ils disent :
« Vous ne régnez que par l’ignorance et la crainte. Vous êtes les continuateurs dégénérés des barbares, des tyrans, des malfaiteurs publics. Par qui vous faites-vous entretenir dans l’oisiveté ? Par vos victimes ! Qui vous protège et vous défend contre l’ennemi de l’intérieur et de l’extérieur ? O amère dérision ! Vos victimes encore ! Qui fait de vous des députés, des sénateurs, des ministres, des gouvernants ? Encore une fois, vos victimes. Et l’ignorance de celle-ci, soigneusement entretenue par vous, non seulement n’aperçoit pas ces incohérentes iniquités, mais encore elle engendre la résignation, le respect, presque la vénération. Mais, nous vous démasquerons sans pitié et nous montrerons, bourreaux, vos hideuses faces sur lesquelles se lisent la duplicité, l’avarice, l’orgueil, la lâcheté. »
Et que disent-ils, ces hommes, aux petits, aux exploités, aux asservis ?
Ecoutez :
« O vous qui naissez dans un berceau de paille, grandissez en butte à toutes les misères, et vivez condamnés au travail forcé et à la vieillesse prématurée des souffre-douleurs, ne vous désespérez point. Prolétaire, petit-fils de l’esclave antique, fils du serf du moyen-âge, sache que ta détresse n’est pas irrémédiable. Vous tous qui faites partie de cette humanité asservie dont les pieds meurtris ont laissé dans le sillon humain, depuis trop de siècles déjà, des traces sanglantes, ayez confiance en l’avenir. Loqueteux, souffrants, ventre-creux, va-nu-pieds, exploités, meurtris, déshérités, chaque jour diminue la puissance et le prestige de vos maîtres, et, chaque jour, vos bataillons deviennent de plus en plus formidables. Haut les cœurs et les fronts ! Prenez conscience de vos droits. Apprenez que tout homme est l’égal d’un autre homme. Il est faux que, pour les uns, il n’y ait que à des droits à exercer, et pour les autres, des devoirs à remplir. Refusez tous d’obéir et nul ne songera plus à commander. Naissez enfin à la dignité. Laissez grandir en vous l’esprit de révolte, et avec la Liberté vous deviendrez heureux ! »
Voilà, messieurs, ce que sont les anarchistes. Tel est leur langage, tel le nôtre.
Je conclus:
Coupables nous serions si, réveillant chez nos camarades de misère le sentiment de la dignité, nous en manquions nous-mêmes.
Criminels, oh oui, bien criminels nous serions si, appelant les hommes à la révolte, nous nous inclinions devant les menaces et nous soumettions aux injonctions des représentants de l’autorité.
Lâches, les derniers des lâches nous serions si, relevant le courage de nos compagnons de lutte et les excitant à la vaillance, nous ne défendions pas notre vie et notre liberté lorsqu’elles sont en péril.
Voilà pourquoi, ce que j’ai fait, ce que nous avons fait (mes amis, je le sais, pensent comme moi) nous devions le faire ; aussi nous ne regrettons rien.
Si vous me condamnez, mes convictions resteront inébranlables.
Il y aura un anarchiste de plus en prison, mais cent de plus dans la rue,
Et notre exemple sera suivi ; il sera le point de départ de révoltes qui se multiplieront, deviendront de plus en plus collectives, jusqu’à ce que la Révolution universelle fasse entrer dans le domaine de la pratique les idées pour lesquelles je vis, pour lesquelles je souffre avec une certaine joie, pour lesquelles je suis prêt, comme tous les anarchistes, à verser s’il le faut, sans fanfaronnade comme sans faiblesse, jusqu’à la dernière goutte de mon sang.
[1] Pierre Bouchardon, Ravachol et Cie, p.11
[2] Le Petit Journal, 02 mai 1891.
[3] Idem.
[4] Pierre Bouchardon, op. cit., p.12.
[5] Le Matin, 29 août 1891.
[6] Les trois anarchistes sont défendus par Mes Lagasse et Frédéric Allain.
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4 janvier 2014 à 12:13
Exellent intervention du compagnon Leveillé. Un réquisitoire toujour d’actualitée.