Huit questions à … La Pigne
Sabine Barbier est une des animatrices du site web Paroles d’artistes. Nous l’avons rencontrée à l’occasion d’une séance de dédicaces des livres des éditions de La Pigne à la librairie Le Neuf de Saint Dié des Vosges au début du mois de juillet dernier et nous avons pu constater son enthousiasme pour la réédition des Dix-huit ans de bagne de Jacob Law. L’interview qu’elle a proposé et qu’elle a mis en ligne le 05 octobre 2013 a permis d’évoquer l’enfer carcéral guyanais mais aussi de présenter cette micro-production voulant sortir du carde institué. Et, pour une fois, aucune question sur un très hypothétique rapprochement entre un cambrioleur réel et un autre nettement plus littéraire. Quand la lupinose n’est pas là, La Pigne fait sa promo en attendant de montrer sa production et de faire votre connaissance dans les salons du livre de France, de Navarre et d’au-delà les frontières. Mais, amis jacoblogueurs, vous pouvez aussi commander LES MEGOUSTASTOUX DE Steve Golden et Quercus Robur, le BOCALBLUES de Gil ou encore les souvenirs carcéraux de Jacob Law. Cela aidera à sortir le quatrième pignolesque opus de cette toute toute petite maison d’édition vosgienne : FELICE ET MANETTE LES OIES DU CAPITAL.
1) Peux-tu te présenter à nos lecteurs et par la même occasion, nous présenter les Editions de la Pigne ?
JMD : La Pigne est née à Saint Dié dans les Vosges en mars 2011 ; il y a pas mal de raisons à sa création même si la première et la plus importante c’est le livre. Faire vivre un bouquin, le concevoir, le faire connaître et donner l’envie de le lire c’est magique. Ce sont des moments de joie, d’excitation, de lassitude et de saines fatigues, d’énervement, de gueulantes et de boulot. Et finalement, dans notre petit coin des Vosges, on s’est dit que ce serait bien de faire autre chose que du local, du régionaliste, etc., parce que, tu vois, l’histoire de la femme du soldat Machin lors des combats du col de la Chipotte entre le 03 et le 05 février 1915, ça nous gavait un peu. On ne cherche pas à dénigrer l’histoire locale, mais il faudrait qu’elle arrête de regarder son nombril pour qu’elle puisse prétendre à un quelconque intérêt. De la même manière, les recettes de mémé vosgepat, on s’en tape un peu le lard fumé. Ce qu’on aime c’est le livre qui fait réagir, qui procure du sentiment, de la sensation… et aussi le livre court et pas cher. Je sais bien qu’il s’agit souvent d’économie d’échelle, mais, nom d’une pigne, peu de gens peuvent se permettre de débourser plus de 10€00 pour quelques feuilles collées ou brochées… ou bien alors, faut les voler ! Mais c’est encore plus dur pour la micro-édition de produire à petit prix. La Pigne ne cherche pas à faire du fric ; on s’est déclarés en association, loi 1901, et chaque bouquin permet de financer le suivant… même si on a eu recours aux souscriptions pour boucler les budgets. D’ailleurs, c’est incroyable de voir que les réseaux sociaux et Babel Oueb nous ont permis de vivre. Pour l’instant, nous avons sorti trois ouvrages. Donc, si tu calcules bien, cela nous fait un rythme pépère d’un livre par an. Cela nous laisse le temps de chercher, de fouiller, peaufiner, créer. A la base, nous sommes quatre dont deux profs qui œuvrons pour l’édification de la masse pignolesque. D’autres personnes nous ont rejoint pour lire, pour faire de la retape, pour nous accompagner lors de salons … Quand la pigne est ouverte, c’est qu’il fait beau et cela nous permet aussi de sortir de notre quotidien en saignant.
2) Les éditions de la Pigne viennent de publier « Jacob Law, 18 ans de bagne ». Il semblerait que tu sois attiré par le sujet, puisque tu as rédigé une thèse sur Alexandre Jacob, qui rappelons-le, a lui aussi passé quelques années au bagne, et que tu tiens un blog qui lui est consacré. Pourquoi cette attirance pour ce sujet ou est-ce les positions anarchiques des personnages qui t’inspirent ?
Position anarchique, je n’en sais foutrement rien. Anarchiste certainement. En bossant sur Alexandre Jacob, j’ai été amené à me pencher sur la question du bagne. L’histoire de Jacob autorise une ouverture sur une masse de sujets : de la prison à l’anarchie en passant par le fait divers pour faire court. Elle est un reflet, cette vie, d’une société qui cherche à éliminer ses exclus – qu’Alexandre Jacob appelle les vaincus de guerre sociale – au nom de la très sainte propriété. Le bagne en est l’illustration la plus flagrante. L’époque, la fin du XIXe siècle, est littéralement passionnante, c’est une sorte d’âge des possibles, où les idées prennent corps, où les conflits sont exacerbés, où le peuple devient une entité politique agissante, où l’anarchie imprime sa marque dans la société. Cette époque, qui n’était pas belle, n’est pas finalement si éloignée que cela de nous. Elle a structuré nos modes de vie et de pensée.
3) J’ai entendu lors d’une interview que tu as donnée à RCM[1] que tu comparais les bagnes aux camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. Les écrits concernant les derniers sont légions alors que les premiers restent confidentiels. Comment expliques-tu ce phénomène ?
Le bagne est un non-lieu de mémoire. Il est bien évident qu’il faut comparer ce qui est comparable. Or, si quantitativement les quelques 70 000 personnes qui sont passées par la Guyane (sans oublier ceux qui échouèrent en Nouvelle Calédonie et ailleurs dans l’empire français) peuvent paraître une infime quantité face aux victimes innombrables des systèmes nazi et stalinien, il est évident que l’on retrouve cette volonté d’élimination par l’éloignement et par le travail en France avec les camps pénitentiaires et coloniaux. Seulement, l’image de la patrie des droits de l’homme en prend d’autant plus un coup, que l’historiographie officielle ne cherche à retenir que la fallacieuse comparaison URSS – Allemagne nazie. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder les programmes de l’enseignement de l’histoire en troisième ou au lycée. Parler du bagne comme système concentrationnaire, cela revient à montrer que la démocratie parlementaire et libérale n’est pas aussi propre qu’elle en a l’air. Le bagne est une création du second Empire c’est vrai, mais c’est sous la Troisième République que la machinerie fonctionne à plein régime avec un taux de mortalité annuelle d’environ 10% pour les seuls transportés. Pour les relégués, ce fut pire à certaines époques depuis la loi de 1885. Ce taux monte à 50% entre 1940 et 1945, soit légèrement plus que celui du camp de concentration du Struthoff ! Ils étaient environ 3 000 fagots en Guyane au début de la deuxième boucherie mondiale, ils ne sont plus que 1 500 à la Libération. Et encore, la colonie passe du côté gaulliste assez rapidement ! Maintenant, dire que les colonies ont eu un aspect positif aboutit à occulter les aspects négatifs. Ils sont nombreux. Et le bagne en fait partie ! De la sorte, on a vite fait de ranger le bagne dans toute une imagerie traditionnelle et stéréotypée à la Chéri Bibi et à la Papillon, en oubliant le but initial et délétère de l’entreprise. D’ailleurs, si tu vas au Struthof en Alsace, tu t’apercevras que le mode de fonctionnement de ce camp nazi est fort semblable à celui d’un camp en Guyane. Des murs, des barbelés, des prisons dans la prison, des tenues spéciales, des portes clés ou des kapos et des détenus qui crèvent de faim, des coups, du climat, de l’épuisement, des maladies tropicales et infectieuses du travail. Arbeit macht frei en Guyane ? Cela me paraît évident. Maintenant la littérature sur le bagne existe ; elle est certes moins abondante que celle sur les camps nazis et staliniens, mais elle permet de se rendre compte d’une réalité pas forcément évidente à accepter. Cependant, comme tout témoignage, il faut prendre du recul avec les souvenirs du bagne. C’est pour cela que la préface de Claire Auzias est particulièrement bienvenue dans le livre de Jacob Law. Claire parvient à nous faire comprendre un homme exalté qui refuse toutes les normes carcérales et à le remettre dans son contexte avant d’aborder le texte de l’homme puni.
4) En ta qualité d’historien, envisages-tu de publier un livre sur le sujet ?
J’ai une formation d’historien spécialisé dans l’histoire de l’illégalisme anarchiste. J’ai travaillé plus particulièrement sur Alexandre Jacob 1879-1954, voleur, bagnard, maniant les deux plumes. Celle qui éventre les coffres-forts aussi bien que celle qui revendique par l’écrit la lutte des classes. J’ai commis une biographie de cet auteur sortie en 2008 à l’Atelier de création libertaire… C’est donc déjà un peu fait. Un tiers environ de l’ « Honnête cambrioleur » est consacré à sa vie de forçat en Guyane. J’ai aussi préfacé la réédition des souvenirs de Paul Roussenq, « L’Enfer du bagne », en 2009 pour Libertalia. Et je pense de plus en plus à une étude sur Charles Bernard, un voleur vosgien qui y a fini sa vie au début du siècle dernier. La réédition par La Pigne des « Dix-huit ans de bagne » participe de cette volonté historique de connaissance et de diffusion des sources. Le livre avait été publié une première fois en 1926 aux éditions de L’Insurgé, puis une seconde fois en 2005 par Egrégores. C’est un livre court, fort, qui se lit d’une traite… et qui ne peut laisser indifférent.
5) Pour en revenir au dernier ouvrage des éditions de la Pigne, peux-tu nous relater comment tu es entré en contact avec le petit-fils du docteur Collin ? Qu’as-tu ressenti en apprenant la découverte des notes et des photos ?
C’est toujours un grand moment d’émotion de rentrer dans la vie d’un homme ou d’une femme, de découvrir ce que ses yeux ont vu, ce qu’il ou elle a pu ressentir. Et avec le témoignage du Dr Léon Collin, nous avons un récit et une iconographie exceptionnelle. L’homme est médecin sur les vapeurs qui emmènent les bagnards en Guyane de 1906 à 1910. Il profite de son temps pour les photographier et prendre des notes. Le trésor dormait dans le grenier familial et c’est son petit-fils qui nous a contactés par le biais du Jacoblog au moment même où nous travaillions sur le livre de Law. Cerise sur le gâteau, Léon Collin avait vu et photographié l’anarchiste ! J’ai pu lire l’ensemble des souvenirs du médecin et je peux t’assurer que c’est une masse qui doit absolument être publiée dans son intégralité tant elle donne d’informations sur le bagne.
6) A ton avis, alors que l’espérance de vie au bagne était de 5 années, Jacob Law résista durant 18 ans. Comment expliques-tu cette longévité exceptionnelle ?
Il y a deux types de comportement face à l’ogre bagne. Soit tu te conformes au processus de normation, soit tu refuses la soumission. C’est le cas de Law et c’est dur de se positionner contre lorsque tu n’es rien. Le bagnard est ce qu’il y a de plus bas dans l’échelle sociale. Même sa vie ne lui appartient pas. Law aurait pu crever de mort violente. Un coup de pistolet est si vite parti et les chaouchs (les surveillants) sont prompts à dégainer pour un mauvais mot, un regard de travers… Il aurait pu effectivement mourir aussi de faim ou des maladies tropicales ou encore de l’épuisement. Sur ce plan, il a de la chance. Mais il a surtout aussi refusé de s’intégrer dans un jeu de relations particulièrement mortifères, celui entre bagnards et celui entre bagnard et AP, où tu perds le plus souvent … quand tu es bagnard. Il refuse de travailler sauf sous la contrainte, il ne boit pas, il ne joue pas, il ne détourne pas la nourriture ni ne trafique avec les agents comme font bons nombres de bagnards, il ne sollicite aucun emploi qui serait considéré comme une planque (cuisinier, infirmier, etc.) alors que les bagnards tombent comme des mouches lorsqu’ils tirent le bois en pleine forêt tropicale… il ne suscite aucune tension, aucune jalousie… Là, en refusant toute compromission, son attitude le sauve. En revanche, il voit, il écoute, il observe et c’est ce qui lui permet de tenir, de cultiver une haine salvatrice. Enfin, il faut voir aussi que le corps s’adapte même si on ne ressort jamais indemne d’une telle expérience. On ne vit pas au bagne, on survit au mieux.
7) Jacob Law a réussi plusieurs fois, durant son séjour au bagne, à faire plier la direction, sans utiliser la violence. Peut-on y voir un geste de rédemption par rapport à son « attentat » du 1er mai 1907 ?
Je ne sais pas s’il a réussi à faire plier l’AP. Il faut prendre du recul avec le texte car il y a une différence fondamentale entre le fait et sa relation. Beaucoup de ceux qui ont écrit sur le bagne ont un ego surdimensionné et l’emploi du « JE » devient récurrent dans leurs souvenirs alors qu’ils ne sont qu’un rouage de la machine. Il y a en permanence environ 5 000 fagots en Guyane de 1854 à 1938. Chaque convoi permet de combler les vides dus à la mortalité, aux libérations ou aux évasions. Autrement dit, le bagnard passe son existence à n’être rien. Du coup, celui qui survit ne se prive pas pour se mettre en valeur. C’est aussi ce qu’explique Claire dans sa préface en retraçant le parcours de Law. Il faut alors passer cet aspect pour prendre toute la mesure du témoignage. Et là, la violence, la mort te sautent à la gueule. Et tu t’aperçois aussi que le bagne n’a jamais été une machine à régénérer mais à éliminer. Pour le bagnard, il s’agit alors de tenir et pour les plus conscientisés de résister… ou de s’évader. Mais, même l’évasion fait partie du système BAGNE en ce sens qu’elle permet d’écouler le trop-plein. C’est vrai, Dieudonné évoque dans son livre, « La vie des forçats », ceux qui s’en sont sortis. Mais à aucun moment il n’évoque la possibilité d’un amendement du criminel par la prison. Bien au contraire. Et c’est Law qui écrit : « le bagne ne se réforme pas, il se supprime ! » La problématique est posée, elle est encore d’actualité.
8 ) Pour finir, peux-tu nous parler de la prochaine parution des éditions La Pigne ?
Félice et Manette sont deux oies que croque Frédérique Creusot-Bouther (FCB) depuis ses années de lycée. Le trait est léger, fin, drôle, poétique parfois. Un peu comme ce que fait Sempé avec le Petit Nicolas. Les deux volatiles, bêtes comme une oie, évoluent dans les situations d’un quotidien consumériste où on s’est tous retrouvés un jour ou l’autre. D’où le titre : « Félice et Manette, les oies du capital ». On s’est dit en discutant avec cette artiste déodatienne que ce serait chouette de faire un livre de cartes postales détachables. Il devrait y en avoir une trentaine. De la sorte La Pigne donne l’occasion au lecteur d’écrire. L’idée d’inverser les rôles en quelque sorte nous plaisait beaucoup. Après, c’est vrai, chaque bouquin est une aventure pour une maison d’édition de notre taille. C’est aussi l’avantage de la microédition que de disposer d’une marge très large de créativité. Et avec Félice et Manette, l’originalité sera au rendez-vous, nom d’une Pigne !
21 rue Yvan Goll
88100 Saint Dié
editionslapigne@gmail.com
[1] Radio Canal Myrtille, basée à Thiaville 54, entre Lunéville et Saint Dié, lundi 13 mai 2013
Tags: ACL, Alexandre Jacob l'honnête cambrioleur, altermondialisme, anarchie, AP, bagne, Bocalblues, camp, Claire Auzias, dix-huit ans de bagne, Editions de La Pigne, Egrégores, évasion, fagot, FCB, Félice, Félice et Manette, Frédérique Creusot Bouther, Gil, Guyane, Jacob Law, JMD, L'Insomniaque, Léon Collin, Libertalia, Manette, Marcel et Mado, Mégoustastoux, mort, Paroles d'Artistes, poisson rouge, prison, Quercus Robur, RCM, Roussenq, Saint Dié, Steve Golden, Struthoff, violence, Vosges
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26 février 2014 à 13:45
A quand une réédition du formidable livre d’Odile Krakovitch, Les femmes bagnardes ?
26 février 2014 à 13:58
tu penses bien qui si nous en avions les moyens, on le ferait.