Poste restante à la cure de Saint Laurent du Maroni
Sans appui, sans soutien, sans un lien aussi minime soit-il avec l’extérieur, le prisonnier, l’enfermé, le bagnard ne peut espérer adoucir son sort à l’intérieur de son espace carcéral. Sa survie dans un milieu particulièrement mortifère en dépend. Mais les conditions de détention réduisent largement les marges de manœuvre. Il faut alors des trésors d’imagination pour parvenir à faire passer entre les mailles du filet de la censure pénitentiaire un colis ou un courrier. Car la correspondance du bagne est minutieusement épluchée par une bureaucratie qui ne manque pas de confisquer les missives dès que celles-ci lui semblent suspectes. Pour contourner cette censure, le forçat doit faire confiance à un intermédiaire qui, au passage, n’hésite souvent pas à se faire rétribuer ou à garder pour lui la nouvelle, la monnaie ou la marchandise tant attendues. Ce peut être un forçat libéré, un surveillant peu regardant … ou bien encore, le cachet de la poste faisant foi, un curé.
Celui de Saint Laurent du Maroni semble avoir été particulièrement actif dans cette pratique au point de s’être fait pincer à partir de 1929. Les trois injonctions que lui adresse le directeur de l’Administration Pénitentiaire cette année, en 1931 et en 1932, pour menaçantes qu’elles soient, signalent tout de même les « excellentes intentions » de l’homme d’Église qui viendrait en aide par ce biais aux hommes punis. S’agit-il du père Naegel, spiritain, ancien missionnaire en Afrique, venu renforcer en 1927 le père desservant de St. Laurent du Maroni, le Père Barrière, très âgé, et mentionné dans l’excellent ouvrage, A perpétuité, de Jean-Lucien Sanchez sur les relégués au bagne de Guyane paru récemment ? L’historien note que le curé a multiplié les actions caritatives dont une soupe populaire en 1928 et une œuvre de secours, La croisade de prières, en 1930[1].
Tout aussi révélatrice est la réaction presque épidermique du haut fonctionnaire lorsque le dit ecclésiastique semble s’appuyer pour justifier son acte sur les écrits d’un certain docteur Rousseau ici accusé d’avoir produit un coup facile et mensonger avec son Médecin au bagne (1930) alors qu’il ne serait resté en Guyane que sept mois. Louis Rousseau débarque à Cayenne le 26 juillet 1920. Il pose le pied aux îles du Salut où il va officier le 1er septembre de cette année. Il fait valoir ses droits à la retraite en 1922 et quitte le bagne au mois de mai. Faut-il voir de la part du directeur de l’AP plus une méconnaissance du parcours du docteur Rousseau qu’une entreprise de dénigrement de l’ouvrage que le médecin a produit et qui aujourd’hui encore fait toujours référence en la matière ?
Toujours est-il que l’Oncle de l’honnête cambrioleur Jacob et de tant d’autres fagots serait même selon les dires du directeur de l’AP « un des plus grands cameloteurs » que le bagne ait connu. La camelote, c’est la combine qui permet à un bagnard, à un surveillant d’améliorer son sort pour le premier et pour le second d’arrondir ses fins de mois. Elle consiste généralement à de la vente en tout genre : nourriture, médicaments, objets fabriqués par les bagnards, etc. Louis Rousseau est donc ici accusé de trafic. Il n’a pourtant pas besoin de cela au regard de son aisance sociale. Louis Rousseau dispose du grade de commandant. Cet officier vit bien. S’il camelote c’est donc pour d’autres raisons que l’appât du gain.
Mais le médecin de la coloniale n’a, du fait de son grade et de sa fonction, aucun ordre à recevoir de personne. Le fait engendre bien sûr une relation d’autant plus tendue avec la hiérarchie administrative du bagne qu’il n’hésite pas à redoubler d’activité pour améliorer le sort des forçats. Les souvenirs de Roussenq, de Dieudonné ou encore de Jacob Law mettent même en scène une sorte de saint laïque exerçant avec ferveur son apostolat médical. De là, les nombreux conflits qu’il a dû endurer avec les surveillants, les commandants et autres chaouchs galonnés et, deux ans après la sortie du livre ici décrié le souvenir de Louis Rousseau semble encore tout empreint de fiel et de rancœur à une époque où l’institution bagne prend l’eau de toute part.
Ministère des Colonies
Guyane française
Administration pénitentiaire
Cabinet
N°52
Analyse : Confidentiel
Saint Laurent, le 14 décembre 1929
Le Directeur de l’Administration pénitentiaire
A Monsieur le desservant ecclésiastique à Saint Laurent,
En réponse à votre communication du 3 décembre courant, j’ai le regret de vous faire connaître que je ne puis me que borner à vous demander instamment de ne plus tomber dans pareilles erreurs.
Ce n’est pas en effet au moment où l’autorité locale s’attache à réprimer les correspondances illicites et les tractations clandestines, que vous pourriez, sans encourir des responsabilités graves, servir d’intermédiaires (même pour des raisons qui à vos yeux auraient une certaine valeur) entre les transportés en cours de peine et leurs familles.
La loi, au surplus, ne fait aucune distinction entre les délinquants et il serait vraiment pénible que les tribunaux fussent appelés à statuer sur un incident auquel vous vous trouveriez mêlés.
Ministère des Colonies
Guyane française
Administration pénitentiaire
2e bureau
N°2
Confidentiel
Analyse : Au sujet de collusions avec les condamnés
Saint Laurent, le 3 décembre 1931
Le Directeur de l’Administration pénitentiaire
A Monsieur l’aumônier de Saint Laurent,
Monsieur l’Aumônier,
Il résulte d’une enquête menée à St-Jean que vous continuez à prêter votre entremise aux condamnés pour la réception, en dehors de 1a voie administrative, de correspondances, sommes d’argent et autres objets.
Les déclarations recueillies établissent, en effet, que vous avez remis au relégué collectif GAUTHIER (Roger) N°Mle 14865, à l’insu des autorités du pénitencier une somme de 100 francs, et que vous lui avez communiqué la lettre qui vous avait adressée par sa mère au, sujet de cet envoi.
Déjà semblable infraction aux règlements a été relevée contre vous, et, à cette occasion, je vous ai signalé les peines que vous encouriez par application du décret du 13 Mai 1898 : emprisonnement de 16 jours à trois mois et amende de 16 à 500 francs, ou une de ces peines seulement ; en cas de récidive, le double de ces peines.
Mon avertissement ne semble pas avoir été retenu par vous.
J’ai l’honneur de vous le renouveler, en vous informant que votre récidive me mettrait dans la nécessité de vous faire application du texte qui réprime ces collusions avec l’élément pénal.
Veuillez agréer, Monsieur l’Aumônier, mes salutations.
Guyane française
Administration pénitentiaire
9e bureau
Confidentiel
Saint Laurent, le 27 janvier 1932
Le Directeur de l’Administration pénitentiaire
A Monsieur le curé de Saint Laurent,
Monsieur le Curé,
J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre lettre de ce jour.
Certes je sais bien que vos intentions sont excellentes, et c’est pourquoi je serais désolé s’il vous y arrivait le moindre ennui.
Je comprends parfaitement aussi, que des familles vous adressent des sommes d’argent pour des condamnés ou relégués, mais le règlement exige que ces sommes-là soient versées à la Caisse, organisme qui fonctionne parfaitement et qui pourvoit à tous les achats demandés par les intéressés.
C’est ainsi d’ailleurs que procédait le regretté Monseigneur DELAVALLE.
Quant au livre dont vous me parlez, je ne l’ai point lu et ne veut point le lire.
L’auteur est resté je crois sept mois à l’Administration Pénitentiaire, moi j’y suis depuis sept ans … et je n’écrirai pas de livre, surtout dans un but mercantile. (docteur Rousseau)
Laissez-mai vous dire aussi que cet auteur fut l’un des plus grands « cameloteurs » du bagne
Veuillez agréer Monsieur le Curé l’expression de mes meilleurs sentiments
Sources : Archives Municipales de Saint Laurent du Maroni.
[1] Jean-Lucien Sanchez, A perpétuité, Vendémiaire, 2013, p.134 ; la soupe populaire initiée par le père Naegel va durer jusque dans les années 1950.
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