Jacob, Jean-Lucien et Alexis à Science Po
Revue Française de Science Politique
Volume 64 numéro 3 juin 2014 p.534-537
Relégués et transportés : punition et ordre républicain au temps des colonies[1]
En l’espace d’une année, trois ouvrages sont parus, éclairant chacun à leur manière un sujet qu’on pourrait tenir, à tort, pour fort rebattu : le bagne. Soixante ans exactement après que les portes du bagne se soient refermées et que les derniers bagnards aient été rapatriés sur le sol métropolitain, ces trois livres, la recherche de Jean-Lucien Sanchez sur la relégation et les récits de deux forçats, Alexis Trinquet et Jacob Law, témoignent des perspectives de recherche qui restent ouvertes dans un champ qui compte déjà des travaux universitaires de référence[2].
Les « honteux du bagne »
Les lecteurs de J.-L. Sanchez découvriront certainement, avec À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane, le sort de milliers de condamnés au bagne colonial dont les universitaires, à l’instar de la presse et de l’opinion publique, ne s’étaient jusqu’à présent guère préoccupés : les relégués. Leur sort tragique n’a pas bénéficié de la publicité fait à celui des transportés, connu du grand public grâce au récit du fantasque Papillon[3] et au succès que rencontrèrent, en leurs temps, les récits – aussi captivants qu’effrayants – d’autres tranportés, comme Paul Rousseng[4], Eugène Dieudonné[5] ou Antoine Mesclon[6].
Dans son enquête de 1923 pour Le Petit Parisien, Albert Londres écrivait des relégués qu’ils étaient les « honteux du bagne » : « L’auréole de la guillotine n’a pas brillé au-dessus de leur tête. […] La considération, ici, ne commence qu’au vol qualifié »[7]. Hors du bagne, les relégués ont toujours moins suscité l’intérêt, si ce n’est la considération, que les transportés. La relégation a certes duré moins longtemps que la transportation, et les bagnards, pris dans leur ensemble, ont été bien plus souvent des transportés que des relégués. Pourtant, de 1887 à 1897, près de 3 800 hommes et 470 femmes ont été relégués en Nouvelle-Calédonie. Bien plus nombreux furent les relégués envoyés en Guyane : de 1887 à 1953, près de 17 375 hommes et 519 femmes furent acheminés par cargo-bagne depuis la citadelle de Saint- Martin-de-Ré (aujourd’hui une maison centrale), jusqu’à Saint-Laurent-du-Maroni.
Issus des grands centres urbains de la métropole et de certaines colonies de l’Empire français[8], les relégués étaient, pour la plupart, des récidivistes auteurs de vols simples, des petits délinquants en rupture de ban et des errants condamnés pour des motifs de vagabondage. En raison du nombre de condamnations précédemment prononcées à leur encontre, ils étaient condamnés à la relégation, c’est-à-dire à une peine de perpétuité aux travaux forcés dans un bagne colonial. Les relégués subissaient donc une peine secondaire (l’exil à vie, hors du sol de la métropole) bien plus grave que leur peine principale.
J.-L. Sanchez montre que la loi sur la relégation, adoptée le 27 mai 1885, met en œuvre un projet tout à la fois pénal, colonial et républicain. Elle est en effet adoptée au nom de l’opinion publique et de l’effroi suscité par le récidivisme à partir des années 1880. La relégation frappe des individus atteints d’une « présomption irréfragable d’incorrigibilité » qui sont donc condamnés à être ostracisés du sol métropolitain. Par ailleurs, inspirée par l’exemple de l’Empire britannique, la relégation est au service d’une politique de colonisation par le peuplement[9]. J.-L. Sanchez souligne également que la relégation a aussi contribué au projet de pacification du peuple entrepris par la Troisième République et de « l’effort de moralisation des couches populaires qui, de la lutte contre l’alcoolisme à la lutte contre la pornographie, accompagne le processus républicain d’intégration » (p. 31).
Le bagne des transportés
L’actualité éditoriale, avec la publication de deux manuscrits écrits par des transportés en 2013, illustre la prédilection que l’édition a toujours eu pour les récits de transportés. Le premier, Dans l’enfer du bagne d’A. Trinquet, est un inédit, exhumé des archives du Parti communiste français par Bruno Fuligni. Le second, Dix-huit ans de bagne de J. Law, avait été imprimé en 1926 à Paris par les éditions de L’insurgé, mais il était devenu introuvable malgré une republication en 2005 par les éditions Égrégores.
À près de quarante ans de distance, A. Trinquet et J. Law ont été tous deux envoyés au bagne pour des raisons politiques. Le premier, un artisan cordonnier, est condamné à la transportation en Nouvelle-Calédonie pour sa participation à la Commune de Paris et il fera partie des derniers communards autorisés à revenir sur le sol métropolitain. Jacob Law lui arrive au bagne de Cayenne en 1908. Un an auparavant, le 1er mai 1907, place de la République, à Paris, il a tiré sur des soldats et en a blessé trois – plutôt légèrement. Originaire de Balta, en Russie, J. Law est un tailleur de pierre qui défend des idées anarchistes. Condamné à quinze années de travaux forcés, il n’est libéré qu’en 1925, en raison d’une peine supplémentaire de deux ans que lui vaut de s’être évadé quelques jours du bagne à partir du 1er mai 1917, soit dix ans exactement après son arrestation.
Malgré des parcours personnels et politiques différents et les décennies qui les séparent, A. Trinquet et J. Law ont en commun des origines modestes et une manière simple de raconter leur histoire et de témoigner des terribles conditions de vie au bagne, mais aussi de l’ignominie de leur condition de forçat. Contrairement à la plupart des communards qui, comme Louise Michel ou Henri Rochefort, subissent en Nouvelle-Calédonie une peine de déportation, A. Trinquet est un transporté. Il n’a de cesse d’exprimer le sentiment d’infamie que sa peine éveille en lui et le dégoût qu’il a des forçats parmi lesquels, se lamente-t-il, « nos ennemis nous ont froidement condamnés à vivre et à mourir ! » (p. 166). J. Law se plaint également de « la compagnie des pires criminels » (p. 45) à laquelle il est condamné et il affiche son mépris des autres forçats : non seulement il évoque leur « lâcheté extraordinaire » (p. 42) et leur « manque de courage et d’intelligence » (p. 75), mais il les soupçonne quasi tous d’être des mouchards.
Le sentiment d’indignité du sort qui lui était fait a sans doute nourri chez J. Law un besoin de se donner le « beau rôle ». Au risque de susciter son agacement ou sa lassitude, il assure son lecteur d’avoir, notamment, « donné l’exemple de la protestation et de l’action » (p. 53) et que « rien ne [lui] faisait peur, pas même la mort » (p. 64). Ce sentiment d’indignité se lit dans les récits des deux forçats, en particulier dans la rage qui n’a cessé de les animer. Ainsi, A. Trinquet retrouve au bagne, notamment à travers la présence des personnels religieux, des formes d’injustice qui lui avaient fait prendre le parti de la Commune. Sa colère et sa volonté de témoigner de sa condition de transporté l’ont assurément aidé à supporter la longue attente d’une amnistie. Elles ne lui ont malheureusement pas permis de freiner le déclin d’une santé fragilisée par la vie au bagne : A. Trinquet décède quatorze mois seulement après son retour à Paris au début de l’année 1881.
L’énergie qui se dégage des récits d’A. Trinquet et de J. Law est d’autant plus remarquable que, comme le note par deux fois le communard (p. 96 et 105), « la vie au pénitencier est monotone ». Leurs deux récits suintent l’ennui, évoquent un temps routinier et immobile, et certains termes résonnent d’un texte à l’autre : au bagne, raconte J. Law, « l’homme meurt par la monotonie, par la faim, par les punitions » (p. 43). Au-delà de la description de la vie quotidienne et du récit de quelques événements mémorables, les bagnards auraient peu à dire s’ils étaient uniquement animés par la volonté de témoigner. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si ceux dont les récits qui nous sont parvenus ont été pour la plupart engagés politiquement (Eugène Dieudonné ou Paul Rousseng, à l’instar d’A. Trinquet et de J. Law). Leur témoignage vient appuyer un point de vue sur la société, parfois même un programme : « Le bagne ne se réforme pas : il se supprime », écrit J. Law (p. 46).
Écrire une histoire sensible du bagne
Aux côtés des témoignages de J. Law et d’A. Trinquet, l’ouvrage de J.-L. Sanchez contribue à une écriture sensible du bagne. En effet, À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane ne se contente pas de reconstituer l’histoire de la relégation en Guyane et du fonctionnement du pénitencier de Saint-Jean du Maroni. Dans une approche socio-historique, J.-L. Sanchez analyse les conséquences auxquelles la peine de relégation a soumis des milliers d’individus. Considérés comme incorrigibles sur le sol de la métropole, les relégués demeurent des réprouvés sur le sol de la colonie où ils sont traités comme tels. Dans les formes de hiérarchie qui prévalent au bagne, les relégués constituent la plus basse catégorie : de véritables « intouchables », détestés de tous, à commencer par les transportés qui usent entre eux du terme de « relégué » comme d’une insulte (p. 137).
J.-L. Sanchez retrace alors, au plus près, la vie des relégués : il fait suivre à ses lecteurs leur parcours, depuis leur départ de la métropole jusqu’à leur arrivée sur le sol de la colonie. On comprend pourquoi, « aussitôt débarqué au bagne, l’homme change » (J. Law, p. 87). En effet, en Guyane, les bagnards prennent véritablement la mesure de leur sort et ils comprennent que « le seul moyen d’en finir avec son martyre, c’est l’évasion » (p. 45). Chaque année, un peu plus d’un tiers tente de s’évader, précise J.-L. Sanchez : cela donne la mesure du désespoir des relégués.
Grâce aux dossiers individuels conservés aux Archives nationales d’outre-mer, J.-L. Sanchez donne la parole aux bagnards à travers les nombreux courriers qu’ils adressaient à diverses instances. Il laisse également entendre la voix de leurs proches. Ici, l’un écrit à son frère relégué qu’il ne peut l’aider financièrement et qu’il ne peut que le « prier d’espérer » (p. 97), là une épouse annonce sa volonté de divorcer et raconte que les enfants du bagnard considèrent son nouveau compagnon comme leur père. Souvent plongés dans les drames de l’existence misérable des relégués et saisis par implacabilité du système judiciaire auquel ils sont confrontés, les lecteurs partagent néanmoins les rares joies que les relégués volent à la machine judiciaire : ainsi, dans un courrier intercepté, on lit le bonheur de parents à l’annonce de l’évasion de leur relégué de fils et leur soutien indéfectible dans les bons conseils qu’ils lui prodiguent pour qu’il continue de jouir de sa liberté retrouvée.
Fermer le bagne
À la lecture des trois ouvrages rassemblés ici, on est assez naturellement saisi d’un sentiment d’horreur. L’évidence rétrospective de l’abolition ne doit pourtant pas faire oublier le courage politique de ceux qui s’engagèrent, dans les années 1930, pour la fermeture des bagnes. Ni l’engagement qui contribua à gagner l’opinion publique à la cause de l’abolition de journaux populaires, comme Détective, et de journalistes, notamment Albert Londres et les reporters et chroniqueurs judiciaires, obscurs ou renommés (comme Géo London[10], Alexis Danan[11] ou Francis Carco[12]), qui lui emboîtèrent le pas.
Difficile de lire À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane de J.-L. Sanchez et les témoignages d’A. Trinquet et de J. Law sans avoir à l’esprit de nombreux débats et faits d’actualité. Si la loi sur la relégation a assurément été l’une des plus répressives jamais contenues dans le Code pénal français, la manière dont le « populisme pénal » a agité la question des récidivistes à l’époque contemporaine n’est certainement pas étrangère aux rapprochements qui peuvent être établis entre la loi sur la relégation et certaines dispositions législatives actuelles, notamment le prononcé quasi automatique de certaines peines (les « peines planchers ») et l’existence de peines procédant à une véritable élimination sociale[13].
« Le but du gouvernement n’est pas de corriger l’homme, mais de le faire disparaître » (p. 37). Ces mots de J. Law sur le bagne sont sans doute trop sévères pour être appliqués aujourd’hui à la prison. Ils ont néanmoins le mérite de poser la question du poids respectifdes fonctions punitive et éducative des condamnations pénales. Malgré la prudence à laquelle le temps long de l’histoire invite, on ne peut réduire le bagne colonial à une barbarie exotique aujourd’hui révolue. On observe au contraire des formes de continuité dans les manières dont les sociétés démocratiques ont, au cours de l’histoire, désigné et traité leurs criminels. Les caractéristiques de classe et de race qui font, de nos jours, de certaines populations de la « chair à prison » invitent ainsi à penser la cause abolitionniste aujourd’hui[14] comme une digne héritière de ceux qui firent fermer le bagne.
Chacun des trois ouvrages recensés ici mérite d’être lu : À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane est une recherche de qualité et les témoignages d’A. Trinquet et de J. Law sont des documents historiques précieux. Rassemblés, ils invitent à une lecture socio-historique de l’expérience du bagne et, plus largement, des institutions punitives.
Université Lille I
[1] À propos de : Jacob Law, Dix-huit ans de bagne, Saint-Dié, Les Éditions de la Pigne, 2013 (1re éd. : L’insurgé, 1926), 112 p., illustrations; Alexis Trinquet, Dans l’enfer du bagne. Mémoires d’un transporté de la commune, préf. par Bruno Fuligni, Paris, Les Arènes, 2013, 288 + XVIp., illustrations, lexique; Jean-Lucien Sanchez, À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane, Paris, Vendémiaire, 2013 (Chroniques), 384 p., illustrations, carte, sources et bibliographie.
[2] Cf. notamment Jean-Claude Michelot, La guillotine sèche. Histoire des bagnes de Guyane, Paris, Fayard, 1981 ; Jacques Petit (dir.), La prison, le bagne et l’histoire, Genève, Médecine et hygiène, 1984.
[3] Henri Charrière, Papillon, Paris, Robert Laffont, 1969.
[4] Paul Rousseng, L’enfer du bagne, Vichy, Pucheux, 1957 (1re éd. : 1934).
[5] Eugène Dieudonné, La vie des forçats, Paris, Libertalia, 2007 (1re éd. : 1930).
[6] Antoine Mesclon, Comment j’ai subi quinze ans de bagne, Paris, France et humanité, 1931.
[7] Albert Londres, Au bagne, Paris, Le Serpent à plumes, 1998 (1re éd. : 1923), p. 157.
[8] Ils constituent 12,71 % de l’effectif total et ils sont principalement originaires d’Algérie, de Martinique et de Guadeloupe (J.-L. Sanchez, À perpétuité…, op. cit., p. 69).
[9] Cette politique de peuplement explique notamment l’envoi au bagne de femmes et l’encouragement de leurs mariages avec des forçats. Voir le chapitre que J.-L. Sanchez (À perpétuité…, ibid., p. 204-225) consacre à cette question, en complément des travaux d’Odile Krakovitch (Les femmes bagnardes, Paris, Perrin, 1998).
[10] Géo London, Aux portes du bagne, Paris, Éditions des Portiques, 1930.
[11] Alexis Danan, Cayenne, Paris, Arthème Fayard, 1934.
[12] Francis Carco, La route du bagne, Paris, Ferenczi, 1936.
[13] Sur la peine de réclusion criminelle à perpétuité et la rétention de sûreté, cf. Yannick Lécuyer, La perpétuité perpétuelle. Réflexions sur la réclusion criminelle à perpétuité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.
[14] Cf. Angela Davis, Les goulags de la démocratie. Réflexions et entretiens, Paris, Au diable vauvert, 2006.
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