Quand Le Petit Parisien inventait les apaches


Gavroche

N°99-100, mai-août 1998

Quand le Petit Parisien inventait « les apaches »…

«Dans le Paris moderne rôde un individu qu’Eugène Sue et Balzac n’ont pas connu, mais qu’ils auraient décrit avec minutie, un coquin que Vidocq a ignoré mais contre lequel il eût aimé déployer sa force et sa ruse : l’Apache. On ne sait plus aujourd’hui si l’Apache, de création récente, a produit une certaine littérature, ou si une certaine littérature a produit l’Apache… Sous ce vocable dont on l’a affublé, on a réuni l’escroc, l’escarpe, le rôdeur de bar­rière, le cambrioleur, le faquin à poignard clandestin, l’homme qui vit en marge de la société, prêt à toutes les sales besognes pour ne pas accomplir un labeur régulier, le misérable qui crochète une porte ou éventre un pas­sant, parfois pour rien, pour le plaisir…». Le Matin, dans son numéro du 13 décembre 1907, dépeint en ces termes une nouvelle figure parisienne, née dans les premières années de la Belle Epoque, et qui connaît un énorme succès médiatique : l’apache.

Chéri de la presse à sensations, l’apache est projeté, en 1902, au premier plan de l’actualité par l’affaire Casque d’Or, dont Jacques Becker fera, un demi-siècle plus tard, un film mythique[1], présent à toutes les mémoires.

Trouvaille journalistique qui se révéle­ra un filon inépuisable, l’affaire Casque d’Or et la figure de l’apache bellevillois qui se développe autour d’elle, sont une occasion de mettre en lumière des ten­sions sociales et politiques très fortes, qui dépassent largement le problème de la violence des quartiers de l’Est parisien.

La véritable histoire de Casque d’Or…

Si le scénario du film Casque d’Or s’inspire effectivement d’un fait divers bien réel auquel Belleville a servi de décor, il prend beaucoup de libertés avec l’histoire. Il fait accéder à la dimension de héros de légende des personnages de chair et de sang, Casque d’Or, Manda et Leca, qui avaient, dans la vie, peu à voir avec le romantisme des faubourgs que Jacques Becker propose à l’imagination des spectateurs.

La véritable histoire de Casque d’Or pourrait se résumer à une anecdote fort prosaïque de voyous, de « vénus de bar­rières » et de guinguettes.

Présentons d’abord Casque d’Or. Elle a laissé d’elle-même ce portrait assez flat­teur[2] : « Mes yeux ont des miroite­ments. Mieux qu’une pancarte vivante, ils disent où je vais et ce que je veux. Le tout est de savoir y lire. Chacun peut essayer, je ne réponds à personne de réus­sir. Mon nez est légèrement épaté. Quel­qu’un qui n’a pas dit son nom a appuyé son pouce sur ma figure au moment de ma naissance… Ma bouche sensuelle est, c’est bien évident, fort sensuelle. Elle connaît, la gourmande, les fortes épices, la rémoulade et les chatteries savantes… Je n’ai pas les bras longs ; pourtant ils peuvent, sur un geste, faire marcher les équipes de Charonne jointes à celles de La Courtille… Ils savent aussi retenir et presser sur mes lèvres la tête d’un amant chéri ». Son surnom, elle le doit à son opulente chevelure d’un roux flam­boyant, fort appréciée du côté des bar­rières de Paris.

Casque d’Or, Amélie Hélie pour l’état civil, naît le 17 juin 1879, à Orléans. En 1881, ses parents montent chercher for­tune à Paris et s’installent dans une chambre misérable, du côté de la rue Popincourt. La jeune Amélie grandit à l’école de la rue. Dans un bal, elle ren­contre un jeune ouvrier serrurier de 15 ans, surnommé Le Matelot, avec lequel elle se met en ménage – elle a alors 13 ans et 2 mois. Amélie mène une vie simple et plutôt rangée, à l’hôtel des Trois Empe­reurs, au fond d’une cour sombre et mal­odorante. Le Matelot rapporte régulièrement sa paie et elle s’occupe de son ménage… jusqu’au jour où tout ce petit bonheur tranquille – on serait presque tenté de dire bourgeois -, est bousculé par la police qui recherche l’adolescente fugueuse. Amélie est enfermée dans une maison de correction pendant deux mois.

A sa sortie, elle rencontre Hélène, une fille de La Courtille qui l’héberge chez elle, rue Desnoyers. Celle-ci l’initie, dit Amélie, au « noir empire des démons cornus ». Il faut croire qu’Amélie fait montre de toutes les aptitudes requises car on ne tarde pas à la retrouver sur le trottoir.

Elle fréquente assidûment bals et fêtes, et passe bientôt sous la protection d’un certain Bouchon, alors considéré « comme la plus grande canaille que le quartier de Charonne ait jamais donné à la pègre ». Elle s’installe avec lui, rue du Volga, et l’entretient en se prostituant ; elle est fichée à Saint-Lazare. Le soir, elle lui apporte sa recette du jour dans des cafés où il passe ses journées à boire, à jouer à la manille ou à la passe-anglaise : La Pomme au lard\ rue de la Roquette, ou L’Espérance, ou aux Halles, aux Inno­cents ou à Z, Ange. Mais Bouchon la bat et bientôt Amélie le quitte.

C’est alors qu’elle rencontre Manda de la Courtille : « La réputation de Manda n’était plus à faire et tous et toutes à la Courtille ou ailleurs chantaient ses exploits et sa légendaire débrouillardise ». Manda, de son vrai nom Joseph Pleigneur, est né en 1876 ; apprenti polisseur pour la forme, il préfère flâner dans les rues ou passer ses journées à jouer à la passe ou à la manille dans les bistrots.

Bientôt, Manda s’élève dans la hiérar­chie de la voyoucratie bellevilloise. Il s’attaque à Paulo l’Arrangeur, la terreur de la Courtille, et lui plante son couteau entre les deux épaules dans un combat à la loyale, sur les fortifications. Il prend la tête de la « bande des Orteaux », composée de personnages aux noms pitto­resques comme Paulo dit Cou tordu, Julot Ménétrier, Heill dit le Boulanger, Polly dit le Dénicheur, Echapies dit Son-Pied. La bande vit de fric-fracs, d’atta­ques nocturnes, du racket des commer­çants et, bien sûr, de proxénétisme.

Amélie mène auprès de Manda une vie qu’elle dit heureuse. La semaine, elle se prostitue boulevard de Belleville ou bou­levard de Charonne. Le dimanche, elle fréquente les guinguettes du bord de l’eau, le Bal des Vaches, le Point du Jour, Saint-Mandé. Manda est jaloux ; Amélie le trompe, il la trompe, il y a des bagarres, elle fait des fugues. Mais elle ne peut résis­ter à son charme d’ancien des « Bat d’Af ».

A ses heures perdues, Manda écrit des poèmes réalistes, comme « Sur le ruban » (le trottoir), dont voici un extrait :

« Enveloppée de sa mantille

Auprès du bec de gaz qui brille,

La fille d’amour bat son quart.

De temps à autre elle regarde

Son amant qui monte la garde

Sous un arbre du boulevard. »

Bien sûr, c’est une histoire tragique, qui se termine mal puisque l’amant de la fille finit par tuer son client :

« L \amant debout reste à l’écart…

Il regarde… plus rien ne bouge !

Le ruban se teinte de rouge :

Le ruban, c’est le boulevard !…»

Tout va ainsi jusqu’au 20 décembre 1901, quand la belle Amélie rencontre, dans un petit café du boulevard Voltaire, François Dominique Leca, chef de la bande de « Popinc ». Il a 27 ans et une réputation solidement établie ; lui aussi, il a été apprenti découpeur sur métaux, mais il a aussi changé assez vite de voie. Amélie, séduite, s’installe avec lui, dès le 27 décembre, dans un hôtel de la rue Godefroy-Cavaignac.

Manda l’apprend. Et, le 28 décembre, en fin d’après-midi, alors que Leca et Amélie remontent tranquillement la rue Popincourt vers le boulevard Voltaire, ils sont attaqués par deux hommes. Leca est légèrement blessé. Amélie ameute de ses cris la foule et les agresseurs (qui sont Manda et Heill) sont arrêtés ; ils sont bientôt libérés sur déclaration de Leca. Quelques jours plus tard, à l’aube du 2 janvier 1902, Manda et Polly tirent au revolver contre l’hôtel d’Amélie et de son amant.

«Reine des apaches de Belleville »

La querelle d’amoureux dégénère en guerre des gangs et les hostilités entre la bande des Orteaux et celle de Popincourt s’ouvrent le 5 janvier 1902. Une première bagarre, sur les fortifications, oppose les voyous des deux bandes, armés de haches, de poignards, de lames et de pistolets.

Leca, assez grièvement blessé au bras et à la cuisse, est hospitalisé à l’hôpital Tenon le 8 janvier ; il en sort dès le len­demain. Mais le fiacre qui l’emmène avec Amélie et Erbs sous bonne garde, est intercepté au carrefour de la rue de Bagnolet et de la rue des Pyrénées par la bande de Manda. Nouvelle bataille ; il y a plusieurs blessés, dont, à nouveau, Leca qui perd son sang en abondance et qui retourne à l’hôpital Tenon.

Les journaux parisiens s’emparent de ce fait divers sensationnel avec délectation. Dans son édition du 11 janvier 1902, Le Matin titre « Une Vendetta ». Le Petit journal lance le terme d’« apaches » qui connaîtra l’immense succès que l’on sait : « Ce sont là des mœurs d’apaches, du Far-West, indignes de notre civilisation. Pendant une demi-heure, en plein Paris, deux bandes rivales se sont battues pour une fille des fortifs, une blonde au haut chignon, coiffée à la chien ! »

Manda, qui s’est réfugié à Londres après l’attaque, est arrêté, le 2 février, à son retour en France. Ses complices, Polly, Heill et le Rouquin, avaient été arrêtés en flagrant délit. Amélie elle- même est inculpée de complicité de meurtre et arrêtée le 9 février, mais rapi­dement remise en liberté.

Amélie comprend vite que l’intérêt que la presse porte à son histoire, peut lui rapporter gros, infiniment plus gros que ses galanteries. Toutes les occasions lui sont bonnes quand il s’agit de faire parler d’elle et, si aucun événement ne la met en lumière, elle en crée un. Ainsi, sortant d’un interrogatoire de routine sans importance à la Préfecture de Police, elle annonce aux journalistes que le peintre Albert Dupré termine son portrait et que l’œuvre sera exposée au Salon des artistes français. Aussitôt, les journaux titrent : « Casque d’Or au Salon » !

En mars, la presse annonce qu’Amélie Hélie va se produire en exclusivité aux Bouffes du Nord, dans une pièce inédite dont elle sera à la fois l’héroïne et la prin­cipale interprète : « Casque d’Or et les Apaches ». Le Matin écrit : « Nul doute que les débuts de la nouvelle étoile n’obtiennent le succès que commandent les circonstances. Casque d’Or est en train de connaître toutes les gloires. Mais que va penser le pauvre Leca qui a versé son sang pour conquérir l’insaisissable chimère et qui va se retrouver seul, meur­tri et déçu dans son rêve ». Le spectacle, interdit par le préfet de Police Lépine, ne sera jamais donné et Paris murmure : « On empêche une courtisane pauvre de risquer sa chance sur les planches pour la renvoyer à son trottoir ».

Leca, bientôt sorti de l’hôpital, retrou­ve Amélie et réalise vite, lui aussi, qu’elle lui rapporte ainsi plus d’argent que sur le « ruban ». Ce qui l’incline à fermer les yeux sur les nombreux admirateurs qui, moyennant espèces sonnantes et trébu­chantes, sollicitent un rendez-vous avec la belle.

Cependant, le différend entre les deux bandes demeure. Rue Desnoyers, le 7 mars, à 6 heures du matin, une soixan­taine d’apaches s’affrontent dans une mêlée indescriptible. Comme de juste, l’irruption de la police réconcilie les pro­tagonistes. La bataille de la rue Des­noyers fait la « une » des journaux, volant pour un jour au moins la vedette à Casque d’Or.

Amélie Hélie connaît pendant quelques mois un énorme succès de curiosité. Elle pose pour une photogra­phie fameuse qui fera le tour du monde. Elle accepte aussi, moyennant un pour­centage, d’être l’attraction du cabaret Le Bruyant, où elle chante – assez mal d’ailleurs – deux chansons, « L’amour boiteux » et « Chanson d’amant ». Dans un autre cabaret, triomphe la chanson de « La môme Casque d’Or », dont le refrain dit :

« Je suis la gigolette,

La marchande d’amour.

Pour gagner de la galette,

J’aime la nuit et le jour.

Tout le monde me connaît à Belleville.

Mon homme est l’plus bath et l’plus fort.

C’est la terreur des sergents de ville.

J’suis la môm’ Casque d’Or. »

Le procès de Manda et de ses acolytes a lieu les 30 et 31 mai 1902. C’est un véri­table événement parisien ; le public de la salle d’audience ressemble à celui d’une première théâtrale. Casque d’Or, qui a été arrêtée et enfermée à Saint-Lazare quelques jours avant l’ouverture du pro­cès, fait une entrée triomphale en panier à salade. Vêtue d’une robe de serge de couleur gris-vert et coiffée d’un chapeau de paille noire, elle comparaît à la barre comme témoin. Finalement, Manda est reconnu coupable de tentative d’homici­de avec préméditation et condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Quelques mois plus tard, le 20 octobre 1902, Leca, qui a été arrêté en Belgique pour une affaire de cambriolage et extra­dé, est à son tour jugé par les Assises de la Seine. Il est condamné à huit ans de tra­vaux forcés et à la relégation, vu son casier judiciaire chargé.

Ironie de l’histoire ! C’est le même bateau, La Loire, qui conduit au bagne, en Guyane, les deux hommes que l’amour de Casque d’Or avait opposés : l’un sur l’île Royale, l’autre sur l’île Saint- Joseph. Par la suite, ils se retrouveront. Au bout de quinze ans, devenu infirmier, Manda bénéficiera d’une remise de peine pour bonne conduite et se retirera à Saint-Laurent du Maroni. Quant à Leca, après avoir purgé ses huit années de tra­vaux forcés, il rejoint, aussi à Saint-Lau­rent du Maroni, le pénitencier réservé aux relégués. Gracié en 1922, il traînera une vie de misère en Guyane et mourra aveugle, en 1935.

Quant à la principale héroïne de cette histoire, son heure de gloire passe très vite. En octobre 1902, lors du procès de Leca où elle ne comparaît même pas, Le Matin écrit : « Qu’est-ce, du reste, que les Apaches sans Casque d’Or et sans Manda ? Elle est découronnée la bande, sans roi ni reine ».

Elle essaie de monter un numéro de dompteuse pour le cirque « La ménagerie mondaine », numéro intitulé « Le domp­teur Mark et la dompteuse masquée ». Puis, elle vend ses mémoires au journal Fin de Siècle, qui les publie à partir du mois de juin 1902. L’histoire de « Casque d’Or racontée par elle-même » est dédiée à ses amours, à ses amants, à tous ceux qu’elle nomme « les chers petits voyous de mon cœur ».

Ensuite, Amélie semble se désintéresser complètement du sort de ses amants ; on perd même sa trace pendant plusieurs années. Elle réapparaît quinze ans plus tard pour faire une fin honorable : le 27 janvier 1917, elle épouse à la mairie du XIe arrondissement un marchand bonnetier qu’elle aidera dans son com­merce et avec qui elle élèvera quatre enfants. Elle meurt le 16 avril 1933.

La violence à Belleville vers 1900

A l’examen de l’affaire Casque d’Or, on est frappé par le décalage entre l’importance réelle qu’eut cette histoire, au demeurant fort banale (La Gazette des tribunaux ne consacre au procès que quelques lignes), et celle que lui accordè­rent les journaux spécialisés dans les faits divers, comme Le Petit Parisien.

Déjà le 31 août 1900, le Petit Parisien signalait la recrudescence des méfaits des apaches de Belleville et de Ménilmontant. C’était pour lui l’occasion d’opposer au calme des arrondissements du centre et de l’Ouest la turbulence et l’agressivité des quartiers de l’Est populaire.

Les agressions, complaisamment éta­lées à la « une » des journaux, sont le plus souvent le fait de bandes de jeunes de 15 à 20 ans qui, selon Le Petit Parisien, « font le mal sans raison ». Un exemple pris parmi d’autres : le 29 avril 1900, vers 20 h, trois braves citoyens discutent tranquillement devant la boutique d’un marchand de vin, rue du Surmelin ; sans aucun motif, ils sont agressés par une bande de six individus qui les blessent à coups de couteau ; un des agresseurs est arrêté : c’est un jeune ouvrier de 17 ans, né dans le 20e arrondissement. Autre exemple : le 14 juillet 1900, vers 4 h 30 du matin, une dizaine d’individus, passa­blement éméchés, s’en prennent à un homme qui goûte la fraîcheur de la nuit à sa fenêtre ; ils lui crient : « On va te crever la peau », en tirant contre lui plu­sieurs coups de feu.

Ces bandes ne s’en prennent pas seule­ment à des passants isolés. Elles se livrent souvent entre elles une guerre acharnée. L’enjeu peut en être une femme comme Casque d’Or ou comme cette Maria Cosson, dite la « Reine des Amandiers », pour qui une dizaine d’apaches se battent dans un bar de la rue d’Avron.

Quand les forces de l’ordre survien­nent, les apaches font taire leurs querelles pour se retrouver tous unis contre la maréchaussée. Tel est le cas en juin 1902 : il est 22 h 30 quand les époux H., qui débarquent du train de petite ceinture, sont agressés à la sortie de la gare de Ménilmontant par une dizaine d’individus qui les rouent de coups, s’en prennent aux passants, aux habitants des maisons voisines et aux becs de gaz. A l’arrivée de la police, ils se rangent en ordre de bataille, revolver au poing, et accueillent les sergents de ville par un tir nourri. Il s’ensuit une battue générale dans le quartier ; boulevard de Belleville, la police est à nouveau opposée à une bande de rôdeurs forte d’une trentaine d’individus qui se mettent aussitôt à tirer ; six personnes âgées de 17 à 20 ans sont immédiatement arrêtées, vingt-sept autres dans la nuit et quatre-vingt-six les jours suivants. Plus généralement, il ne manque pas de jeunes gens désireux d’en découdre : en août 1906, quinze jeunes de 20 à 25 ans sortent d’un bar pour mettre en fuite, à coups de revolver, deux malheureux agents de police[3].

Ces événements alimentent dans la presse le thème récurrent de l’inaction de la police et de la trop grande mansuétude des tribunaux « qui, depuis près d’un an, laisse[nt] les rôdeurs des quartiers excen­triques et même les malandrins qui des­cendent des hauteurs de Belleville et de Charonne pour opérer au cœur même de la capitale, tenir le haut du pavé, régner en maîtres sur les trottoirs et terroriser toute une population avide de paix et de repos »[4].

L’impression d’insécurité est à son comble. Pourtant, les faits démentent catégoriquement cette impression, si on les examine soigneusement comme l’a fait Gérard Jacquemet[5].

Si l’on compare la moyenne mensuelle des arrêts du tribunal correctionnel de la Seine de septembre à décembre 1870 à celle du mois de janvier 1899, on consta­te que les condamnations augmentent de 162 % pour Belleville et de 173 % pour l’ensemble du département de la Seine. Pendant le même temps, la population de Belleville s’accroît de 169 % et celle du département de la Seine de 165 %. La criminalité a donc davantage augmenté dans l’ensemble de la Seine que dans le seul territoire bellevillois. Et, en cette fin de XIXe siècle, la criminalité bellevilloise est loin d’atteindre le niveau élevé de celle de certains quartiers du centre de Paris ou encore de celle de Montmartre.

En faisant une analyse plus fine de la délinquance à partir des registres des commissariats de police, il apparaît qu’à Belleville, les contraventions et délits contre la chose publique (outrages et rebellions à agents de la force publique, mendicité, vagabondage, par exemple) arrivent en tête avec 31 % du total des délits, devant les attentats à la propriété (vols) 28 %, les fait contre les personnes (meurtres, coups et blessures) 7,5 %, les attentats aux mœurs 6,8 %, les actes contre mineurs 1 %.

On relève aussi des différences entre les quartiers : ainsi, les rebellions à agents, souvent consécutives à l’état d’ivresse, et la prostitution sont dominantes boulevard et rue de Belleville, où se concentrent débits de vin et établissements de spec­tacle, tandis que la mendicité et le vaga­bondage sont plus fréquents du côté du cimetière du Père-Lachaise, où les petits mendiants viennent ouvrir les portières des voitures, ou à proximité de l’hôpital Tenon et de l’asile George Sand, qui ser­vent en hiver des soupes aux malheureux.

En revanche, ce qui est certain, c’est que la nature même de la criminalité a changé. Elle est moins le fait d’individus isolés qui, comme Troppmann, quelques décennies plus tôt, étaient capables d’actes d’une sauvagerie extrême, que de groupes armés qui s’en prennent à n’importe qui, au couteau ou au revolver. La violence semble plus diffuse et présente dans les moindres gestes de la vie quo­tidienne. Mêmes les scènes de ménage ou de jalousie, les discussions qui tournent mal, les querelles de voisinage ont sou­vent recours aux armes, comme l’attes­tent les archives des justices de paix.

L’opinion publique face aux apaches

La presse à sensations joue un rôle tout à fait déterminant dans la construction du fantasme de l’apache bellevillois. Ce faisant, elle n’est pas sans arrière-pensées politiques.

Le Journal et Le Matin entretiennent une rubrique régulière intitulée « Paris-Apache ». Ils décrivent longuement les bandes, leur organisation sous la férule de chefs implacables qui imposent leur loi par la force ou la violence. Ils insistent sur leurs noms pittoresques (les « Cos­tauds de Belleville », la bande des Trois Points, la bande des Orteaux ou celle des Amandiers), sur leurs tatouages présen­tés, à tort, comme un signe de reconnais­sance secret entre malfrats.

Certains faits divers sont exploités à outrance, comme la bataille rangée qui oppose apaches et policiers dans le bas Ménilmontant, le 6 juin 1902. Elle tient la « une » du Petit Parisien, avec un grand luxe de détails, pendant plusieurs jours, alors qu’elle ne figure même pas dans les registres de main-courante des commissa­riats de Belleville et de Ménilmontant.

Passe encore tant que les apaches se contentent d’exercer leurs méfaits dans leurs quartiers périphériques ! Mais, quand ils descendent accomplir leurs mauvais coups au cœur même de la capi­tale, on voit ressurgir d’autres peurs, celles que Louis Chevalier a symbolisées par l’équation désormais classique de « classes laborieuses, classes dangereuses »[6]. On se croirait revenu plusieurs décennies en arrière… En 1869, quand on faisait rimer « Bellevillois » avec « barbare », parce qu’au moment même où les électeurs bel­levillois envoyaient siéger le républicain Gambetta à la Chambre, les bandes de « blouses blanches » étaient descendues plusieurs soirs de suite mettre Paris à feu et à sang… Ou en 1871, quand Fran­cisque Sarcey ne désignait les Bellevillois que comme les « émeutiers », à cause de la part active prise par les bataillons de Bel­leville dans la Commune de Paris.

Ces apaches, dont parle si abondam­ment, et finalement avec beaucoup de complaisance, une presse désireuse de vendre du papier, sont désignés comme des bandes organisées qui font trembler la société. Ils évoquent un autre danger, dénoncé dix ans plus tôt par la même presse, les anarchistes qui, eux aussi étaient désignés comme une menace pour la société. L’amalgame politique n’est pas loin : ces hordes d’apaches ne seraient-elles pas l’avant-garde des masses ouvrières retranchées dans leur bastion de Belleville, prêtes à déferler sur Paris dès que le « grand soir » serait venu ?

On voit se dessiner une confusion entre l’armée du crime et la foule des tra­vailleurs, dont ne se cache d’ailleurs pas Le Matin quand il souligne la complicité objective existant entre les apaches et la population ouvrière. Une confusion tout à fait volontaire entre la canaille et « la gueuse », cette République encore honnie de certains.

L’affaire des apaches bellevillois s’ins­crit aussi dans un autre contexte dont il faut dire quelques mots.

Depuis 1880, s’instaure en France un vaste débat sur la peine de mort. De nombreux pays européens (Italie, Pays- bas, Grèce, Portugal, etc.) votent l’aboli­tion. En France, on assiste à un double mouvement depuis les années 1873­-1880 : d’une part, les jurys de cours d’assises accordent de plus en plus sou­vent le bénéfice des circonstances atté­nuantes aux accusés, et, d’autre part, le chiffre des exécutions capitales diminue par suite de l’application plus fréquente de la grâce présidentielle ; la peine de mort devient donc obsolète.

En 1906, deux propositions d’aboli­tion de la peine capitale sont déposées par Joseph Reinach et Paul Meunier, et, le 3 juillet 1908, le gouvernement doit mettre en discussion, sous la pression, un projet sur ce thème à la Chambre des députés.

Il est certain qu’en plaçant systémati­quement à la « une » des journaux les crimes les plus horribles et en publiant les feuilletons les plus dramatiques et les plus sanguinaires, la grande presse popu­laire participe à une campagne sécuritaire plus large qui vise à mobiliser l’opinion publique contre l’abolition de la peine de mort.

Tel est le but de la campagne que lance Le Matin en 1907, sous le titre de « La guerre aux Apaches ». Il donne la parole à ses lecteurs sur les mesures à prendre pour épurer Paris : « Quels sont donc les moyens pratiques propres à enrayer défi­nitivement le banditisme parisien ? Dans la multitude de lettres qui nous sont par­venues depuis le commencement de cette série d’articles sur les exploits de nos mal­faiteurs, des milliers de lecteurs nous ont exposé leurs idées à ce sujet. Or, ces idées, toutes, concordent. Ce sont celles du simple bon sens ». Elles peuvent se résumer facilement : « De la répression, encore de la répression, toujours de la répression ! »… et suit un éventail de pro­positions qui vont de la réforme de la loi de 1880 sur les débits de boissons à l’application rigoureuse de la peine de mort, en passant par l’instauration de châtiments corporels « préventifs ».

L’apache bellevillois est une figure pit­toresque du Paris de la Belle Epoque, participant au charme « canaille » d’une capitale qui, en 1900, entend exposer à l’univers la prospérité française. Mais elle apparaît, en grande partie, si l’on s’en réfère aux archives judiciaires notam­ment, comme une construction de la grande presse populaire. S’il est conce­vable qu’un afflux important de chalands et de richesses dans une grande ville où les tensions sociales étaient loin d’être réglées, pouvait provoquer un accroisse­ment de la délinquance, il est difficile de ne pas s’interroger sur les arrière-pensées politiques de ceux qui se livrèrent à une telle exploitation médiatique.

Christiane Demeulenaere-Douyère

Pour en savoir plus :

Pierre Drachline et Claude Petit-Castelli, Casque d’Or et les apaches, Paris, Renaudor, 1990, 213 p.

Gérard Jacquemet, « La violence à Belleville au début du XX’ siècle », Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile de France, Paris, 1978, pp. 141-167.

Gérard Jacquemet, Belleville au XIX’ siècle, du fau­bourg à la ville, Paris, EHESS-Touzot, 1984,452 p.


[1] Casque d’Or, réalisé par Jacques Becker (1952), avec, notamment, Simone Signoret, Serge Reggiani et Claude Dauphin dans les principaux rôles.

[2] On connaît assez bien l’affaire de Casque d’Or qui fit les choux gras de la presse parisienne et dont nous disposons du récit qu’en laissa l’héroïne, récit bien sûr plus ou moins digne de foi.

[3] Le Moniteur du XX’, 19 août 1906.

[4] Le Petit Parisien, « Les rois du pavé », avril 1900.

[5] Voir « Pour en savoir plus ».

[6] Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIX’ siècle, Paris, Plon, 1958.

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