Histoire tragique de Jacques Gueux
Histoire tragique de Jacques Gueux
Cette poésie éditée par les Niveleurs troyens en 1891 ne comportait pas de signature. Elle peut toutefois être attribuée sans trop de risque à Paul Martinet qui était chargé de sa vente.
In Gaetano Manfredonia, Libres ! Toujours …, Atelier de Création Libertaire, 2011, p.92-93
Par une froide nuit d’automne
Un gueux errait, qu’on lui pardonne,
À travers les monts et les vaux.
Il allait par la nuit sans lune,
Couvert de haillons pour fortune,
De la faim souffrant mille maux.
Les cheveux blancs, la barbe grise,
Courbé sous la pluie et la bise
N’ayant qu’un vieux sac pour manteau,
Il allait butant dans l’ornière
Pataugeant dans la fondrière,
De ses pieds nus glacés par l’eau.
Il avait toute la journée
Cherché dans sa longue tournée
Un abri dans chaque hameau ;
Partout sa sordide misère
Fit repousser le pauvre hère
Dont la vie était un fardeau.
Je le vis traverser la plaine,
Les yeux brillants chargés de haine,
Fixés sur un lointain château,
Tout son corps frémissait de rage,
Il blasphémait, jetait l’outrage,
La fièvre broyait son cerveau ;
Puis, il prit d’un geste farouche,
Un rictus amer sur la bouche,
L’aride sentier d’un coteau ;
Il me vit malgré la nuit noire
Et me conta sa triste histoire,
En s’abritant sous un ormeau.
« Je suis, dit-il, de sa voix aigre,
Fils bâtard d’un bourgeois intègre
Qui jeta ma mère au ruisseau.
Orphelin, ma tendre jeunesse
Ne fut qu’une longue détresse,
Car j’eus le pavé pour berceau.
L’été, je rôdais les barrières,
Couchant parfois dans les carrières,
Et l’hiver dans les fours-à-chaux.
Condamné pour vagabondage,
Je fis un triste apprentissage,
Car j’eus des bandits pour égaux.
Un jour pour compléter l’armée,
On prit ma jeunesse affamée
Pour aller défendre un drapeau ;
Je partis, moi, le sans-patrie,
Au carnage, à la boucherie.
Un sabre me troua la peau.
Estropié, je revins en France,
Où, pour gagner ma subsistance,
Je me fis gardien de troupeau.
Une orpheline infortunée
Me confia sa destinée ;
Notre amour fut notre trousseau.
La charge me parut charmante.
Par un beau jour, ma douce amante
Me donna deux enfants jumeaux.
Dix ans plus tard, dans une usine,
Ma femme fut, par la machine,
Coupée en d’horribles morceaux.
Ma fille et mon fils l’âme en peine
M’accompagnaient chaque semaine,
Pour aller fleurir son tombeau.
Malgré le chagrin, le chômage,
Je ne manque pas de courage
Et voyais l’avenir en beau.
Plus tard, dans une filature,
Mes enfants gagnaient la pâture
Filant la laine en écheveaux ;
Un soir, ô souvenir terrible,
Rentrant, je vis ma fille, horrible,
Sans mouvement sur les carreaux.
J’interrogeai, plein d’épouvante,
Ma fille que je crus mourante.
Dans le plus triste des tableaux
Son patron l’avait violée,
Après une lutte affolée
Qui mit ses habits en lambeaux.
J’allai trouver dans sa fabrique
Ce patron ignoble et lubrique,
Armé d’un solide couteau ;
Par quatre fois l’arme sanglante
Plongea dans la gorge râlante
De l’être immonde, du pourceau.
Je fus traduit en cour d’assise.
L’accusation fut précise,
J’avais mérité l’échafaud,
Mais je n’eus que vingt ans de bagne.
Je fis cette longue campagne,
Narguant le froid, bravant le chaud.
Ma souffrance la plus cruelle
Fut d’être resté sans nouvelle
De mes enfants si bons, si beaux.
Chaque jour, en traînant ma chaîne,
Je sentais s’augmenter ma haine
Contre les riches hobereaux.
Un jour, un forçat de Versailles,
Un réchappé de la mitraille,
M’apporta du triste nouveau :
« Ton fils, dit-il, sous la Commune,
« D’une vaillance peu commune,
« Défendit le rouge drapeau ;
« Une nuit, vaincu par le nombre,
« Il fut assassiné dans l’ombre
« Et n’eut pas l’honneur du poteau.
« Blessé, tout près de la victime,
« Je vis le lâche auteur du crime
« Remettre l’épée au fourreau.
« Ton fils, très jeune, est mort en brave
« En voulant libre un peuple esclave,
« Tu le vengeras, il le faut ! »
Je frémissais de tout mon être
Quand il m’eut dit le nom du traître ;
J’eus un terrible soubresaut.
Ce lâche est le fils de mon père,
Du monstre qui jeta ma mère
À la fange des caniveaux.
Quand, ma peine fut terminée
Je revins la santé minée,
Usé par les plus durs travaux.
Je n’eus plus qu’un but : la vengeance ;
Je me moquai de l’indigence,
Des lois, de tous les tribunaux.
Hier, près d’un château superbe,
Le sang d’un riche a rougi l’herbe,
Vous le savez par les journaux.
Qu’on me traque comme une bête.
C’est moi qui lui broya la tête
À violents coups de marteau ;
C’est ce tigre à figure humaine
Qui, dans la sanglante semaine,
Égorgea mon fils, près de Sceau.
Voyez-vous ce rouge incendie,
Qui sur la côte s’irradie ?
C’est moi qui brûle son château.
Disparaît donc ! ignoble race
À l’instinct plus noir, plus vorace,
Que ne fut jamais le corbeau.
Par toi, ma famille est tuée
Et ma fille, prostituée,
S’est fait mourir par un fourneau.
Je ne veux pas mourir en lâche,
Tantôt, pour terminer ma tâche,
J’ai volé ce bout de cordeau.
Demain, venez dans ce bois sombre,
Vous me verrez pendu dans l’ombre,
Aux basses branches d’un bouleau.
Soudain le gueux, sans une plainte,
Disparut. Moi, saisi de crainte,
Je me blottis sous l’arbrisseau.
Épouvanté dans les ténèbres,
Je prenais pour des glas funèbres,
Les coassements des crapauds.
Le lendemain, sous les broussailles,
Je fis ces tristes funérailles,
Bien loin du regard des badauds.
Je dépendis le prolétaire,
Puis, tristement, creusant la terre,
J’écoutai le chant d’un oiseau ;
J’enterrai son corps sous la mousse,
Puis, m’aidant d’une jeune pousse,
Je lui plantai cet écriteau :
SI TOUS LES TORTURÉS DU MONDE
AGISSAIENT AINSI, SANS FACONDE,
SANS D’AUTRES JUGES, NI BOURREAUX,
BIENTÔT LUIRAIT LA ROUGE AURORE,
LE VIEUX MONDE VERRAIT ÉCLORE
L’ANARCHIE AU PUISSANT FLAMBEAU.
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