Dix questions à … Eric Fournier


Eric Fournier est historien. Après avoir longtemps enseigné dans le secondaire, il dispense sa connaissance de l’histoire sociale et culturelle du XIXe siècle à l’université de Paris I la Sorbonne et porte un regard singulier et novateur sur cette période « des possibles » qui a vu aussi un honnête jeune homme de Marseille se muer en honnête cambrioleur. Avec l’ébouriffante Cité du Sang, ouvrage illustré par Gil et paru chez Libertalia en 2008, il nous emmène dans l’incroyable monde des bouchers de La Villette au moment de l’affaire Dreyfus. Cinq ans plus tard, Libertalia encore lui permet de livrer une étude lumineuse du souvenir des évènements parisiens de 1871. La Commune n’est pas morte.  C’est alors une plume claire, non dénuée d’humour et d’engagement, dont nous vous conseillons fortement la lecture et qui a bien voulu ici répondre à nos dix questions autour bien sûr de l’affaire Dreyfus et du souvenir des Communards, mais aussi du métier d’historien.

1) Tu as consacré deux ouvrages à l’affaire Dreyfus et à la Commune de Paris. Comment en arrive-t-on à s’intéresser à ces deux moments de l’histoire sociale et politique française ?

Je pourrai énumérer moult raisons : par intérêt pour le XIXe siècle, le siècle des possibles ; pour faire un pas de côté autour d’événements que l’on croit connus, délimités, presque asséchés et donc les redécouvrir, bousculer des certitudes (ce qui est la base de l’éthique historienne, ce que trop de collègues ronronnants oublient !). Par ailleurs, ce sont des événements parisiens, or je suis la troisième génération de « franciliens «  et évolue donc dans un environnement familier, mon terroir : les pavés de Paris – banlieue.

2) Quels sont tes projets de travail, d’étude, de recherche ? Est-il aisé de faire de l’histoire et en même temps de l’enseigner ?

Je me suis lancé dans un gros chantier sur la présence des armes à feu en manifestation après 1871 en France, sur l’imaginaire et les pratiques révolutionnaires des armes à feu : la crosse en l’air, « le camarade Browning », des choses comme ça…

Non ce n’est pas difficile d’enseigner l’histoire dans le secondaire et de faire de la recherche, je l’ai fait pendant 16 ans, et pas dans un lycée de centre-ville. Le problème pour les jeunes chercheurs en poste dans le secondaire réside depuis quelques années dans la multiplication des tâches administratives annexes relevant d’injonctions managériales néo-libérales qui pèsent certes sur tous les collègues mais compliquent le fait de mener de front enseignement secondaire et recherche, car parallèlement du côté de l’université le doctorant est soumis à d’autres injonctions sans légitimités autre que managériales : « l’excellence de la thèse faite en trois ans » et autres fariboles.

3) Dans La cité du sang, tu évoques l’intensité de l’affaire Dreyfus par le prisme du monde des bouchers de La Villette. En quoi ce milieu peut-il paraitre singulier ?

Les abattoirs de la Villette sont un milieu paternaliste, prospère mais se sentant en crise et marginalisé par les autorités républicaines. Ils fascinent les antisémites qui voient en ces robustes bouchers des modèles de virilité et une survivance d’une soi-disante ancienne France. Dès le début des années 1890, sous l’influence du marquis de Morès, un agitateur antisémite,  qui séduit les bouchers par ses poses viriles et son esbroufe, les abattoirs de la Vilette deviennent un bastion antisémite et les « tueurs » des abattoirs, les troupes de choc des antisémites.

4) L’affaire Dreyfus, considérée comme « fièvre hexagonale » pour paraphraser Michel Winock, s’est-elle jouée dans la rue ?

Cette expression de « fièvre hexagonale » est à mon sens contestable car elle postule que de 1877 à 1968 aucune brèche révolutionnaire ne s’est ouverte face à une culture républicaine solidement en place.

L’affaire Dreyfus ne s’est pas vraiment jouée dans la rue et  rétrospectivement  l’essentiel est le débat judiciaire et idéologique. Mais pour les autorités,  la perspective d’un coup d’Etat nationaliste  est une réelle inquiétude. Il y a un décalage entre les craintes des contemporains et le regard plus distancié de l’historien  qui a tendance à délaisser un peu une rue qui a connue de très violentes rixes (mais sans mort d’hommes en métropole), des émeutes, et même une tentative ridicule de coup d’Etat de la part de Déroulède – mais pas d’insurrections par exemple.

5) Quelle a été l’implication des anarchistes ?

Dans la rue, elle est centrale. Les anarchistes  – et les socialistes allemanistes – sont les seuls à pouvoir disputer la rue avec succès aux bandes nationalistes. Péguy, alors jeune normalien socialiste, rend  hommage à ceux qui l’aident à tenir le quartier latin : « les anarchistes seuls firent leur devoir » écrit-il en 1898.

Du point de vue de la lutte idéologique et judiciaire le rôle des anarchistes est faible. Le discours de Sebastien Faure n’est pas si différent de celui d’un Jaurès par exemple, et les organisations libertaires ne se sont pas ralliées plus précocement que le socialistes à la cause du bagnard de l’île du diable. Cela étant, certains des premiers dreyfusistes sont très proches des idées libertaires, comme le jeune Péguy ou Bernard Lazarre.  Il y a des porosités certaines.

6) Cette crise peut-elle se limiter à une simple « fièvre » ou bien a-t-elle bouleversé le paysage et les mentalités politiques françaises ?

L’affaire Dreyfus permet de casser une lisse histoire républicaine postulant que la Troisième République est une république « toujours déjà consensuelle ». Dreyfus a redéfini les horizons républicains. Avant Dreyfus, pour schématiser, c’est une république libérale, opportuniste, finalement assez répressive.  L’affaire Dreyfus la recentre sur les droits fondamentaux, les droits naturels. Elle est tout de même moins conservatrice après 1899.

Les forces nationalistes et antisémites, nées lors du boulangisme 10 ans auparavant et renforcées par la crise dreyfusistes, déclinent fortement après l’affaire, à tel point qu’en 1902 Barrès déplore les « obsèques du nationalisme », même si une nouvelle génération d’extrême-droite se structure autour de l’Action française.

7) Quand éclate l’affaire, les communards sont revenus de Nouvelle Calédonie depuis plus de 15 ans. Beaucoup ont repris une vie militante. Quelle a été leur réaction ? Sont-ils tous devenus antidreyfusards et antisémites à l’image d’un Rochefort par exemple ?  Ont-ils au contraire défendu le capitaine juif alsacien accusé de trahison ? Les comportements furent-ils nettement plus partagés ?

Il y a d’un côté Jean Allemane, socialiste, dreyfusard, de l’autre Rochefort (qui ne fut jamais communard d’ailleurs mais un soutien critique de celle-ci dans son journal) ou Cluseret, ancien général en chef de la Commune devenu député antisémites…leurs positions peuvent être très clivées. Ce qui est certain c’est que les montées au Mur des Fédérés, un moment révolutionnaire dont les nationalistes sont exclus dès les années boulangistes, réunissent un peu plus de monde lors de l’Affaire Dreyfus. Ceux qui font vivre la mémoire de la Commune (et qui ne sont pas tous d’anciens communards) sont donc plutôt dreyfusistes.  Mais il suivent les évolutions de leurs camarades socialistes ou libertaires. De l’autre côté de la Barricade, Cluseret et Rochefort ne passent pas leur vie à rappeler leur lien avec la Commune non plus. Mais il faudrait sans doute creuser ce lien entre les communards et l’affaire Dreyfus. On sait plus de choses sur les revenants de la Commune et le boulangisme par exemple.

8 ) Quel a été l’impact de l’affaire Dreyfus sur les libertaires français ? A-t-elle une influence sur le mouvement individualiste ? Sur les illégalistes ?

En fait les anarchistes suivent leur rythme propre qui est, pour résumer, l’abandon de la propagande par l’attentat, le développement du syndicalisme révolutionnaires, etc…L’impact de l’affaire Dreyfus est, je crois, assez faible. Mais ce serait aussi un beau sujet de recherche.

9) Qu’en est-il aujourd’hui de la vision de la Commune de Paris ? Comment les anarchistes l’appréhendent-ils ? Objet d’histoire, la Commune de Paris est-elle « morte » en tant qu’objet politique ?

La Commune de Paris n’est en aucun cas un objet politique central en France au XXIe siècle, mais elle n’est pas morte pour autant. La Commune, pour reprendre l’heureuse expression de Jacques Rougerie était un « questionnement libertaire de la démocratie », par le mandat impératif par exemple. En ce sens elle reste un objet central pour les libertaires. Mais cette question du représentant et du représenté, de la délégation de souveraineté reste un questionnement régulièrement réactivé au-delà des milieux libertaires.

10) On compare souvent la fiction et la réalité, Alexandre Jacob, anarchiste cambrioleur à, par exemple, Arsène Lupin voleur bourgeois de papier aux relents militaristes et nationalistes. Cet amalgame te parait-il viable ? Y-a-t-il des rapprochements fantaisistes que l’on peut relever dans la foisonnante galerie de portraits qu’offrent la Commune de Paris et l’affaire Dreyfus ?

Je connais peu Alexandre Jacob et Arsène Lupin m’a toujours horripilé par son côté « bourgeois » dandy. L’amalgame me semble donc un peu saugrenu. En matière de rapprochements fantaisistes,  l’ensemble de la propagande versaillaise se construit par ces associations improbables, assimilant les communards à des « Sardanapale en carmagnole », « des flibustiers yankees » entre mille exemples. Le problème c’est que ces rapprochements n’ont rien de fantaisiste mais légitiment au contraire la violence de la répression. Pendant l’affaire Dreyfus, c’est pareil : il y a des amalgames fantaisistes (au sens de sans fondements) mais toujours très violents faits par les antisémites. Il n’y a rien de léger…Mais le rire peut être une arme. Ainsi les libertaires dreyfusistes se moquent ils dans le Journal du peuple de Faure de la bêtise  supposée des gros bras de La Villette, mais sans faire de correspondances hasardeuses, car ces hommes sont dangereux.

Eric Fournier est aussi l’auteur de Paris en ruines. Du Paris haussmannien au Paris communard (Imago, 2007) ; La « Belle Juive » d’Ivanhoé à la Shoah (Champ Vallon 2012)

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