Dix questions à … Fortuné Henry
Fortuné Henry est né à Limeil-Brévannes (Seine et Oise) le 21 août 1869. Fortuné Henry est un pseudonyme. Fortuné Henry est un chercheur, un fouilleur de documents, un de ces passionnés dont l’excellence du travail et la qualité des investigations finissent par éclairer l’histoire du mouvement libertaire français. Nous ne comptons plus au Jacoblog le nombre de fois où ses remarques, ses critiques et les renseignements qu’il a pu nous fournir nous ont apportés une aide des plus précieuses. Fortuné Henry est historien et ne souffre pas de lupinose. Il a bien voulu répondre ici à nos dix questions, porter son regard sur l’illégalisme et la propagande par le fait, et expliquer le travail par lui effectué dans les différents services d’archives de France et de Navarre car sans source point d’histoire.
1) Pourquoi utiliser un pseudonyme ? Pourquoi avoir choisi celui-ci ? La personnalité de Fortuné Henry n’a-t-elle pas été éclipsée par celle de son jeune frère Emile ?
J’utilise des pseudonymes pour des raisons à la fois contemporaines et historiques. En effet le internet est un média pour la diffusion des idées, et à ce titre incontournable mais c’est également un lieu où l’individu doit se protéger pour préserver ses données personnelles. L’anonymat peut donc être un moyen de lutter contre « big brother », moyen bien sur insuffisant. Historiquement il existait aussi une tradition de l’anonymat dans la presse anarchiste, pour se prémunir contre la répression policière mais également par refus de toute hiérarchie à l’intérieur du mouvement, entre les animateurs connus et les militants anonymes. Il existe donc de bonnes raisons de continuer cette tradition.
« Fortuné Henry » est un pseudonyme que j’utilise peu, j’en utilise un autre pour un blog que j’anime. Disons que « Fortuné Henry » serait mon pseudo « historique ».
C’est en effectuant des recherches sur la colonie anarchiste d’Aiglemont dans les Ardennes qui exista de 1903 à 1909 que j’ai découvert Fortuné Henry, effectivement beaucoup moins connu que son frère Emile, rendu célèbre par les deux attentats du commissariat de la rue des Bons-Enfants (dont il n’est pas certain qu’il en soit le seul auteur) et du café Terminus. Mais le parcours de Fortuné est beaucoup plus intéressant que celui de son frère : il fut d’ailleurs son inspirateur en politique, c’est en suivant Fortuné dans ses conférences, pour soutenir Ravachol, qu’Emile se politisa et par la force des choses il eut une existence courte. Tandis que Fortuné poursuivit son militantisme anarchiste jusque 1910. Ce qui est intéressant aussi dans le parcours de Fortuné, c’est qu’il est relativement inclassable : il commença son action comme orateur faisant l’apologie de la propagande par le fait mais il ne passa pas à la pratique comme son frère. Se sentant probablement une responsabilité dans l’évolution d’Emile et sa fin tragique, il essaya de trouver des perspectives moins dramatiques pour l’action politique et s’engagea dans la création d’une colonie anarchiste, un milieu libre, mais qui n’était pour lui qu’un Essai, c’est d’ailleurs le nom qu’il lui donna. Un essai qui devait démontrer qu’une société anarchiste était possible.
Mais l’Essai d’Aiglemont, eut la particularité de ne pas être une expérience en vase clos, la colonie devint le lieu qui permit la création de la CGT dans le département, le foyer du syndicalisme révolutionnaire, bien que ce terme ne soit pas approprié, on pourrait plutôt parler de « syndicalisme libertaire » ou d’ultras selon l’expression de Guillaume Davranche dans son livre « Trop jeune pour mourir ». Le journal de la colonie, « le Cubilot » était l’organe quasi officiel des syndicats ardennais de la CGT.
Fortuné Henry, comme d’autres, Benoit Broutchoux, par exemple n’entre donc pas dans les cases que nombre d’historiens de l’anarchisme ont cru pouvoir élaborer : anarchistes-communistes, anarcho-syndicalistes, individualistes, éducationnistes, etc.. A ce titre il est particulièrement intéressant.
2) Peut-on comparer ton travail à celui d’un archéologue ? N’y-a-t-il pas un danger à se centrer sur les seules sources judiciaires et policières ? Travailles-tu sur d’autres types de sources ?
Oui, effectivement, le travail dans les archives, la numérisation des documents ressemble à celui de l’archéologue : la poussière dont est recouverte certains dossiers peut aussi faire penser à la terre des fouilles. Comme l’archéologue, le chercheur en histoire doit étudier les strates mises à mal par l’histoire et le temps. J’ai pu très régulièrement constater la pagaille dans les dossiers, résultant soit du peu d’intérêt dans le classement des policiers, soit du peu de soucis des historiens précédents à conserver la chronologie ou le classement originel. En général il faut plusieurs heures de travail pour rétablir la chronologie ou le classement adopté. Il s’agit là d’un manque dans les investigations antérieures qui peut rendre incompréhensible un parcours ou entraîner des erreurs d’interprétation d’un document, s’il est sorti de son contexte. Avant de numériser un dossier, il est donc indispensable de le restituer dans sa forme d’origine.
Ce qui est inquiétant aussi, c’est la mauvaise qualité de la conservation des documents, même dans les centres les plus réputés : documents stockés debout sur la tranche, souvent très abîmée, alors qu’ils devraient être conservés à plat, cartons trop petits où les dossiers sont « bourrés » pour pouvoir entrer.
Il y aurait bien sur un danger à centrer les recherches uniquement sur les sources policières ou judiciaires, c’est pourquoi je travaille aussi à la numérisation de la presse anarchiste qui est une source incontournable, Gallica a heureusement mis à la disposition des chercheurs de nombreux périodiques anarchistes mais sa politique de mise à dispositions de la presse anarchiste est plutôt erratique. Je numérise en ce moment la collection du Père Peinard, ensuite je poursuivrai avec le Libertaire.
Par contre, si les archives policières ont été largement utilisées dans les recherches sur l’anarchisme, les archives judiciaires le sont très peu. Or l’avantage des archives judiciaires, c’est qu’elles sont contradictoires, ce que les archives de police ne sont pas. Un dossier d’assises, lorsqu’il est complet est une véritable coupe, en profondeur dans le mouvement anarchiste, en un temps T et à un point X, il permet une radiographie d’un milieu qu’aucun rapport de police ne pourra jamais faire. Le problème d’un dossier de justice, c’est plutôt le trop d’information que le pas assez. Dans le rapport de police, l’indicateur dit « untel à fait ou dit ça », dans le dossier de justice, le juge demande le point de vue de l’intéressé et de ceux qui l’entourent, au chercheur ensuite de se faire une opinion.
Je suis assez surpris du peu d’utilisation des dossiers judiciaires : par exemple le dossier de cours d’assises de Pini, n’avait jamais été consulté, c’est pourtant un dossier énorme qui déborde du carton.
3) Parmi tes nombreuses recherches, celles portant sur Ravachol permettent-elles d’éclairer l’histoire du dynamiteur sous un nouveau jour ?
J’avoue que j’avais peu de sympathie pour Ravachol avant de commencer mes recherches, après avoir étudié ses dossiers, j’ai découvert un autre personnage que celui que l’historiographie nous a présenté. Le problème du cas Ravachol c’est que l’on répète toujours la même chose, en se basant quasi exclusivement sur la presse de l’époque qui ne lui était bien sur pas favorable, hormis la presse anarchiste et concernant la presse anarchiste en se basant essentiellement sur le point de vue de Jean Grave qui n’était pas non plus très favorable au dynamiteur.
Ce qu’il faut comprendre dans l’affaire Ravachol c’est qu’il fallait justifier la mise à mort alors que les attentats commis n’avaient tué personne. La justice scinda donc l’affaire en deux dossiers : celui des attentats où un jugement plus clément put être apporté : circonstances atténuantes aboutissant à la perpétuité (Ravachol échappant à la guillotine dans ce procès politique) et un deuxième procès de droit commun à Saint-Etienne pour les crimes. Or Ravachol ne reconnaissait qu’un seul crime, celui de l’ermite de Chambles, cela parut sans doute insuffisant à la police, il fallait charger la barque pour arriver à la peine de mort. On oublie trop que Ravachol fut acquitté pour ces deux autres crimes.
Les historiens n’ont pratiquement pas utilisé le dossier d’assises de la Loire quant à celui de la cours d’assises de Paris il a disparu corps et bien.
Chaumentin raconta à la police que Ravachol lui avait avoué deux autres crimes mais le problème c’est que ce témoin n’était pas très fiable et que mouillé jusqu’au coup dans l’affaire des attentats de Paris, il avait tout intérêt à « vendre » Ravachol.
J’ai pu découvrir dans les dossiers de police des archives départementales de la Loire que Chaumentin lorsqu’il vivait dans la Loire était un militant assez surveillé car il avait été compromis dans une affaire de propagande par le fait. Chaumentin n’est donc pas le « benêt » que l’histoire nous a dépeint. En fouillant dans le dossier Ravachol de la préfecture de police, j’ai découvert un rapport d’un indicateur (qui n’était pas une femme contrairement à ce qu’a dit Maitron) expliquant que c’était Chaumentin et sa femme qui avaient porté la bombe de la rue et non pas Mariette Soubère et Béala comme le raconta Chaumentin.
D’ailleurs on continue à raconter beaucoup de bêtises sur cette affaire, par exemple la fiche Wikipédia de de Ravachol indique : « Mariette Soubère dissimule la marmite sous ses jupes. Le groupe passé, elle quitte ses trois compagnons et retourne chez elle. Au niveau des Bouffes du Nord, Ravachol congédie Charles Simon et Joseph Beala qui retournent à Saint-Denis ». Le problème c’est que Béala et Mariette Soubère ont été acquittés pour ces faits par la cours d’assises mais rien n’y fait, l’histoire « officielle » issue de la fable concoctée par la préfecture de police continue de prévaloir. Cela démontre l’importance qu’ont les dossiers de justice, sous-exploités en faveur des versions policières. La justice a pu se tromper, les erreurs judiciaires existent aussi.
Un détail mentionné dans le dossier de la préfecture de police peut également expliquer l’attitude de Ravachol à l’égard de Chaumentin qui jamais ne dénonça fermement les mensonges du renégat : Ravachol aurait été l’amant de la femme de Chaumentin. Or s’il est une constante dans la personnalité de Ravachol, c’est de protéger ses complices et ses maîtresses, la femme Rullière, sa complice dans l’affaire de Chambles bénéficia de cette position.
D’autres aspect de l’affaire Ravachol ont aussi été sous-estimés : son appartenance au syndicat des hommes de peine de Saint-Etienne, dont il fut un animateur à une époque mais également le rôle joué par une mouvance dans ce syndicat qui permit l’exfiltration de Ravachol de Saint-Etienne. Ce réseau informel, bien organisé n’hésitait pas par exemple a utiliser des lettres chiffrées, c’est ce réseau qui le mit en contact avec le groupe de Saint-Denis, groupe dont l’histoire n’a pas été faite mais où Ravachol n’arrivait pas par hasard. En consultant la collection du journal de Saint-Denis, il est possible de retrouver le contexte de l’affaire et l’histoire du groupe dont Gustave Mathieu fut un animateur. Sans comprendre comment fonctionnait ce groupe, sa relation avec la propagande par le fait, ses relations avec le syndicat des hommes de peine de la Bourse de travail de Paris, on ne peut comprendre l’affaire Ravachol.
Mes recherches m’amenèrent également à douter que Ravachol se fut réfugié en permanence à Saint-Denis, après sa fuite de Saint-Etienne, des documents semble prouver qu’il se réfugia à Barcelone (article de presse français, presse espagnole et rapports de police). Cet événement serait d’une grande importance car on a fait de la vague des attentats à Paris une affaire purement française or Barcelone était une ville où les attentats étaient une sorte de tradition. Il y avait eu dans la fin des années 1880 une vague d’attentats à Paris contre les commissariats et les bureaux de placements mais ces attentats ne firent que des dégâts matériels de peu d’ampleur. Il faut se rappeler également que Ravachol n’était qu’un petit faux-monnayeur et un criminel d’opportunité mais qu’il n’avait aucune formation dans la fabrication des explosifs. Un séjour à Barcelone donnerait donc une autre coloration politique aux attentats de Paris.
L’histoire de Ravachol a été maltraitée, Maitron dans son histoire du mouvement anarchiste se contente de reprendre l’acte d’accusation des différents crimes et conclut qu’il fut condamné à mort, sans dire que ce fut pour le seul crime de Chambles.
Mais d’autres aspects du dossier Ravachol n’ont pas été traités comme son rapport à ce que l’on nomma l’amour libre mais qui dans le milieu ouvrier de l’époque confinait à la prostitution. En effet la maîtresse de Ravachol, Madeleine Rullière, était mariée à un homme plus âgé qu’elle et qui buvait. Le mari pouvait être « complaisant » et laissait sa jeune femme avoir d’autres relations mais à la condition que les amants aident financièrement leur maîtresse. Ravachol fut donc contraint de trouver de plus en plus d’argent pour entretenir sa maîtresse, celle-ci glissant opportunément de l’argent dans la poche de son mari. Bientôt la contrebande et la fausse-monnaie ne suffirent plus, il lui fallut plus d’argent. L’ermite de Chambles en avait…
Il est probable que Ravachol renouvela ce rapport particulier avec le couple Chaumentin.
4) D’une manière globale peut-on affirmer que les propagandistes par le fait ont agi seuls ? Ou bien doit-on se ranger derrière l’idée d’un Vivien Bouhey, par exemple selon laquelle, il y aurait eu un vaste complot agissant contre la République ?
Non je ne pense pas que les propagandistes par le fait ont agi seuls mais je ne pense pas non plus qu’il y ait eu un vaste complot contre la République car le mouvement anarchiste n’a jamais eu de tête, ni de direction mais je pense qu’il y a eu des réseaux de partisans de la propagande par le fait de compagnons qui s’entraidaient pour arriver à leur fin.
Il y eut aussi plusieurs périodes dans la propagande par le fait : la première que l’on peut faire débuter à la suite du congrès de Londres en 1881 et qui fut une propagande par le fait mise en oeuvre par la classe ouvrière, comme un moyen de lutte parmi d’autres. Cette forme de propagande était liée à un fort mouvement social, l’attentat était un moyen de terroriser les bourgeois, dans un rapport de force pour les faire céder mais sans faire de victime, uniquement des dégâts matériels : la bande noire de Montceau-les-Mines en fut le meilleur exemple. (que Maitron classa dans les mouvements populaires car cet épisode ne cadrait pas avec son analyse d’une propagande par le fait limitée aux années 1892-1894).
La vague d’attentats à Paris contre les bureaux de placements et les commissariats de police en 1888 ou les attentats dans les Ardennes en 1891, en sont d’autres exemples.
La deuxième période de la propagande par le fait (1892-1894) est la plus connue avec ses divers attentats parisiens qui défrayèrent la chronique. Elle eut pour ressort la vengeance.
Je pense qu’elle eut pour base arrière Barcelone où Ravachol mais aussi Pauwels qui furent signalés dans cette ville (on retrouva tous deux à Saint-Denis). Le problème pour les historiens, c’est que les sources sont peu nombreuses sur cette base arrière, la police l’ayant négligée (ce qui ne fut pas le cas de la Suisse ou de l’Angleterre, autres bases de repli des anarchistes). Pourquoi y eut-il aussi peu de rapports de police sur les anarchistes réfugiés à Barcelone ? Peut-être parce qu’elle était trop bien renseignée.
5) Dans le même ordre d’esprit, y-a-t-il eu une « anarchie policière », une vaste manipulation qui aurait dégénéré, comme a pu le suggérer Charles Jacot en 1901 à propos de l’attentat de Vaillant du 9 décembre 1893 ?
L’hypothèse d’une manipulation policière me paraît plausible car les attentats de la période 1892-1894 furent une aubaine pour le pouvoir afin de réprimer les anarchistes en justifiant la promulgation d’une répression spécifique des anarchistes avec les lois scélérates.
Le problème pour un historien c’est que ce genre de manipulation laisse peu de traces, si les protagonistes n’en parlent pas dans leurs mémoires comme le fit le préfet de police Andrieux. Il n’existe pas de dossiers « coups montés » dans les archives de police, pas plus d’ailleurs que de dossiers « indicateurs de police » dont l’anonymat était jalousement préservé. Dans cette affaire, il existe donc les accusations d’un indicateur de police repenti (Jacot) que la préfecture de police tenta de faire passer pour fou. Il accusait, non sans raison, deux personnages officiels Puibaraud, directeur général du service des recherches à la Préfecture de police et Dupuy, tantôt ministre de l’intérieur, tantôt président de l’assemblée nationale et qui fit voter une partie des lois scélérates juste après l’attentat de Vaillant à la chambre.
Les arguments avancés par Jacot sont plausibles : le dépôt de dynamite de Soissy aurait été signalé à Faugoux par un indicateur de la préfecture de police ( sans que la sincérité de Faugoux puisse être soupçonnée) : sans cette dynamite les anarchistes n’auraient pu commettre les attentats suivants. Quand à Vaillant, la dynamite lui aurait été remise par un autre indicateur, préparée efficacement pour ne pas causer de morts.
Toutefois je ne suis pas encore totalement convaincu car il semble bien que Vaillant ait acheté lui-même les produits nécessaires à fabriquer sa bombe. Etait-il capable de la fabriquer ? J’en suis moins convaincu, peut-être Emile Henry fut-il le seul à avoir la capacité de fabriquer ce genre d’engin, pour son attentat du café Terminus car les différents Indicateurs anarchistes avec leurs recettes, permirent surtout aux anarchistes de se faire exploser les bombes entre leurs mains. Un autre doute surgit à propos des accusations de Jacot, le rôle qu’il fait jouer à Eugène Renard dit Georges, présenté comme indicateur de police ayant signalé la présence de Vaillant. Mais d’après G. Manfrédonia Renard ne commença son activité d’indicateur sous le pseudo de Finot qu’en mars 1895.
Je suis en train de numériser la totalité du dossier Renard des archives de la préfecture de police, ce n’est qu’après l’avoir dépouillé que je pourrai me faire une opinion sur le fait qu’il ait été indicateur ou non, en tout cas, il ne semble pas qu’il ait pu jouer le rôle que Jacot lui fait endosser mais cela n’invalide pas la totalité de ce que raconta Jacot.
6) A ce titre, la propagande par le fait est-elle seulement initiée par le Congrès de Londres de 1881 ? Prend-elle fin en France avec les lois scélérates de 1893-1894 ?
Il est difficile de dire quand commença exactement la propagande par le fait, le concept fut déjà évoqué sinon inventé par Paul Brousse, alors anarchiste puis popularisé par le congrès de Londres de juillet 1881. Ce congrès fut l’objet d’une grande méfiance dans le mouvement anarchiste, un délégué Nathan-Ganz qui y joua un rôle non négligeable pour faire dévier le concept lié au départ à un moyen d’action lié à un mouvement populaire ( dont la main noire d’Espagne et la bande noire de Montceau seraient l’archétype) vers l’action individuelle nihiliste. Nathan-Ganz se révélera ensuite être un escroc international et un personnage trouble.
Serreaux, l’homme de paille du préfet de police de Paris y était également.
La propagande par le fait malgré les circonstances peu claires qui marquèrent sa naissance fut aussitôt reprise à son compte par le mouvement anarchiste, les attentats individuels ou collectifs se multiplièrent, soutenus et prônés par la presse. Dire qu’elle ne commença qu’en 1892 avec Ravachol est donc faux, pas plus qu’elle ne s’arrêta en 1894 avec l’assassinat de Carnot. Les attentats continuèrent, non plus sous les auspices de la vengeance mais en retrouvant leur caractère d’un moyen d’action parmi d’autres pour des mouvements populaires, avec de notables exceptions comme les attentats de Cottin et de Germaine Berton. Cette histoire de période des attentats en 1892-1894, est une pure invention qui ne repose sur aucune réalité historique.
7) Quel regard portes-tu sur l’illégalisme ? Reprenons le titre de la brochure qu’écrit Ernest Armand en 1923 ou 1927 : « L’illégaliste anarchiste est-il notre camarade ? »
Je considère l’illégalisme, non pas comme une théorie, ni comme un courant de l’anarchisme mais comme une pratique ouvrière préexistante au concept.
En ce sens l’illégaliste était notre camarade puisque l’anarchiste était très souvent illégaliste. En rédigeant des biographies pour le dictionnaire des militants anarchiste, je ne compte plus le nombre de bios commençant par « condamné pour vol, fausse monnaie, voies de fait, violence, etc… ». Parfois face à des attaques de socialistes qualifiant les anarchistes de « repris de justice », certains reprirent le stigmate comme un drapeau, en le revendiquant. Ce fut le cas, par exemple du groupe des Sans Patrie de Charleville.
Il faut comprendre que ces illégalisme n’aient que des moyens pour certaines franges de la classe ouvrière d’arrondir les fins de mois difficiles. Voler le bourgeois, fabriquer de la fausse monnaie, faire de la contrebande n’étaient que des méthodes de survie pour l’élément masculin. La prostitution étant la forme la plus répandue de l’illégalisme chez les femmes.
On pouvait donc se retrouver dans des maisons closes après des conférences anarchistes. Un compagnon pouvait vivre avec une femme se livrant à la prostitution mais un anarchiste refusait d’être un souteneur (il existait aussi des exceptions comme Hédin dit Rousseau à Londres). L’anarchiste devait avoir son propre travail et ne pas vivre des seuls revenus de sa compagne prostituée. Ce point capital engendra l’affaire Liabeuf qui se défendit d’être un souteneur ce qui ne signifiait pas que ses compagnes n’étaient pas des prostituées, ce qu’elles étaient d’ailleurs, le cas de la Grande Marcelle est symptomatique.
Pour donner une anecdote montrant la proximité entre le milieu des « apaches » et le mouvement anarchiste : visitant un jour la colonie d’Aiglemont, l’écrivain Maurice Descave eut la surprise d’y trouver le frère du souteneur de la célèbre Casque d’or.
Il n’y avait donc pas de coupure nette entre les anarchistes et les illégalistes, le courant individualiste ne fit que théoriser une pratique répandue dans le milieu, pratique qui ne faisait pas l’unanimité ( Jean Grave fut certainement leur plus farouche opposant). La discussion sur la question de distinguer les vrais des faux anarchistes parmi les illégalistes est donc un peu vaine : la théorie illégaliste fut le moyen d’intégrer à l’anarchie des couches populaires déjà gagnées à l’illégalisme.
8 ) En quoi Alexandre Jacob, plus qu’un Duval, qu’un Pini, ou encore qu’un Bonnot, peut-il être considéré comme « un cas témoin », pour paraphraser Maitron, de ce mouvement ?
Je ne pense pas qu’il faille personnaliser un courant, le mouvement anarchiste refusait la personnalisation, je m’attache dans mes recherches à mettre en valeur le rôle des inconnus, des sans grades. Mais j’observe aussi que certains personnages ont été maltraités, ce fut le cas de Pini, alors que les sources sont pourtant là, sans que je puisse expliquer la raison de cet ostracisme. Pourtant l’étude de Pini amène à celle de Schouppe, plus méconnu que Pini mais qui eut un parcours illégaliste encore plus long mais passé sous silence. Quant à Bonnot, je le considère comme un mythe, construit par la presse à sensation du 19ème siècle. Il ne fut jamais que le chauffeur des voitures, rien de plus. Il n’y avait pas de chef dans la bande. Les bandits tragiques marquèrent toutefois une rupture dans l’illégalisme car il n’accordaient pas d’importance à la vie humaine, pas plus à la leur qu’à celle des autres. Comme les propagandistes par le fait des années 1892-1894, ils se distinguèrent en ce sens de leurs prédécesseurs.
9) Peut-on affirmer la pertinence d’une théorie du vol ? Un cambrioleur qui affirmerait son anarchisme devant des policiers et des juges ne cherche-t-il pas plutôt une excuse dialectique ?
En fait je m’intéresse peu aux théories, à celle du vol comme à d’autres, je préfère l’étude des pratiques, les discours étant souvent bien différents, même chez les militants.
Il est vrai que se revendiquer anarchiste a parfois pu servir d’alibi face à la police, j’ai rencontré le cas par exemple avec Voillard, un illégaliste de Haute-Marne qui invoqua son anarchisme, à la surprise d’un de ses complices, pour tenter de compliquer son extradition alors qu’il s’était réfugié à Londres pour écouler des titres volés. Mais je n’ai pas souvent rencontré cette excuse, d’autant que je considère l’illégalisme comme une pratique sociale, avant d’être une théorie.
10) Nous nous plaisons dans les colonnes du Jacoblog à démonter le mécanisme de recomposition de l’image de l’honnête cambrioleur. Es-tu atteint de lupinose ? L’amalgame entre le voleur anarchiste et le héros de Maurice Leblanc te parait-il viable ?
Bien que mon adolescence ai été marquée par la série télévisée Arsène Lupin interprétée par Georges Décrières, je ne suis pas atteint de lupinose. Je ne pense pas que Jacob servit de modèle à Maurice Leblanc pour Lupin, d’autres voleurs, moins marqués politiquement ont pu l’inspirer comme Jeannolle dit le Comte de Valneuse.
Quant à Jacob, lui-même, s’il ne fut pas atteint de lupinose, faute de Lupin, je me demande s’il ne fut pas influencé dans son premier coup au Mont de Piété de Marseille par Renard qui pilla le marquis de Panisse-Passis en janvier 1893,en se faisant passer pour un commissaire de police venu perquisitionner la maison pour trouver des preuves que le marquis aurait touché un chèque dans l’affaire du Panama. Il emporta, avec ses complices, le butin « perquisitionné », non sans avoir attachés les domestiques après les avoir « interrogés » sur l’affaire et en leur disant qu’on allait venir les chercher pour les emmener au dépôt. Renard dont il est très difficile de connaître le véritable état civil entre le sien et celui de ses frères qu’il usurpa, fut probablement anarchiste, c’est du moins ce que laisse entendre une lettre saisie dans ses papiers et signée « Octavie ». Ce Renard ne fut-il pas, d’ailleurs, le R. dit Georges que Jacot dénonça dans l’affaire Vaillant, l’ayant confondu avec Eugène Renard dit Georges ? En tout cas il était bien « cambrioleur dans la haute classe » comme l’indiqua Jacot.
Quant à Leblanc, il eut forcément connaissance de cette affaire puisqu’il faisait paraître son roman Une femme dans le Gil Blas, alors même que ce quotidien faisait le récit des aventures du « policier-cambrioleur ».
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