Le bagne de Jacques Dhur
Avant Albert Londres, il y eut Jacques Dhur, né Félix le Héno à Vannes le 25 février 1865. Ses articles sur Biribi ou sur le bagne de Nouvelle Calédonie firent sensation au début du XXe siècle. Tout en reconnaissant, la force des campagnes du journaliste pour ramener notamment du Caillou le pharmacien innocent Danval et d’autres encore, l’hebdomadaire Les Hommes du Jour révèle, dans son numéro 132 en date du 30 juillet 1910, un homme à la recherche du scoop et de la notoriété, variant au gré de ses ambitions en fonction d’une opinion publique savamment manipulée par les médias. L’époque, il convient de le souligner, est particulièrement névrosée par un présumé sentiment d’insécurité. Dhur n’hésite alors pas à renier les horreurs qu’il a pourtant et au préalable décrite avec brio :
Jacques Dhur, rappelant son enquête sur les pénitenciers de la Nouvelle-Calédonie, a contredit ses premiers témoignages pour présenter au grand public le bagne comme un lieu où les assassins jouissent d’une douce existence, et où l’expiation est loin d’être sévère. Ces affirmations discutables venaient à un moment où la grande presse menait une misérable campagne d’affolement pour réclamer l’application de la peine de mort. Jacques Dhur avait cédé à cet entraînement malsain, et c’est tant pis pour lui dont on pouvait attendre autre chose.
En 1907, l’affaire Soleilland soulève d’autant plus une vague d’effroi dans tout le pays que le président Fallières multiplie les grâces et envoie les condamnés en Guyane. La guillotine sèche plutôt que la Veuve. Cela fait scandale. L’abolition de la peine de mort échoue même devant la multiplication des protestations ; on en appelle à une politique de plus en plus répressive et, dans ce contexte, l’Assiette au Beurre, une feuille pourtant progressiste, consacre le 5 octobre de cette année son numéro 340 au bagne. Le dessinateur Jean Plumes se charge des édifiantes illustrations tandis que Jacques Dhur fournit une courte préface révélant une institution pénitentiaire coloniale à la dérive. Les bagnes de Guyane seraient ainsi devenus des lieux de dépravation où le fagot, comme un coq en pâte, vivrait une vie paradisiaque au frais du moutonnier contribuable.
Le crayon de Jean Plumes raconte alors l’histoire d’un criminel envoyé en Guyane, y vivant sous l’œil complaisant d’une Administration Pénitentiaire complice ; le dessinateur compare en conclusion le paradis offert aux criminels que l’on imagine incurables, puisque certains d’entre eux finiraient même députés, au triste sort de l’ouvrier honnête qui, après avoir sué sang et eau devant les machines, termine sa vie … sous les ponts de Paris. L’image 7, en faisant allusion à l’action nataliste du sénateur de la Côte d’Or Edme Piot, insiste finalement sur toutes les facilités faites au condamné pouvant à force d’aide et de bienveillantes subventions, peut mener grand train de vie et fonder une « honnête famille ». On apercevra alors la prégnance des thèses lombrosiennes puisque, parmi les enfants de « l’honnête » couple, un des rejetons présente un crane anormalement difforme tandis qu’un autre tient un poignard dans sa main ! Il va de soi qu’une telle conception politique et sociale se heurte à une réalité où l’espérance de vie du fagot ne dépasse guère les cinq années à son arrivée en terre de punition outre-Atlantique, et non en Nouvelle Calédonie puisque l’envoi des fagots ne s’y fait plus depuis 1897.
N°340
05 octobre 1907
50cts
Au bagne
Le bagne
Le bagne ? …
On l’a vu par lettres de Solleilland, – et je l’ai d’ailleurs établi dans les articles publiés dans le Journal, – le bagne apparait aux malfaiteurs comme une sorte de Terre Promise, un Chanaan où, après une longue marche dans le désert du crime, ils entreront un jour pour se refaire une existence nouvelle, exempte de soucis et de misère.
Le bagne ? …
Jadis, c’était un enfer. Aujourd’hui, et grâce à l’humanitairerie absurde d’une Administration candide et naïve, – avec les deniers des contribuables, – c’est devenu, pour le criminel qui a l’échine souple, un paradis, et même un paradis de Mahomet.
Non seulement les malfaiteurs condamnés y coulent des jours tranquilles, y vivent d’une vie aisée, large et facile ; non seulement d’aucuns y prospèrent, y deviennent propriétaires – et millionnaire – ; mais encore, sous l’œil attendri d’une chiourme invraisemblablement bienveillante, qui leur fournit, avec trousseau et dot, des houris de maisons centrales, les bagnards y chantent en chœur le Gai, gai, marions-nous ! de la vieille ronde populaire.
Faux-monnayeurs, voleurs, escrocs, assassins, s’en vont à la Nouvelle – ou même à la Guyane – d’un cœur léger. La pénitence que leur impose la société est si douce que, le plus souvent, ils recommencent.
Certes, je n’eusse jamais songé à étaler au grand jour cette monstruosité si je n’avais vu, de mes yeux vu, et constaté par moi-même, l’inefficacité absolue d’un système de répression qui, par répercussion, a causé la ruine d’une de nos plus belles colonies.
Mais, ayant vu, ayant touché du doigt la plaie sociale que porte au flanc le domaine coloniale de la France, j’ai considéré comme un devoir de tout dire …
Aussi ne puis-je qu’applaudir à l’initiative de Jean Plumet, qui de la verve et le talent se sont exercés à illustrer d’une façon magistrale – et si personnelle – la série d’articles que j’ai écrits sur le bagne, Eldorado des Apaches.
Jean Plumet n’a rien exagéré. Et son ironie est d’autant plus cinglante qu’elle n’a rien de factice. Il n’a eu qu’à retracer les tableaux réels de la vie du bagnard. C’est du vaudeville soit, mais du vaudeville vrai.
Il nous montre là-bas, aux antipodes, le forçat béatement heureux sous un ciel merveilleux – et l’honnête homme, de ce côté-ci de la terre, crevant de faim et de misère, sous une arche de pont, dans le froid noir de la Seine.
… Qui donc écrivit naguère le Paradis des Assassins ? …
L’Administration Pénitentiaire nous a donné, de cette spirituelle fantaisie, une réédition revue, corrigée – et considérablement augmentée. Voilà ce qu’après mon étude sur le bagne viennent prouver les très beaux dessins de Jean Plumet.
Jacques Dhur.
Légende des illustrations
Image 1 : Après avoir eu une jeunesse laborieuse …
Image 2 : s’il vous arrive de faire une bêtise, la justice de votre pays, qui ne veut que votre bonheur, vous expédie à la Nouvelle.
Image 3 : Là, pendant quels temps, on vous emploie à des corvées qui vous rappellent le régiment.
Image 4 : Mais, si vous êtes bien sage …
Image 5 : l’Administration vous donne une concession … Vous devenez propriétaire.
Image 6 : L’Administration vous donne même une compagne !
Image 7 : Grâce à l’administration du bagne, vous pouvez satisfaire M. Piot, vous n’avez que la peine de faire des enfants, le gouvernement se charge de les élever.
Image 8 : Quand les filles du condamné sont en âge, il en tire un légitime profit.
Image 9 : Pour s’occuper, il fait du commerce ou de la culture et peut donner libre cours à ses instincts.
Image 10 : Mais si le bagnard n’a aucune disposition pour ces branches de l’activité humaine, l’Administration trouvera à le caser.
Image 11 : Son temps fini, le bagnard est bientôt réhabilité et il peut briguer les suffrages de ses concitoyens.
Image 12 : Et il termine doucement, protégé par le Gouvernement et honoré de tous, une existence d’honnête homme qu’il aurait toujours menée, sans doute, si la fortune l’avait favorisé dans sa jeunesse.
Image 13 : Enfin, si la fortune ne l’a pas favorisé, une maison de retraite abrite ses vieux jours, ce qui prouve que le Bagne a du bon, puisque d’une fripouille, il a fait un honnête homme.
Image 14 : Mais l’ouvrier, après toute une existence d’honnêteté et de labeur, lorsqu’il ne peut plus travailler, et s’il n’a pas eu la chance d’aller au bagne, crève dans un coin comme un chien.
Tags: Administration Pénitentiaire, Albert Londres, bagne, criminel, Edme Piot, Félix Le Héno, Guyane, honnêteté, Jacques Dhur, Jean Plumes, L'Assiette au beurre, Les Hommes du Jour, Nouvelle Calédonie, Soleilland
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19 avril 2015 à 11:43
Salut,
C’est toujours la même rengaine ,pour les « braves » gens que se soit le bagne hier ou la taule aujourd’hui le traitement est trop cool . Ces mange-merde feraient bien de venir y faire un petit séjour histoire de gouter à la prison 3 étoiles , bande de suce-bites patronnal !
19 avril 2015 à 18:38
Ce qui est surprenant, c’est la position de l’Assiette au Beurre qui en d’autres temps a dénoncé l’armée, les curé, les prisons d’enfants, etc… Mais tu as raison ; nous trouvons ici une vision classique de la question carcérale, appelant forcément à un durcissement des peines prononcées et du régime carcéral.