SherlockHolmesite


Et si, avec le mensuel Historia, on traversait la Manche ? Et si, comme Maurice Leblanc, Sir Arthur Conan Doyle n’avait pas été aussi imaginatif qu’il y parait ? Et si le fameux détective cocaïnomane avait incontestablement existé ? On pourrait bien évidemment mettre Londres dans une bouteille et se plonger au cœur de White Chapel où le vraiment vrai Sherlock Holmes, chirurgien écossais de son état, aurait aider à l’arrestation d’un suspect dans l’affaire Jack l’Eventreur ! Si, si, si … Pour amusant qu’il soit, l’amalgame entre Joseph Bell et sa transfiguration littéraire  procède du même mécanisme qui fait d’un honnête cambrioleur anarchiste un aventurier de papier, dandy, voleur et bourgeois. On savait lourdingue la lupinose, il n’y avait pas de raison pour que la SherlockHolmesite soit plus légère qu’un méchant ragoût de mouton à la confiture de menthe ou qu’un pavé de pudding arrosé de crème anglaise.

Historia

N°819, mars 2015

Joseph Bell

Le vrai Sherlock Holmes

OBSERVATEUR HORS PAIR, CE CHIRURGIEN ÉCOSSAIS FONDE SA PRATIQUE SUR LE RAISONNEMENT. ET S’IL AIDE PARFOIS LA POLICE, C’EST SURTOUT SON HUMANISME QUI IMPOSE LE RESPECT. UN MODÈLE PASSÉ À LA LOUPE.

PAR Martine Devillers-Argouarc’h

« C’est à vous, assuré­ment, que je dois Sherlock Holmes ! » Cet aveu retentis­sant aurait pu res­ter longtemps niché au creux de la longue lettre qu’Arthur Conan Doyle adresse à son «cher mon­sieur Bell» un jour de mai 1892. Mais, peu après, l’auteur d’Une étude en rouge se confie à Harry How, journaliste du Strand Maga­zine venu l’interviewer chez lui.

Il évoque son expérience sur un baleinier dans l’Arctique, son retour à la faculté de médecine en octobre 1878 et sa rencontre avec le professeur qui lui a servi de modèle. Il lui montre le por­trait de cet homme qui répétait : «Les yeux et les oreilles sont faits pour voir et entendre, la mémoire pour enregistrer les impressions reçues par les sens, et l’imagina­tion pour forger une théorie. » Un visage anguleux, le nez busqué et le regard perçant. Doyle explique : « J’étais son assistant, j’interro­geais les patients de la consulta­tion externe, mais le Dr Bell en apprenait plus en quelques coups d’œil que moi-même avec toutes mes questions ! » Une confidence anodine s’il n’était question de celui dont tout le monde parle : Sherlock Holmes, le détective qui révolutionne le genre. Pour Harry How, l’affaire ne peut en rester là. Il doit rencontrer ce Joseph Bell.

Dès le lendemain, Doyle mesure les conséquences possibles de cette indiscrétion. Il s’en excuse aussi­tôt dans une lettre à son profes­seur: « Je serais vraiment navré de vous voir importuné parce que je me suis servi de vos enseigne­ments ! » Trop tard. Le mal est fait. Pour la presse, un binôme existe que rien ne séparera plus jamais: Dr Bell et Mr Holmes… La vie de cet homme bien plus modeste et bienveillant que son double litté­raire prend une autre tournure.

Le personnage qui désormais lui colle à la peau lui arrache un cri du cœur: « J’espère que ceux qui me connaissent me voient sous un meilleur jour que Conan Doyle! »

« Joe » Bell ne prend pas de cocaïne, ne range pas ses cigares dans un seau à charbon ni son tabac dans une pantoufle per­sane. Et si, avec son macfarlane et sa casquette de tweed à rabats, il ressemble à s’y méprendre à l’image du célèbre détective, ses yeux expriment une affectueuse bienveillance qui n’a rien d’holmésien. Comme son humour, che­villé au corps : à un clochard qui veut un justificatif pour une allo­cation, il donne un certificat attestant qu’il s’agit d’un cas typique d’« inertie » – et l’assortit d’une prescription : le patient est vive­ment encouragé à… travailler !

En 1893, à la question « Votre vie à vous a-t-elle été placée sous le signe de l’aventure ? », il répond tranquillement par la négative et résume en quelques mots les détails d’une existence qu’il vou­drait banale : des études supé­rieures, un diplôme à 22 ans, après deux années comme assistant démonstrateur d’anatomie à l’uni­versité d’Édimbourg, et ensuite l’Infirmerie royale, en tant qu’in­terne d’abord, puis chirurgien attaché et spécialiste consultant. Il ne dit pas, bien sûr, qu’avant sa naissance, en 1837, sa famille compte déjà trois générations de chirurgiens illustres, avec une alternance de Ben­jamin et de Joseph, et qu’entre l’Infirmerie royale et le prestigieux Royal College of Surgeons, dont son père a assuré la pré­sidence, les Bell sont devenus une véritable institution locale.

Sa modestie l’incite aussi à pas­ser sous silence sa formation auprès des grands noms de la médecine d’Édimbourg: James Syme, son mentor, réputé pour la finesse de son diagnostic, Joseph Lis­ter, qui développera bientôt le concept d’antisepsie chirurgicale et s’intéresse de près aux soins postopératoires, et James Simp­son, premier obstétricien à utili­ser le chloroforme contre les dou­leurs de l’enfantement. Un ami de son père lui donne un conseil :

« Reste avec Syme. Ne le quitte pas d’une semelle. » Impressionné par la curiosité du jeune homme et son intérêt pour sa méthode – un examen clinique soumis à un bon sens imparable -, Syme prend Bell comme assistant à l’In­firmerie royale. Ce chirurgien brillant qui élève le très petit au rang de dignité majeure (« jamais il ne laisse perdre un seul mot, une seule goutte d’encre ou de sang ») deviendra, en partie grâce à Joseph Bell, une figure familière de la médecine de l’époque. C’est auprès de Syme que Bell apprend à observer, tirer des conclusions et exposer clairement. Une limpidité oratoire qui lui vaut une ovation lorsqu’il soutient sa thèse sur le cancer épithélial devant la Royal Medical Society, toujours avare d’éloges et d’effusions.

En octobre 1860, conscient de la pénurie de soins, il profite de la renommée acquise après la paru­tion d’un article sur les tumeurs orbitales dans la prestigieuse Edinburg Medical Review pour soutenir Florence Nightingale et son projet de création d’une école pour infirmières à Londres, la Nightingale School. Maître de conférences fort apprécié de ses élèves, Bell n’est pas un profes­seur comme les autres. Il solli­cite les aptitudes intellectuelles, innove sans arrêt, insiste sur l’observation : « Vos yeux, mes­sieurs, servez-vous-en! La fiole que voici renferme une drogue puissante au goût très amer. Je vous demanderai de la sentir et de la goûter, comme moi. » Il trempe son doigt dans le liquide, le porte à la bouche, esquisse une grimace et fait circuler le flacon. Puis, devant la mine un peu pincée des étudiants qui se sont pliés à l’ex­périence, il lâche: « Messieurs, vous ne savez pas observer, sinon vous auriez vu que, si j’ai plongé mon index dans le liquide, c’est le majeur que j’ai porté aux lèvres ! » Le même hiver, on le solli­cite pour seconder des forces de police encore embryonnaires. En 1864, après le choléra, Édimbourg connaît une épidémie de diphtérie. Bell travaille sans relâche pour aider les enfants à lutter contre la fausse membrane qui, malgré la récente pratique de la trachéotomie, tapisse leur pharynx et finit par les étouffer. Délicatement, à l’aide d’une pipette qu’il met au point lui-même, il aspire la masse meurtrière… et tombe gravement malade à son tour, faute de s’être suffisamment protégé.

En 1865, Bell qui garde de sa paralysie postdiphtérique une démarche saccadée et une voix aux aigus discordants, comme Holmes, se consacre à un nouveau hobby : l’analyse graphologique, comme Holmes encore. Et il épouse Edith, avec qui il arpente longuement la campagne. L’enseignement lui tenant de plus en plus à cœur, il crée une nouvelle classe de chirurgie opératoire. Transportant  Edinburgh les efforts de Florence Nightingale, il décide d’enseigner lui-même au personnel soignant féminin de l’Infirmerie royale.

Depuis la suppression des monas­tères au Moyen Age, les infirmières sont plutôt considérées comme des domestiques. Mal logées, mal nourries, elles ne reçoivent souvent aucune formation.

Alors Joseph Bell les emmène le dimanche matin pour sa tour­née des salles, s’intéresse à leurs conditions de vie, veille à la qua­lité de leur travail… sans être dupe : il sait reconnaître l’authen­ticité d’une vocation et perd faci­lement patience en face de jeunes ladies venues uniquement pour arborer leur bel uniforme.

Le Dr Bell déteste l’hypocrisie. Il veut voir dans leurs yeux à toutes une étincelle de compréhension, un réel désir d’apprendre et une vraie capacité à observer.

À l’été 1869, il reprend la chaire de chirurgie clinique que Syme, malade, a laissée vacante et devient examinateur du Royal Col­lege of Surgeon, poste qui requiert un maximum de compétences. L’année suivante, son confrère Patrick Héron Watson prend fait et cause pour Sophia Jex-Blake, une jeune femme décidée, avec six autres, à fréquenter les bancs de l’école de médecine d’Édimbourg au même titre que les hommes. Lorsque les jeunes filles sont enfin autorisées à suivre les cours des professeurs qui accepteront de les instruire, Joe Bell est le pre­mier à proposer de leur enseigner l’anatomie et la chirurgie. Mais il se montre aussi plus sévère avec elles. Parfois, le ton est cinglant: « Rentrez chez vous ! Vos connais­sances sont trop insuffisantes pour que l’on puisse espérer vous apprendre quelque chose ! »

En 1873, Bell est nommé rédacteur en chef du Edinburgh Medical Journal. L’année sui­vante, Édith meurt d’une périto­nite puerpérale. Du jour au lende­main, la tignasse brune du professeur vire au blanc. Il ne sera jamais plus le même homme.

Au cours des années suivantes, il prend en charge le tout nouveau service de chirurgie pédiatrique de l’Hôpital des enfants malades et multiplie ses interventions au service de la Couronne avec un autre de ses confrères, le Dr Henry Littlejohn, professeur de méde­cine légale et de santé publique qui n’aime rien tant que d’emme­ner ses étudiants sur les scènes de crime. Pourtant, de cette acti­vité-là, dont il nie le caractère offi­ciel, Bell dira seulement qu’elle découle de sa profonde amitié pour Littlejohn, lequel aime « dis­poser d’un second point de vue ». En 1888, ils partent ensemble sur les traces de Jack l’Éventreur… et finissent par donner le nom d’un suspect à Scotland Yard. Une semaine après, la série meurtrière prend fin. Coïncidence ?

Déjà, Sherlock Holmes a fait son apparition. En campant son personnage, Arthur Conan Doyle pensait au visage aquilin de son professeur et à sa curieuse manière de s’attacher aux détails. Pourtant, en juin 1892, Joseph Bell répond à Harry How, le jour­naliste du Strand Magazine :

« Grâce à sa flamboyante imagi­nation, le Dr Conan Doyle est par­venu à faire une montagne de petits riens, et le souvenir cha­leureux qu’il garde de son vieux professeur a ajouté du panache… mais il m’est bien moins redevable qu’il ne le pense ! »

Esquisse graphologique

De cette lettre datée de 1893 – Joseph Bell est alors âgé de 56 ans -, il émane d’emblée une forte personnalité à l’intelligence percutante. Bell se distingue par un esprit clair, réfléchi, novateur. Son sens aigu de l’observation, sa curiosité toujours en alerte favorisent une diversité d’angles de vue dont il fait judicieusement l’analyse et la synthèse. Perspicace, intuitif, clairvoyant et logique dans la compré­hension des faits, il établit avec ingéniosité et bon sens des relations de cause à effet.

Rude à la tâche, il aime les défis, s’implique avec autant de passion combative que de détermination, sans pour autant manquer de recul. Il est méthodique, organisé, tenace. Il en impose par son pouvoir de persuasion et peut par impatience et nervosité avoir des réactions directes et tranchantes. Émo­tif et plus affectif qu’il n’y paraît, il est réservé. Parfois peu disert, voire froid et distant, il n’est pas enclin à s’épancher ni à s’attendrir sur lui-même. Une attitude contrastant avec sa capacité de compréhension et d’écoute.

Sa nature quelque peu austère trouve dans des moments de solitude un ressourcement nécessaire ainsi qu’un temps pour approfondir et nourrir sa réflexion. Attaché à des principes, armé d’une rigueur génératrice d’exigences très qualitatives envers lui et les autres, c’est un homme droit. Si, de ce gra­phisme, il ressort de l’empathie, notamment dans le trait, on peut aussi déceler dans les forts appuis et les allégements la marque d’une réceptivité hors norme et d’une intelligence qui comprend en un éclair le nœud d’une situation.

Monique Riley et Myriam Surville, graphologues-conseils

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2 commentaires pour “SherlockHolmesite”

  1. MAROCHON dit :

    Salut les aminches ?

    Quoi qu’il en soit , vrai ou imaginaire un flic ou un détective ce qui revient au même reste une ordure au service de la bourgeoisie . C’est pareil en ce qui concerne la plupart des journalistes , se sont des auxiliaires de la police et méritent un traitement adéquat .

  2. JMD dit :

    Vrai mais le problème n’est pas ici politique, il s’agit d’abord d’historiographie … c’est incroyable comme on peut chercher de vrais inspirateurs à des personnages de papier non ?

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