1905, un printemps en rouge et noir à Limoges


Gavroche

N°153, janvier-mars 2008, p.9-13

1905, un printemps en rouge et noir à Limoges

Mars-avril 1905. Une grève des ouvriers des usines de porcelaine de Limoges se transforme en bataille rangée dans les rues de la ville entre les manifestants et l’armée. Retour sur les événements et leur traitement photographique. A l’initiative de quelques associations cultu­relles, d’associations d’historiens, les évé­nements, les « émeutes » qui ont marqué la ville au printemps 1905 et qui ont laissé une empreinte dans la mémoire collective ont été revisités, rejoués et réenvisagés. Ils ont fait l’objet, par ailleurs, de discrètes commémora­tions officielles.

Un contexte social et politique de revendications ouvrières

Les « troubles » de 1905 s’inscrivent dans un contexte national et local marqué par des mutations importantes dans les modes de produc­tion, par la multiplicité des conflits du travail, « l’engouement pour la grève générale[1] » et l’émergence d’un syndicalisme non corporatiste.

La ville connaît, comme dans tout le pays, des grèves multiples et répétées soutenues par les syndicats et la bourse du travail. Depuis les années 1870, des chambres syndicales se sont constituées dans les différents secteurs indus­triels. Elles assument la fonction de mutuelle, de fonds de chômage, de défense des intérêts économiques et professionnels. En 1895, les syndicats rejoignent la CGT, nouvellement constituée lors de son congrès à Limoges. La bourse du travail est très active. Elle regroupe environ 3500 syndiqués.

Par ailleurs, les ouvriers participent à la vie politique et se montrent actifs dans la vie des cercles (qui deviendront les partis politiques) et plus particulièrement le Cercle de l’union démo­cratique des travailleurs, plutôt réformiste, et le Cercle des républicains socia­listes, qui va intégrer le parti ouvrier de Jules Guesde, aux positions plus révolutionnaires.

La mairie est depuis 1895 aux mains des socia­listes modérés en la personne d’Émile Labussière. Le parti guesdiste se radicalise et les affrontements entre les deux courants sont vio­lents. La bourse du travail passe en ce début de siècle sous le contrôle des socialistes révolution­naires. La notion de lutte des classes apparaît dans son règlement en 1903 et un soutien très actif est apporté aux grèves.

A ce contexte favorable aux idées d’émancipa­tion de la classe ouvrière s’ajoute une tradition antimilitariste dans la ville liée à la répression exercée par l’armée au cours du siècle précédent (en 1848, 1851, 1871…). Le courant anarcho-syndicaliste entretient et développe « la force de l’antimilitarisme populaire ».

Limoges, en ce début de siècle, est une ville industrielle où dominent les manufactures de porcelaine et les usines de chaussures. L’industrie de la porcelaine est en plein essor. La modernisation progressive au cours des décen­nies précédentes de l’outil de fabrication, avec l’introduction de la mécanisation et la concentra­tion des lieux de production, a permis d’augmen­ter la productivité, mais a modifié profondément les conditions de travail et les rapports sociaux à l’intérieur de l’usine.

La machine disqualifie les savoir-faire tradi­tionnels et soumet l’ouvrier aux cadences et au contrôle du temps travaillé. Le système se hiérar­chise et les distances entre le patron et les ouvriers s’accroissent. A l’intérieur même du monde ouvrier, se développent des niveaux de qualification et de salaire très différenciés entre les ouvriers qualifiés, les différents types de manœuvres, les femmes et les enfants apprentis. Une figure, qui va être centrale dans le conflit, émerge, celle du contremaître. Chargé d’enca­drer la production, il incarne au quotidien l’auto­rité qui impose ce processus.

Les multiples grèves que connaissent la ville et même le département (par exemple, les luttes sociales à Saint-Junien autour de la ganterie) depuis le début du siècle portent bien évidemment sur les conditions de travail, les rémunéra­tions, mais surtout se révèlent des conflits d’autorité dirigés contre cette figure du contre­maître exerçant un pouvoir jugé tyrannique et arbitraire. Le début de l’année 1905 connaît une recrudescence des conflits dirigés contre les chefs d’atelier.

Le printemps rouge de Limoges

Les troubles dans l’entreprise de porcelaine Théodore Haviland à la fin du mois de mars vont déclencher les événements. Après le ren­voi de trois peintres sur porcelaine puis leur réintégration, le conflit s’amplifie, quelques jours plus tard, dans le même atelier autour de la présence du contremaître à l’origine du ren­voi des ouvriers. Le contremaître est aussi accusé d’exercer « un droit de cuissage » sur les ouvrières de l’atelier. La solidarité ouvrière s’organise et se développe de manière bruyante et parfois festive autour des entreprises en grève.

Face à la montée en puissance des revendica­tions, les patrons réagissent et décident le lock-out le 13 avril. Des milliers d’ouvriers sont au chômage. Dès le lendemain, les manifestants occupent la rue, visitent les différentes entre­prises de porcelaine. Le 15, ils envahissent l’usine de Théodore Haviland, conspuent le patron et brûlent son automobile. Le préfet des­saisit alors le maire de ses pouvoirs de police et fait appel à l’armée pour rétablir l’ordre. Cette décision est d’autant plus mal vécue qu’au mois de février précédent a été nommé à Limoges un responsable réputé pour ses positions conserva­trices, le général Tournier. Son arrivée avait d’ailleurs fait l’objet de manifestations antimilita­ristes. Les heurts entre les manifestants et l’armée vont se multiplier, des barricades se dressent, deux armureries sont pillées, des suspects sont arrêtés. Une fusillade met fin à ces affrontements. Les soldats tirent dans la foule. Camille Vardelle, un jeune ouvrier en porcelaine venu observer les affrontements, tombe sous les balles de l’armée.

Tel un rituel sacrificiel, la mort de ce jeune ouvrier et les funérailles publiques qui lui sont consacrées vont mettre un terme aux émeutes. Le travail reprend dans les usines de porcelaine sans que les ouvriers obtiennent gain de cause sur d’autres revendications que l’éloignement du contremaître honni et le fait de ne pas être licenciés pour faits de grèves.

Annette MARSAC et Vincent BROUSSE

1905 photographié, une réalité imparfaite

Il y a 49 photographies des événements de 1905 à Limoges, presque toutes éditées en cartes postales, pour être vendues, par les éditeurs locaux tels que Batier, en cinq séries. Plus de 75, pour l’ensemble de l’année 1905 si on intègre les photos du conflit Beaulieu, réalisées en mai, celles du 1er mai 1905 sur la tombe de Vardelle et les 3 des « restaurants communistes », réalisées après le 27 mai 1905, pour le conflit Monteux.

Pour le photographe, 1905 débute au lende­main de la journée du 15 avril. Les traces des violences de la veille sont immortalisées : car­casse de la voiture incendiée de Théodore Haviland, armurerie pillée, barricades de l’actuelle rue François-Perrin, cadavre de la jument occise. L’événement est en train de se créer. On remarquera également que les toutes premières photos prises chronologiquement le sont le 16 pour rendre compte des événements du 15. Rappelons rapidement que le jeudi 13 avril, 22 patrons porcelainiers appliquent le lock-out, que le 14 des chasses aux « jaunes, renégats » interviennent et que le samedi 15 débutent les événements photographiés :

–                      la voiture incendiée de Théodore Haviland ;

–                      les barricades de l’ancienne route d’Aixe (l’actuelle rue François-Perrin) ;

–                      l’une des armureries pillées, Geanty.

Ce n’est pas le social qui fait l’événement, mais le fait divers, et de ce point de vue, d’avril 1905 à mai 1968, il y a similitude dans le traitement par la presse. « Les faits et les images instantanées amplifient la peur de la bourgeoisie » comme l’écrit Alain Monteaux. Les voitures incendiées de la rue Gay-Lussac à Paris font écho à la voiture incendiée d’Haviland.

Le 17, l’événement est anticipé car on peut en deviner une partie du déroulement. Un photographe attend devant le cirque place Jourdan pour la tenue du grand meeting en début d’après-midi et se trouve sur le passage du cortège se rendant à la Préfecture. Mais, lorsque la manifestation dégénère en émeute, il n’y a plus personne pour en garder la trace. D’une part la nuit est en train de tomber, d’autre part la foule tumultueuse, les mouvements imprévisibles, la mêlée agitée, l’éclatement de l’événement sur plusieurs sites empêchent le travail du photographe. Le dessin de presse prend alors le relais. Ce n’est que le lendemain matin que le spectacle des rues saccagées et du déploiement des troupes donne une idée des violences de la veille. Les barricades retiennent particulièrement l’attention des photographes. Images de la révolte, symboles d’un peuple qui se dresse, elles figurent pas moins de vingt fois dans ce corpus.

Le 19, lors des funérailles de Camille Vardelle, la photographie reprend ses droits. Le cortège avance lentement, le parcours est connu. L’opérateur a donc tout le temps de choisir des points de vue privilégiant soit l’esthétique (la ville de Limoges silhouettée en arrière-plan), soit le spectaculaire (la foule place Carnot), soit le politique (les couronnes et les drapeaux). À la différence des événements du 17, c’est l’ensemble de l’espace urbain, dans une symbolique unanimiste et endeuillée (les têtes se découvrant au passage du corbillard), qui est ainsi déroulé au fil du cortège.

Cette tension entre l’événement prévu que l’on photographie et l’événement imprévu qui ne laisse aucune trace se retrouve pour le conflit Beaulieu. Une importante série de photographies, publiées notamment dans L’Illustration du 13 mai, immortalise les journées des 9 et 10 mai durant lesquelles les gendarmes sont intervenus pour déloger les derniers assiégeants de l’usine, conclusion d’un conflit qui durait depuis plusieurs semaines.

Le désir de photographies s’inscrit dans une époque qui a vu l’explosion de l’usage de l’image, qu’il s’agisse de la presse ou de la carte postale. Il correspond aussi au goût pour le spectaculaire, le pittoresque, le dramatique, que l’on retrouve par exemple dans le supplément illustré du Petit Journal ou dans le magazine L’Illustration. Aussi n’est-il guère éton­nant que certaines images aient été retra­vaillées (photomontage de la foule devant la distillerie Nouhaud) ou que des barricades aient été partiellement reconstruites pour les besoins de la photographie.

Si d’autres séries de cartes postales de grèves ou de manifestations ont été publiées avant 1914 (notamment à propos du drame de Fourmies), il faut toutefois souligner que ces photographies ont fortement contribué à ancrer l’image d’une « ville rouge ».

Vincent BROUSSE et Philippe GRANDCOING

1e carte postale :

Barricade route d’Angoulême, photo (ayant servi après pour une carte postale),

1905, coll. part. Le 15 avril, les ouvriers partent en direction de la fabrique Touze, où ils édifient au moins cinq barricades.  Assez vite dégagées par l’armée, elles sont photographiées le lendemain, puis éditées sous forme de cartes postales. Symboles des violences ou trophées

de la lutte ouvrière ? (V Br & Ph. G.)

2e carte postale :

Prosper Batier éditeur. Grèves de Limoges, l9 avril 1905. Funérailles de Vardelle. Le cortège sort de la rue de la Roche et va s’engager sur le Pont St Martial, carte postale, coll. part. La foule qui se presse à proximité du domicile des Vardelle, dans le vieux faubourg populaire du quartier des Ponts, est révélatrice de l’intensité de l’émotion qui présida aux obsèques du jeune ouvrier tué le 17 avril.

(Ph. G.)

3e carte postale :

Prosper Batier éditeur, Grèves de Limoges, mai 1905. Les gendarmes et les agents sous la direction de M. Busnel, commissaire de police, gardant l’usine Beaulieu après le départ de celui-ci. Carte postale, coll. part. Cette photographie a sans doute été prise le 9 mai, lorsqu’une centaine de gendarmes fit évacuer les abords de l’usine Beaulieu rue d’Auzette, afin de mettre un terme au blocus de l’entreprise qui durait depuis 5 jours. Elle témoigne de l’écho qu’a eu ce conflit auprès des photographes de la ville de Limoges. (Ph. G.)


[1] Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société fran­çaise, Points Seuil, 1986, Paris.

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