Dix questions à … Alain Denizet
Avril 1901. Cinq gamins assassinés, un père accusé qui n’a de cesse de clamer son innocence, Alain Denizet ne nous raconte pas simplement et seulement un fait divers rarissime dans les annales judiciaires ; il fait bien plus que cela. Ce n’est pas un polar. L’affaire Brierre, livre paru aux Editions de la Bisquine en mars dernier, est un de ces ouvrages d’histoire que l’on a du mal à refermer tant le plaisir de la lecture vous prend dès les premières lignes. Vous allez plonger dans cette France de la Belle Epoque qui s’industrialise et s’urbanise et qui surtout, à peu de frais, va chercher l’exotisme et le frisson dans les feuilles à cinq sous.
Corancez est un petit village d’Eure et Loir ; l’horreur du crime qui y est commis, parait pourtant si lointaine et si proche à la fois. Il soulève l’opinion publique et emballe la machine médiatique. Alors, sources à l’appui, patiemment, Alain Denizet démêle les fils d’une histoire complexe aux multiples rebondissements, met en relief les enjeux et l’écho d’un évènement qui dépasse largement la cadre bucolique troublé d’un coin de campagne. Comme Dreyfus – certains ont pu faire le rapprochement – Brierre est envoyé au bagne mais, contrairement au capitaine, il y finira sa triste vie, espérant en vain la révision de son procès.
L’historien nous permet finalement de mieux saisir les engrenages et les ressorts d’une autre affaire tout aussi surprenante, tout aussi criminelle mais nettement plus politique, celle d’une bande de cambrioleurs anarchistes jugée à Amiens du 8 au 22 mars 1905. Petit détail, qui révèle une société marquée par le fait libertaire, le chien de Brierre, assassiné lui aussi, s’appelait Ravachol ! Bien sûr, il n’y a aucun lien entre Brierre et Jacob, si ce n’est peut-être que leurs routes se sont croisées aux îles du Salut. Mais dans les deux cas, nous pouvons envisager le rapport d’une société au crime.
Alain Denizet, professeur au collège de Bû, non loin de Dreux, a fouillé les archives, a épluché la presse nationale et internationale de ce dix-neuvième siècle finissant pour nous donner à lire une étude brillante et prolongée sur le site web http://alaindenizet.free.fr/. Il a bien voulu répondre à nos dix questions.
1) Que s’est-il passé à Corancez, petite commune d’Eure et Loir d’environ 250 habitants, dans la nuit du 21 avril 1901 ? Pourquoi s’intéresser à un fait divers oublié ? L’est-il vraiment d’ailleurs ?
Dans la nuit du 21 avril 1901, cinq enfants d’une même fratrie sont assassinés à Corancez, petit village près de Chartres. Leur père, un veuf sans histoire, est accusé. Mais il nie en bloc et donne sa version des faits : en rentrant chez lui vers minuit, alors qu’il s’apprêtait à franchir le seuil de sa porte, il est frappé à la tête par deux hommes, il s’évanouit et vers 3 heures du matin parvient à alerter les voisins. Ceux-ci découvrent l’horreur dans les deux chambres des enfants.
Ce crime est rarissime dans les annales judiciaires. Pourtant, si des articles lui sont encore consacrés dans les années 30, il tombe ensuite dans un oubli qui contraste avec l’engouement médiatique exceptionnel qu’il a suscité de 1901 à 1910. Car ce fait divers est le plus médiatisé en France avant les années 20. Des articles innombrables sont publiés dans la presse internationale, en Europe, en Amérique (Etats-Unis, Argentine…) en Australie etc.
2) Qui est Louis Edouard Brierre ?
Brierre est un petit paysan. Il met en valeur ses sept hectares dont il est propriétaire. Mais au début des années 1890, il acquiert une trépigneuse – machine à battre dont l’énergie est fournie par un cheval – et devient aussi entrepreneur de battage, un patron donc qui emploie six ou sept gars de batterie. Réputé travailleur, on dit aussi qu’il aime commander. Il a en lui le désir de promotion sociale. Quand sa femme meurt en 1898, il met un point d’honneur à élever ses six enfants et ne consent qu’à placer sa fille cadette Germaine chez sa sœur à Paris. Cet homme irréprochable est pourtant accusé du quintuple assassinat de ses enfants.
3) Brierre revêt-il les habits du coupable idéal ?
On ne peut pas dire que Brierre est le coupable idéal. Au contraire, aux yeux des contemporains, il est même l’antithèse du criminel : il n’a aucun passé judiciaire, n’a aucun ascendant atteint de troubles mentaux, n’a pas le facies du monstre – les théories de Lombroso sont encore prégnantes à cette époque – et surtout c’est un homme installé, bon père, pas un de ces vagabonds qui constituent « l’armée du crime ». C’est pourquoi son arrestation stupéfie le village et la presse. Ce n’est que dans les semaines qui suivent le crime que Brierre apparait aux yeux du village, donc des principaux témoins, comme le coupable certain : tout son passé est interprété au prisme du crime. On découvre qu’il avait une maitresse, des dettes énormes. Les langues se délient, les témoignages évoluent, toujours en sa défaveur.
4) En allant au-delà de la simple description d’un crime, tu reconstitues les rouages d’une machine judiciaire qui va broyer un accusé. L’instruction a-t-elle été menée à charge ? Comment le juge Belat qui préside la session des assises de Chartres mène-t-il les débats judiciaires ?
Selon moi, l’instruction n’a pas été menée à charge. Le lendemain du crime, des charges lourdes désignent Brierre comme le probable meurtrier. Citons en quelques unes : les vêtements du ou des criminels tachés de sang retrouvés enfouis dans le tas de fumier sont ceux de Brierre. Ce dernier qui prétend avoir été assommé par deux voleurs n’a aucune trace d’ecchymose. Enfin, pourquoi les deux hommes qui auraient tué les enfants auraient épargné le père qui les avaient vus ? Il faut tout de même dire qu’au regard de nos critères actuels, l’instruction est imparfaite : la scène du crime et la ferme ne sont pas sérieusement protégées et gardées. C’est ce qui fait dire à Brierre que ses « ennemis au village » en ont profité pour déposer des indices à charge – découverts trois semaines après le drame – sous un tas de terre ou dans le mur de clôture.
En revanche, nul doute sur la partialité du procès. Le juge Belat mène les débats comme un procureur. Il commence par un résumé de l’affaire qui accable Brierre, lui coupe la parole quand il répond, fait rire à ses dépends, lit la déclaration des témoins au lieu de les interroger et ce juge expérimenté ne fait qu’une bouchée du défenseur de Brierre, un jeune avocat parisien.
5) Tu montres dans ton livre la formidable couverture médiatique de l’affaire Brierre. Quel a été le rôle de la presse dans cette affaire ? Comment le crime a-t-il été présenté ? L’image véhiculée de Brierre a-t-elle influé sur sa condamnation ?
L’affaire Brierre est symptomatique de la façon dont la presse traite le fait divers qui devient à l’orée du siècle un sujet majeur, même pour les journaux d’opinion. Tous font du crime de Corancez un évènement exceptionnel. Du jamais vu de mémoire d’homme. Que font les journalistes ? Les jours suivant le drame, ils décrivent les lieux, mais comme ils ont accès à la scène du crime, ils font eux-mêmes des recherches. Un journaliste du Gaulois déniche ainsi la massette qui a servi à tuer le chien de Brierre. Puis, durant toute l’instruction, ils font parler les villageois, cherchant le bon « client » pour la bonne interview. Leurs enquêtes révèlent que leurs jugements sont souvent entachés du complexe Paris-province : tout est lent, le paysan est un être frustre dont l’on se gausse à l’occasion. Enfin, à l’heure de la psychologie naissante, ils essaient de cerner la personnalité de l’accusé, de connaître son enfance, puis quand Brierre est en prison, ils interrogent les gardiens sur ses réactions. Il en ressort un portrait négatif et à la veille du procès, Brierre est déjà exécuté par l’opinion publique. Difficile de croire que le jury n’ait pas été atteint par ce climat. Le procès aurait sans aucun doute gagné à être tenu dans une juridiction. Il aurait fallu arguer de la « suspicion légitime ». L’avocat de Brierre ne l’a pas fait.
6) Quels ont été les soutiens de Brierre ? Dans quelle mesure ont-ils été efficaces ? Sont-ils parvenus à semer le doute alors que tout ou presque semble l’accuser ?
Le procès inique a déclenché une vague de protestation de la presse, des intellectuels et de la ligue des droits de l’homme dont le président intervient par une tribune publiée dans de nombreux journaux nationaux en janvier 1902. Tous réclament la grâce présidentielle. Ces soutiens s’étiolent un peu au fil des années. Brierre peut compter avant tout sur sa sœur de Paris et sur sa fille Germaine. Leur soutien est indéfectible. Elles se prêtent à toutes les interviews et acceptent que les lettres échangées avec Brierre soit publiées, ce de 1901 à 1910. Brierre, réputé insensible, apparait comme un père aimant, ces lettres contribuent à l’humaniser. La sœur de Brierre, puis Germaine, parviennent avec leurs petits moyens à contacter hommes ou lobby influents comme Danet, bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris, qui intervient en personne auprès du président Loubet ou encore la Ligue des droits de l’homme. Mais le principal soutien de Brierre, c’est Brierre lui-même. Avec une constance extraordinaire et malgré les charges qui l’accablent, il ne dévie pas d’un pouce sa version des faits. Si bien que son obstination doublée d’un comportement exemplaire au bagne finissent par troubler des juristes et – mieux- les fleurons de la presse nationale, Le Matin et le Petit Parisien, 1,7 millions d’exemplaires à eux deux, c’est-à-dire l’opinion publique.
7) Qu’est-ce qui permet justement de douter de sa culpabilité ?
Les charges sont écrasantes mais il y a des interrogations objectives. Le 22 avril 1901, on trouve des traces de sang sur les vêtements de Brierre, mais aucune trace de cervelle alors que les murs en sont couverts. Comment l’expliquer ? La piste des vagabonds a-t-elle été bien étudiée ? La découverte tardive d’indices à charge est jugée suspecte par Brierre qui fait état d’un complot de village, une théorie évoquée par un journaliste du Figaro. Pour beaucoup d’observateurs, c’est tout simplement un crime impensable pour un père modèle. Surtout, l’instruction peine à trouver un mobile au crime. Celui avancé – Brierre se serait débarrassé des enfants pour se remarier – s’écroule lors du procès. Pour conclure, c’est un crime sans aveu, sans mobile, sans témoin direct et sans indice confondant : les empreintes digitales laissées n’ont pas été utilisées…
8 ) Comment en arrive-t-on à amalgamer le crime de Corancez et l’Affaire Dreyfus ? La comparaison est-elle viable ?
Dès la fin du procès, le crime de Corancez quitte le terrain judiciaire pour investir le champ politique provoquant des débats houleux sur la grâce présidentielle et la peine de mort. Mais le plus inattendu est lancé par la presse antidreyfusarde qui, en jetant le même anathème sur « le traitre et l’assassin », entend lier l’affaire Dreyfus à l’affaire Brierre. Quels sont ses arguments ? Le président Loubet qui a gracié Dreyfus « le pire des traitres » gracie Brierre, le pire des criminels. Dreyfus comme Brierre ont les mêmes soutiens, la Ligue des droits de l’homme, les intellectuels et le syndicat Dreyfus, entendre par là les juifs. Les deux hommes utilisent les mêmes artifices pour émouvoir : publications des lettres de Dreyfus à sa femme et publication de celles de Brierre à sa fille Germaine. Enfin, tous deux mettent en péril la justice, fondement de l’Etat. Les attaques durent deux mois, mais font long feu car les journaux dreyfusards ne répondent pas aux provocations. Evidemment, la comparaison ne tient pas entre les deux affaires. Brierre ne représente que lui-même alors que la cause du capitaine atteint l’universel, devenant emblématique de l’erreur judiciaire.
9) Condamné à mort puis gracié en 1902, Brierre est envoyé en Guyane. Quelle a été la vie du bagnard matriculé 32023 ? En quoi cet « homme puni » se distingue des autres condamnés aux travaux forcés ?
Brierre est un bagnard atypique pour au moins trois raisons. C’est d’abord, un taiseux, un homme isolé qui évite les histoires – bagarres, tentatives d’évasion – et la proximité masculine, des choses, écrit-il à sa fille » qui lui font horreur ». Son dossier est d’ailleurs vierge de toute condamnation. Il se distingue aussi par son obsession qui est la révision de son procès. Ayant hérité du poste (convoité) d’infirmier à l’hôpital des îles du Salut, il parvient à intéresser les médecins à son affaire et chose incroyable, convaincus de son innocence, ils contactent en métropole un avocat, Alcide Delmont, afin qu’il reprenne le dossier. Enfin, Brierre émerge de la masse des condamnés car il appartient au gotha du bagne. Pas un reportage au bagne sans que soit données de ses nouvelles. En 1908, sa cause fait à nouveau la une : Le Matin et le Petit Parisien, sous couvert de neutralité, orchestrent sa réhabilitation. Les articles bruissent d’une grâce prochaine, voire d’un nouveau procès. Mais Brierre meurt le 28 mars 1910 et fait encore la une. Quels bagnards peuvent se prévaloir d’une telle couverture ?
10) En avril 2015, les éditions Libertalia publiaient Des hommes et des bagnes du docteur Léon Collin. Le médecin, qui officiait entre 1907 et 1910 sur le bâtiment La Loire, s’est entretenu avec Brierre et l’a photographié aux îles du Salut. On retrouve d’ailleurs le cliché montrant Brierre aux côté de l’apache Manda dans la presse de l’époque. Que retiens-tu de ce témoignage sur Brierre à la fin de sa vie ?
Tout d’abord, je dois dire que Des hommes et des bagnes est un livre admirable. C’est un témoignage inédit et passionnant – textes, photos – sur le bagne. Je ne connaissais pas le témoignage de Léon Collin sur Brierre quand j’ai rédigé mon livre. Il donne des détails que j’ignorais (sur sa maladie), confirme en tout point les éléments de sa personnalité (« il ne parle guère ») et montre sa faculté à convaincre de son innocence… y compris Léon Collin lui-même. Qui conclut : « Brierre, homme énigmatique qui nous laissa l’impression ineffaçable, à nous qui l’avons pu connaitre, d’une victime de la justice des hommes ».
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