Un médecin au Bagne chapitre 2


Mourir au bagne ? D’accord mais de mort lente, le ventre vide, mal logé et mal habillé, semble nous dire le docteur Louis Rousseau. Le propos de l’Oncle dans un Médecin au bagne vise en effet à démontrer que l’espérance de vie en Guyane ne dépasse guère les cinq années à l’arrivée du forçat. Ici, on meurt et la mort violente, le meurtre, l’exécution capitale, le suicide ou l’accident, pour fréquents qu’ils soient, n’entrent finalement que de manière dérisoire dans un décompte macabre qui, durant la transportation d’Alexandre Jacob, fait passer de vie à trépas, tous les ans, environ 10% de la population carcérale guyanaise. Au fil des pages de son réquisitoire, Rousseau démonte alors les mécanismes d’une machine à broyer le vaincu de guerre sociale.

La mort trouve dans le condamné aux travaux forcés et dans le relégué des clients appropriés. Elle est lente, liée à la conjonction du manque d’hygiène, de la dureté du travail, des effets de la claustration et des déficiences médicales. Elle est surtout associée aux carences alimentaires. Manger à sa faim est une chimère et les 2475 calories prévues par les règlements et lois régissant l’institution pénitentiaire un hypocrite mensonge que le médecin prouve en détaillant l’infect et ordinaire menu du bagnard. La fraude généralisée des agents de l’A.P. et les trafics des forçats nommés en cuisine réduisent considérablement les rations de pain, de café, de légumes et de viande.

« Les travaux forcés sont une peine, la faim en est une autre », écrit Louis Rousseau en débutant son chapitre. Il nous convie à la table des hommes punis et nous montre en multipliant les exemples, en donnant de nombreuses anecdotes toutes aussi édifiantes les unes que les autres, en détaillant le régime des condamnés que l’AP a opté pour les deux solutions. Alors, pour se nourrir, pour s’éclairer dans les infectes cases qui lui servent de logement, pour se vêtir le fagot n’a d’autres choix que de que de celui de cameloter. Le vol, le mouchardage, la prévarication la fraude et le trafic sont ainsi érigés en véritable institution. Tel est le sens à donner à l’histoire symptomatique du surveillant principal Pol, un pseudonyme utilisé par l’auteur pour renforcer le poids de ce récit véridique, vécu ou rapporté par Alexandre Jacob. Longue est la liste des intervenants dans cette véritable allégorie de la prévarication. Car tous, du haut en bas de l’échelle bagne la pratique. La mort à courte échéance pour celui qui n’a pas les moyens d’en croquer.

Un médecin au Bagne

Editions Fleury 1930, p45-74

CHAPITRE II : Régime des Condamnés

Les travaux forcés sont une peine, la faim en est une autre. Il faut choisir entre ces deux peines qui sont incompatibles, car il est impossible à un homme, fût-il le plus grand criminel, de travailler sans manger. L’ad­ministration pénitentiaire a cependant opté pour le cumul.

Jusqu’au 1er janvier 1929 la ration alimentaire des transportés, telle qu’elle était fixée par les arrêtés mi­nistériels, comportait 750 grammes de pain, 225 de viande fraîche ou 200 de viande de conserve, 100 gram­mes de légumes secs qui, trois jours sur sept, pouvaient être remplacés par 60 grammes de riz, enfin 8 grammes de saindoux par jour. Elle représentait un total de 2.475 calories: C’était une ration d’entretien. Depuis le 1er janvier 1929, la viande a été portée à 275 grammes, les légumes secs à 150, le riz à 110, la graisse à 16. De plus, 15 grammes de sucre sont venus s’ajouter à la ration nouvelle qui représente désormais 2.860 calo­ries. Ce total est encore bien loin de suffire au travail manuel normal sous un climat torride. La graisse qui aurait dû être exactement décuplée n’a été que doublée.

Cette insuffisance de la ration des forçats a toujours été signalée par les médecins. En 1906 ceux-ci ont pu obtenir que le café fût donné tous les matins aux con­damnés qui jusqu’alors allaient au travail à jeun et ne mangeaient qu’à onze heures du matin. En 1921 ils obtinrent que cette mesure fût étendue aux exempts de travail pour raisons de santé, aux impotents et aux aliénés qui ne touchaient pas encore cette ration de café dite ration hygiénique. Seuls en restèrent privés les réclusionnaires et les hommes punis de cachot. En 1929 enfin, la ration bénéficia des améliorations que nous venons de signaler, mais ce que je sais et ce qu’il faut savoir, c’est que malgré les augmentations timides dont la ration réglementaire primitive vient d’être pour la première fois l’objet, les condamnés, lésés en quantité et en qualité, ne touchent jamais – il s’en faut de beau­coup – la ration prévue dans les textes.

Quand ils le peuvent, ils achètent ou dérobent des fruits ou des légumes et suppléent ainsi à l’insuffisance de leur ration. Leur santé s’en trouve bien. Mais s’ils sont dans l’impossibilité d’y rien ajouter, ils tombent malades. C’est ce qui arrive à la réclusion cellulaire où, claustrés et sans communication avec l’extérieur, les condamnés consomment strictement ce qui leur est servi et tôt ou tard Sont frappés par le scorbut.

J’ai constaté pendant mon séjour dans les établisse­ments pénitentiaires que les denrées prévues à la ration coûtaient très cher à l’Etat, qu’elles étaient de qualité très inférieure, rarement délivrées aux quantités pres­crites par les règlements, toujours mal apprêtées.

Les fonctionnaires des pénitenciers, rationnaires ou cessionnaires, ne se contentaient pas de toucher les 300 grammes de viande auxquels leur donnait droit leur ration ou leur cession ; ils touchaient 500, 800 grammes, 1 kilo et quelquefois davantage. La ration du condamné était rognée d’autant et je crois que si un comptable gestionnaire avait tenté de ne délivrer aux fonctionnai­res que les quantités réglementaires, il y aurait eu une petite révolution.

Pour couper court à ces abus, les rations et les ces­sions aux fonctionnaires furent supprimées en 1926. Mais le personnel des pénitenciers insulaires et fores­tiers, qui ne peut comme celui des pénitenciers de Cayenne et de Saint-Laurent s’approvisionner à des bou­cheries libres, continua de bénéficier des cessions, d’où continuation des abus. D’ailleurs, dans les pénitenciers où furent supprimées les cessions, les cuisines de la Transportation fournirent à bas prix et en cachette la viande distribuée aux condamnés.

Ces irrégularités se compliquent d’une fraude d’un autre genre quand, comme au pénitencier des Iles du Salut, la viande est livrée sur pied. Pesés à Cayenne à leur embarquement, les bœufs sont facturés pour un poids donné. A leur arrivée aux îles, après trois heures de traversée, ils ne pèsent plus, et cela depuis des an­nées, que les trois-quarts du poids porté sur l’avis d’expédition de Cayenne où cependant la soustraction du poids de la peau, du sang, des cornes et des viscères inconsommables a été dûment et convenablement faite. Le pénitencier des îles réclame et le magasin de Cayenne répond que les bœufs ont souffert du mal de mer, ou qu’ils ont été mal pesés à leur débarquement. Mais il n’y aura jamais aux îles de grandes bascules pour peser les bêtes sur pied, car ce serait la fin d’un tripotage qui a déjà fait la fortune de plusieurs fonctionnaires au détriment de l’Etat – pertes annuelles de l’ordre de 200.000 francs – et du condamné.

Jamais un forçat n’a touché une ration de viande supérieure à 115 grammes. Il peut s’estimer heureux quand il touche 90 à 95 grammes de viande. En moyenne c’est moins. Les 2.860 calories sont déjà en­tamées !

Passons au pain. Pour faire des rations de pain de 750 grammes, les boulangeries touchent 540 grammes de farine. Le gestionnaire comptable tient un carnet de panification sur lequel il enregistre d’après le surveil­lant chargé de la boulangerie, dans une première co­lonne le nombre de rations prévu pour le lendemain ; dans une seconde, la quantité de farine reçue ; dans une troisième enfin le nombre de rations de pain obtenues. Il a été prévu une différence entre la quantité de rations pour laquelle la farine a été délivrée et la quantité de rations obtenue, et c’est bien entendu l’Etat qui doit en bénéficier. Il va sans dire que cette différence en plus doit être minime. Eh bien, dans les boulangeries péni­tentiaires, s’il arrive qu’on fait ressortir cette différence, elle n’est jamais sincère et n’est là que pour faire croire que les comptes sont tenus scrupuleusement. En réalité, on fait entrer dans la confection du pain autant d’eau qu’il peut en contenir, dans le but d’obtenir le plus de rations possible avec le moins de farine possible, de manière à pouvoir détourner le plus de farine possible.

Les bénéficiaires de cette fraude sont les condamnés employés à la boulangerie et le surveillant qui y est préposé, qui vendent au personnel la farine détournée.

Les farines sont le plus souvent parasitées, chaudes, sans gluten. J’ai vu pendant neuf mois (1921-1922) les forçats jeter tout ou partie de leur « boule » ou la ven­dre à vil prix aux surveillants qui en nourrissaient leurs poulets. Le pain est cependant la base de leur nourri­ture.

Les légumes secs laissent toujours à désirer. Les four­nisseurs peu scrupuleux écoulent leurs fonds de maga­sin. C’est bien assez bon pour des condamnés ! Les commissions acceptent tout. Pour une fourniture sortable de haricots, dix autres sont mauvaises.

J’ai eu l’occasion de refuser des lots de haricots dont pas un tiers, quand on les jetait à l’eau, n’allait au fond. La plupart flottaient, percés de un à sept trous de charançons. Il m’arriva d’écrire sur un procès-verbal de la commission de réception : « Le médecin du péni­tencier tient à faire remarquer que de telles denrées seraient impitoyablement refusées dans l’armée et dans la marine. Aucun règlement ne dit que des denrées im­propres à alimenter les collectivités libres nourries par l’Etat puissent être consommées par des condamnés ». Je me souviens du bruit que fit ce procès-verbal dans les bureaux de Saint-Laurent-du-Maroni.

Le climat de la Guyane est certes défavorable à la conservation des gros stocks. Il est fatal que les de­mandes de condamnation soient fréquentes, mais les directeurs n’aiment pas les procès-verbaux de condam­nation. Ils veulent que toutes les denrées, quel que soit leur état, soient reçues indistinctement et que, en cas de denrées inconsommables, on ait recours aux moyens traditionnels qui sont : de les écouler le plus possible aux condamnés dont la tolérance est presque sans li­mite, et ne se plaignent pas parce qu’ils savent ce que ça leur coûte ; de les ajouter à d’autres meilleures et de les mélanger en proportions convenables ; de ne dé­livrer quelles parties à peu près consommables en ro­gnant un peu sur la ration de chaque condamné, jusqu’à épuisement en écritures du produit avarié. On pourra aussi augmenter sur les états le nombre des rationnaires en imaginant par exemple un retour d’évadés qu’on fera repartir ensuite quand on sera à jour. S’il s’agit de farine on gorgera le pain de plus d’eau que d’habitude, et cætera… Autrefois on infligeait des journées de pain sec qu’on ne portait pas sur les cahiers. Les décrets de 1925, en supprimant le pain sec, ont rendu impraticable ce très élégant procédé. Bref, tous les moyens sont mis: en œuvre pour éviter les procès-ver­baux de condamnation, de déclassement ou d’imputa­tion. Les viandes cachectiques, ictériques ou hydroémi­ques qui proviennent du Vénézuéla ou du Brésil équa­torial doivent être consommées coûte que coûte. L’an­née dernière un jeune médecin voulut refuser trois bœufs. L’administration pénitentiaire se plaignit au di­recteur du Service de Santé. Celui-ci rappela à l’ordre son collaborateur trop zélé. Comment m’en étonne­rais-je ? J’ai vu, peu d’années auparavant, malgré mes protestations écrites, distribuer aux trois cents hommes d’un pénitencier un bœuf mort du charbon. Un bœuf vivant fut abattu pour le personnel. Ce jour-là les condamnés eurent le poids réglementaire. Aucun ne mangea.

C’est surtout en saindoux que la ration du transporté est vraiment indigente – seize grammes par jour, – mais c’est ce saindoux que le fonctionnaire du bagne apprécie le plus dans la ration du condamné. C’est après sa sortie du magasin, à la cuisine même, que le saindoux est communément détourné. Les cuisiniers sont des transportés ; aucune gratification ne les dédommage de leur peine et ils se payent sur la nourriture de leurs co­détenus. Les surveillants les laissent faire et font comme eux.

Un soupçon de graisse apparaît bien quelquefois dans les plats ; il provient du bœuf, car les animaux les plus décharnés ont toujours un peu de graisse. Les cuisiniers écrèment avec soin la marmite, enlèvent la graisse au bouillon pour la donner au riz et dissimulent ainsi leur pillage.

Le saindoux réglementaire est là plupart du temps remplacé par de la graisse de bœuf. S’il ne l’est pas toujours, c’est grâce à sa saveur appréciée des agents pénitentiaires.

En 1928 l’administration remplaça le saindoux par de l’huile de coco de sa fabrication. Pendant dix mois les condamnés subirent la dose quotidienne de huit grammes d’une huile noire et indigeste. Sur les récla­mations du service médical le gouverneur supprima l’huilerie. Ce ne fut pas sans soulever les protestations du surveillant qui la dirigeait et du commandant du pénitencier à qui l’on coupait du coup trop de petits profits.

Terminons par le café. Les grands percolateurs des cuisines ne versent jamais aux rationnaires qu’une eau de café. La distribution terminée les cuisiniers font bas­culer les percolateurs qui, du robinet jusqu’au fond, contiennent et conservent les marcs et environ cent rations de café. Tout ce café est vendu à des porte-clés qui le revendent à leurs co-détenus. Ceux-ci achètent donc leur propre ration.

Avant 1925, sous le régime du décret de 1891, le législateur n’avait prévu la ration dont il vient d’être question que pour le condamné valide qui avait accom­pli sa tâche et n’était pas puni. Des gratifications étaient d’autre part prévues pour les meilleurs travailleurs. Celui qui n’accomplissait pas sa tâche était au pain et à l’eau. Il avait pourtant travaillé. C’était souvent un maladroit, un inexpérimenté qui, soumis à un travail pour lui tout nouveau, avait dépensé plus d’énergie qu’il n’en fallait pour faire la tâche entière. N’importe ! Il était au pain sec, ce qui lui enlevait les moyens de faire le lendemain le ventre vide, ce qu’il n’avait déjà pu faire la veille le ventre à moitié rempli, et le dur ap­prentissage se compliquait du supplice de la faim. A la vérité, le bon sens des surveillants eut quelquefois rai­son de ces rigueurs. C’est ainsi qu’à la Nouvelle-Calé­donie, dans un temps où la main-d’œuvre pénale était plus intelligemment employée qu’aujourd’hui en Guyane, les gratifications furent couramment distribuées et le pain sec exceptionnellement infligé. Eh bien, il se trouva un ministre des colonies assez mal inspiré pour rappeler le personnel à la stricte exécution du décret. Je ne veux pas, disait-il, qu’on considère « un transporté comme un véritable ouvrier payé moins cher que le travailleur libre, susceptible de ménagements pour en tirer le meilleur parti possible ». Ce ministre, qui occupe encore aujourd’hui un assez joli rang dans la hiérarchie officielle, ne s’était pas débarrassé de cette idée, ancrée dans tant de cerveaux français, qu’un condamné n’est plus un homme.

Aujourd’hui le pain sec est supprimé, mais les gra­tifications ?

Le décret de 1925 sur le régime disciplinaire – arti­cle 13 – dit que les condamnés « peuvent obtenir par leur travail et leur conduite des bons supplémentaires de denrée… Si ces bons ne sont pas consommés dans les quarante-huit heures la valeur en est versée au pécule. Le pécule peut, d’autre part, être employé soit en menus achats autorisés par des décisions locales soit en envois de fonds aux familles ».

Il y a cependant des pénitenciers où personne n’a jamais touché de bons supplémentaires de denrées. Si les condamnés les réclament, le commandant leur ré­pond qu’ils touchent des cafés de gratification. Si ces cafés correspondaient à des bons, tous les condamnés ayant la note 4 de conduite devraient les toucher. Or les condamnés qui vont aux chantiers les touchent bien tous les jours, même ayant moins de 4, alors que les employés ne les touchent que deux fois par semaine, même s’ils ont tous les jours plus de 4. Avec un autre commandant, ce sera le contraire. Au reste, le café de gratification a le même goût que celui de la ration, et celui-là comme celui-ci sort des mêmes percolateurs et fait l’objet des mêmes trafics.

Le versement au pécule des bons supplémentaires de denrées n’est pas exécuté. Quant à l’emploi du pécule en menus achats, l’administration a tout fait pour dé­goûter le condamné d’y avoir recours. Celui-ci fait-il une demande d’achat en janvier ? On lui répond : « Attendez, pas de pécule tant que les comptes de fin d’année ne sont pas arrêtés ». En février, même réponse. En mars la demande est déposée et reçue au « Service intérieur » puis va au commandant. Si elle a été faite aux Iles du Salut, elle part alors pour Saint-Laurent-du- Maroni, passe au bureau de la comptabilité, va chez le directeur qui la vise et revient au pénitencier des Iles qui expédie la commande au service compétent de Cayenne. En juin ou juillet le paquet arrive, et à quel prix ! Si c’est un paquet de tabac – c’est la marchan­dise la moins majorée – l’augmentation de prix est de 42 %. Ajoutons que les demandes sont faites une par une et qu’une demande doit avoir reçu satisfaction avant qu’une autre puisse être agréée. Aussi le condamné doit-il se presser d’établir une seconde demande d’achat s’il veut obtenir satisfaction avant novembre, mois à par­tir duquel toute demande sera refusée pour cause d’opé­rations comptables : on prépare les versements aux pécules de réserve !

Le législateur a eu tort de se figurer que les gratifica­tions de café ou les autorisations de menus achats pourraient encourager les hommes au travail et remédier à l’insuffisance de la ration. A l’intérieur des pénitenciers les principaux bénéficiaires des gratifications sont tou­jours les condamnés qui servent d’agents de renseigne­ments et assez souvent aussi ceux qui sont employés dans les bureaux. Dans les chantiers forestiers où les gratifications sont assez régulièrement touchées, c’est bien plutôt sur le gibier et le poisson qu’ils attrapent dans leurs pièges que comptent les condamnés pour apaiser une faim sur laquelle le café et le tabac n’ont aucune action.

L’administration pénitentiaire a toujours affamé les condamnés et abîmé leur santé par une nourriture in­suffisante et malsaine. Il y a trente ans, un ministre des colonies – pas le même que plus haut – écrivait qu’aussi bien dans l’intérêt économique de l’Etat que dans un but strictement humanitaire une modification complète du régime en vigueur au bagne en Guyane s’imposait sans délai. Il pensait, avec raison, que l’ac­croissement éventuel des dépenses causées par cette juste réforme trouverait par la suite une large compen­sation dans l’atténuation des frais autrement considéra­bles d’infirmerie et d’hospitalisation que procure le régime actuel. Cette réforme est encore à venir. La suppression du pain sec n’aurait été efficace que si la ration normale eût été une ration vraiment normale. Nous savons ce qu’elle est. L’Etat cependant dépense assez d’argent, mais des raisons profondes poussent l’ad­ministration pénitentiaire à affamer ses administrés. Raisons matérielles d’abord : elle y trouve son avantage et celui de ses agents. Nous le démontrerons surabon­damment. Raisons d’école, ensuite : elle y trouve la satisfaction du devoir accompli, M. Leveillé, ancien pro­fesseur de droit pénal, a fait des élèves. Il réclamait pour les condamnés une ration strictement d’entretien, très réduite, que le travail seul viendrait compléter, et il ajoutait, biblique : « Tu ne mangeras que dans la mesure où tu travailleras et produiras ! » C’est cette école qui prévaut dans nos pénitenciers d’outre-mer.

Les condamnés à la peine des travaux forcés sont lo­gés dans de longs bâtiments ne comportant qu’un rez-de-chaussée qu’on désigne sous le nom de cases. Ces cases sont au niveau du sol ou à peine surélevées. Leur plancher est un bétonnage. Pas de plafond. La toiture est faite de tôles ondulées ou plus souvent de bardeaux. Il n’y a jamais qu’une porte, quelle que soit la longueur du bâtiment. Les fenêtres garnies de barreaux ne lais­sent rien voir. Les « tambours » qui les obturent, au lieu d’être suffisamment ouverts pour laisser passer l’air et la lumière, sont tellement fermés qu’ils ne laissent voir que le dessous du toit et la gouttière, et encore, à travers une toile métallique.

Jusqu’en 1928 un plan incliné bétonné recouvert de planches en bois juxtaposées ou bat-flanc allait d’un bout de la case à l’autre. Les hommes de troisième classe couchaient tous ensemble, alignés sur ce lit commun quelquefois très encombré, toujours sale parce que com­mun, et où chaque individu avait tout juste cinquante centimètres de largeur à sa disposition. Le législateur de 1925, ému des critiques dont le mode de couchage des forçats de la 3e classe avait été l’objet[1], supprima le régime du bat-flanc et accorda le hamac. C’était le moins que pouvaient exiger l’hygiène et la morale. De­puis le mois de septembre 1928 les condamnés de 3e classe, comme ceux des deux premières, ont chacun leur hamac. Ils l’attendaient depuis trois ans. Si bien qu’aujourd’hui, les cases seules du camp disciplinaire possèdent le lit de camp, au bas duquel court la barre de justice dont l’usage est désormais défendu. La plan­che à bagages et les piquets de hamac constituent en somme tout l’ameublement de ces bâtiments.

Au bout de chaque case sont des cabinets d’aisance avec des tinettes. Ces cabinets s’ouvrent sur la salle commune, et comme il se produit un tirage par les sou­piraux d’où l’on sort les tinettes pour leur vidage, l’air des cases est toujours empuanti. Les hommes n’ont à leur disposition aucun moyen de détersion. Une baille d’eau est mise dans la case, et, quand ils vont aux cabi­nets, ils y plongent une vieille boîte de conserve que chacun a pour cet usage. Or cette baille est la baille d’eau potable dans laquelle ils plongent aussi leurs quarts. On se doute de ce que peut être cette eau, quand cinquante individus y ont plongé leur quart et la boîte qui les accompagne aux cabinets. L’administration péni­tentiaire n’a encore jamais voulu placer dans chaque case une caisse à eau munie d’un robinet. Un évier dans lequel les hommes jettent l’eau de rinçage de leurs ga­melles, quand ils ont fini leur repas, complète l’aména­gement, et cette eau de rinçage est toujours fournie par la baille universelle.

Ces cases ne sont jamais nettoyées. Le lavage des cases est cependant prévu, mais il est laissé à l’initiative d’un condamné gardien de case ; celui-ci par les journées les plus pluvieuses de l’hivernage lave à grande eau le plan­cher qui, pendant six mois de saison sèche, n’est jamais lavé. Des années se succèdent sans que les cases soient blanchies à la chaux. Les punaises s’allient aux mous­tiques et le condamné passe de longues heures d’insom­nie en ce milieu surchauffé, saturé, empesté par le tabac, les lumignons fuligineux et l’odeur alcaline des tinettes.

Les cases de Saint-Laurent et de Cayenne sont éclai­rées à l’électricité depuis 1924. Aux Iles et dans les pénitenciers forestiers elles sont éclairées par une mé­chante lampe à pétrole, les cabinets aussi. La plupart des condamnés ont une petite lampe personnelle faite avec une boîte de conserve. C’est à la clarté de ces peti­tes veilleuses qu’ils lisent et jouent aux cartes. Ces lampes sont défendues ; des rafles périodiques les leur enlè­vent, mais le lendemain elles sont remplacées. Ces petites lampes sont alimentées par le pétrole destiné à l’éclairage général des pénitenciers. Ce pétrole est vendu aux détenus par le condamné lampiste qui fait sur l’éclairage du camp des économies remarquables. Or ce lampiste ne reçoit déjà qu’une faible part du pétrole destiné à l’éclairage du camp et des cases de condamnés. Presque tout ce pétrole est consommé par les agents de l’administration qui se le partagent proportionnellement à leurs grades depuis le commandant du pénitencier jusqu’au dernier des surveillants. J’ai vu pendant près de deux ans le personnel de tout un pénitencier s’éclai­rer largement sans acheter au commerce un centilitre de carburant.

La propreté des hommes n’intéresse pas plus l’admi­nistration que celle des locaux. Les règlements prescri­vent pourtant que la journée du samedi et celle du dimanche sont réservées à la propreté des cases et des hommes.

Les condamnés de troisième classe touchaient autrefois trois cents grammes de savon par mois, aujourd’hui qua­tre cents comme ceux des deux premières classes par ce qu’ils ont comme eux un hamac à laver. Les hommes se baignent au lavoir ou ils lavent leur linge, car aucune installation spéciale n’a été faite pour le lavage du corps. Ils arrivent à se procurer de loin en loin un estagnon d’eau qui leur est vendu deux sous et même quatre sous pendant la saison sèche par le condamné lampiste ou le gardien de case.

Il est courant de voir des condamnés au service des agents acheter à bas prix les rations de savon après leur distribution. Ils les achètent pour leurs patrons. Entre ces achats à cours minimum forcé – forcé par la mi­sère – et le refus systématique des surveillants de tenir à la propreté et à l’hygiène des condamnés il y a une évidente corrélation. Pousser les condamnés à être pro­pres et leur en laisser les moyens empêcheraient les fonctionnaires du bagne d’avoir le savon à bon marché.

Le condamné est-il mieux habillé que logé et nourri ? Deux chemises, une de coton et une de laine, une va­reuse et un pantalon de toile grise, une couverture de laine, un sac de toile, une paire de souliers et un cha­peau de paille, voilà tout son trousseau. Il faut y ajou­ter un hamac à gaine. Le chapeau de paille, la chemise de coton, le pantalon de toile et la paire de souliers sont renouvelés tous les six mois. La vareuse de toile doit faire alternativement six mois et neuf mois, la che­mise de laine deux ans, la couverture de laine quatre ans comme le hamac et le sac de toile. Chaque con­damné doit aussi toucher une brosse à laver par an et un peigne tous les trois ans.

Pendant la guerre, les magasins ne furent plus ali­mentés par la métropole. En 1915 le directeur de l’ad­ministration craignant que les articles d’habillement et de couchage n’arrivent plus désormais qu’en quantités réduites, fit savoir que les différentes pièces du vête­ment n’auraient plus de durée fixe et seraient utilisées jusqu’à complète usure. Les condamnés furent alors très mal vêtus, et cela n’a rien de surprenant, mais après la guerre les envois de la métropole remplirent les ma­gasins et les condamnés ne furent pas mieux vêtus pour cela. Ils portaient des vareuses et des pantalons faits en toile de sacs à charbon et la plupart allaient pieds nus. Quelques forçats, il est vrai, vendent les souliers qui leur sont distribués, mais à qui les vendraient-ils si ce n’est à ceux qui les gardent, surtout aux Iles du Salut où, en dehors des forçats et des fonctionnaires de l’ad­ministration, ne se trouve âme qui vive ?

Les gamelles, les quarts les souliers, les fourchettes, les couteaux destinés aux condamnés ne leur sont jamais intégralement distribués, il s’en faut ! Les articles déli­vrés le sont une fois pour toutes et ne sont jamais rem­placés ; ils doivent durer autant que le condamné. Les fourchettes et les couteaux ne sont même jamais déli­vrés. Aussi ne voit-on partout que des ustensiles de fortune, anciennes boîtes de conserve ou pots en fer blanc, confectionnés avec de vieux estagnons par les condam­nés employés aux ateliers des Travaux qui les vendent à leurs co-détenus. Ainsi dans aucun pénitencier le for­çat ne reçoit ce qui lui est dû. Partout de larges pré­lèvements sont opérés par les agents préposés à la garde des magasins, à la comptabilité et à la distribution du matériel.

C’est à Cayenne que, depuis bien des années, les vols d’effets par les agents de l’administration au préjudice des forçats ont atteint leur plus grande ampleur, et, à ce propos, il me paraît utile de dire ici ce qui s’y est passé dans les premières années de cette décade et donne une idée si juste des mœurs pénitentiaires. Mais, tout d’abord, quelque précaution s’impose. Les auteurs des actes répréhensibles exposés dans cette étude sont désignés par des lettres, des syllabes ou des noms quelcon­ques. Peu importe que ces actes aient été commis par Pierre ou Paul. Ce qui en fait l’intérêt c’est qu’ils dé­coulent tout naturellement, j’ose dire forcément, de notre système pénitentiaire dont l’un des buts serait, dit-on, l’amendement du criminel, et qu’ils le jugent. Il est donc indispensable de les bien connaître, de n’y pas chercher un intérêt mesquin de scandale, mais d’y prêter une attention réfléchie pour en découvrir la cause et les effets.

En 192 , le pénitencier de Cayenne était commandé par le sieur Pol…, surveillant principal, chef de dépôt. Depuis longtemps, pour être précis, depuis qu’il sert dans la Pénitentiaire, Pol… a toujours volé.

Tantôt détournant la farine du camp pour l’expédier dans la banlieue à une receleuse, cabaretière à Mont-joyeux, tantôt volant au chantier de Montabo et ven­dant à son profit le bois que des équipes de condamnés abattaient et coupaient pour la ville de Cayenne, tantôt vendant à ses administrés les bons emplois et les places en assignation, Pol… faisait argent de tout.

Pol… n’aurait pu voler seul. Il fallait, pour que sa conduite ne fût pas signalée, que ses collaborateurs im­médiats dont il ne pouvait se cacher fussent aussi vo­leurs que lui et que les transportés qu’il avait à son service fussent récompensés de leur aide et de leur dis­crétion. Agissant en vrai chef de bande, Pol… put ainsi voler longtemps sans être inquiété, mais les transportés ne le portaient pas dans leur cœur, et ce qui les ani­mait le plus contre lui n’était pas tant qu’il leur prît vivres et vêtements, fait devant lequel doit s’incliner tout nouvel arrivé au bagne, que l’attitude grossièrement méprisante que ce garde-chiourme affectait à leur égard, et surtout la rigueur avec laquelle il réprimait leurs plus minimes chapardages. Cette rigueur finit par pro­voquer des indignations, puis des dénonciations qui le perdirent.

Pol… avait sous ses ordres le surveillant Karl, ges­tionnaire du magasin d’habillement, marié à une femme coquette et dépensière. Chaque fois qu’un arrivage de vêtements était reçu à Cayenne, ce dernier, d’accord avec Pol… vendait les effets des condamnés. Quand tous les matins la voiture à viande allait au marché, le porte-clés Pini[2] qui la conduisait en ville, dissimulait sous des bâches un ou plusieurs ballots d’effets qu’il livrait tantôt à la maison L…, tantôt à un receleur de la rue Lallouet. Une minime partie des effets était seulement distribuée aux condamnés et la presque totalité était vendue.

Ces pratiques étaient connues de la population cayennaise. Seuls le Gouverneur et le Chef du service judi­ciaire les ignoraient, ou tout au moins, n’étant réguliè­rement saisis de rien, feignaient de n’en rien savoir. Ils savaient cependant que les forçats allaient aux chantiers pieds nus et vêtus de pantalons et de vareuses troués et rapiécés. Leurs complets étaient faits avec la toile de sacs à farine, bariolée de noms de firmes souvent difficiles à lire, car les charançons l’avaient transformée en une pittoresque dentelle. Dans le milieu péniten­tiaire on savait que Pol… ne perdait pas son temps et qu’il profitait de sa situation. Quelques-uns même pen­saient qu’il allait un peu fort. Un jour M. Dufour, dé­légué du directeur de l’administration pénitentiaire à Cayenne et qui comme tel contrôlait Pol…, lui fit de graves reproches et s’emporta :

–          J’en ai assez, s’écria-t-il, de voir les vareuses de nos hommes habiller les gens du pays, il faut que cela cesse !

Pol… ne cessa pas. Ce fils de surveillant qui avait grandi et vécu au bagne, se croyant par expérience sûr de l’impunité, fort de ce que ceux qui auraient pu lui jeter la pierre n’étaient pas plus honnêtes que lui, arrivé au plus haut grade de son corps, tout récemment promu chevalier de la Légion d’honneur, en train de s’amas­ser une petite aisance, n’était pas prêt de s’arrêter en si bon chemin.

Les faits qui suivent, vus en eux-mêmes et séparé­ment, n’auraient qu’un intérêt de petit fait-divers misé­rable. Envisagés dans leur ensemble, ils deviennent in­téressants parce qu’ils montrent ce que sont les mœurs du bagne. Ils expliqueront aussi comment l’administra­tion pénitentiaire, malgré son habituelle tolérance à l’égard des agents qui pressurent le forçat, fut un jour forcée de contrôler la gestion du chef de dépôt et de livrer à la justice le brillant sujet qu’elle avait jusque-là gratifié de toutes ses faveurs.

Quand le porte-clés Pini cachait dans sa voiture à viande les ballots de vêtements qu’il conduisait chez le receleur, il avait recours au transporté Lesaint pour les lui garder entre leur sortie du magasin et le moment où il les chargeait pour partir. Naturellement Lesaint était au courant du trafic et savait que Pini travaillait avec Pol… Un jour, il déroba pendant la sieste une partie du ballot que Pini lui avait confié. Il se disait que le chef de dépôt, s’il venait à le savoir, n’oserait jamais lui reprocher un vol commis dans de telles con­ditions. Un malheureux hasard voulut que Lesaint fut aperçu par un surveillant de passage et tout à fait étran­ger aux tripotages du pénitencier, au moment où il quittait le camp, son paquet sous le bras. Celui-ci lui demanda d’où provenait le linge qu’il emportait. Lesaint déclara l’avoir trouvé dans un massif de fleurs de la cour du camp. Cette réponse stupide d’un homme pris à court ne justifiait pas le voleur en seconde main, mais elle évitait de trahir le porte-clés et le surveillant, et c’est ce que désirait avant tout Lesaint qui fut incar­céré. Pol… connut tout de suite l’incident. Il pria le surveillant de passage de ne pas y donner suite, mais celui-ci ne voulut rien entendre et l’affaire suivit son cours. Craignant que Lesaint n’essayât de se tirer d’af­faire en dénonçant les grands coupables, Pol… lui fit promettre de ne rien dire des ballots que Pini lui con­fiait, lui disant que s’il savait rester muet sur ce point, il ne serait certainement pas condamné. Lesaint ne trahit personne à l’audience, non pas qu’il se fiât aux paroles de Pol… dont il devinait sans peine le mobile, mais il jugeait que le silence était plus conforme à sa morale de forçat. Il se laissa donc condamner par le Tribunal maritime spécial à deux ans d’emprisonnement. Pol… respira plus à l’aise quand il sut l’affaire ainsi terminée et Lesaint interné à l’Ile Saint-Joseph. D’abord le con­damné ne pourrait plus lui faire tort en parlant ; ensuite si jamais au cours d’une inspection le directeur indis­cret ou son délégué venaient à s’étonner de trop fré­quentes disparitions dans le matériel d’habillement, Pol… avait une réponse toute faite : « Mais, Monsieur le Directeur, comment voulez-vous, avec des bandits pa­reils, que nous ne soyons pas, malgré notre vigilance de tous les instants, plus ou moins volés ? Rappelez-vous Lesaint pour n’en citer qu’un. J’ai pu le saisir, celui-là, et le faire passer au Tribunal ! Mais combien d’autres, malheureusement, nous échappent ! »

Quelques mois après l’incident Lesaint, un libéré arabe était arrêté sur la route de Tonale par les gen­darmes. Il portait six hamacs et douze pantalons. Pol… fut très ennuyé. Il paya d’audace. Il affirma à l’enquê­teur que, comme le disait l’Arabe, ces effets provenaient de la maison N… de Cayenne, et l’enquêteur qui appar­tenait à l’administration pénitentiaire admit sans peine et sans aller y voir que la maison N… vendît des articles en tous points semblables à ceux que le Ministère des Colonies fait faire en France pour ses forçats. L’Arabe fut relâché après quatre jours de prévention.

A la même époque un gros envoi d’effets arriva de Saint-Laurent. Le magasin fut tellement rempli, qu’une trentaine de couvertures qu’on ne savait plus où mettre, furent déposées dans le sous-sol de la maison du chef de dépôt dont la garde était confiée, comme celle de tous les locaux inhabités et habituellement sans usage, à un surveillant chargé du casernement. Celui-ci qui connais­sait son chef pour un fieffé voleur surveilla tout spé­cialement ce local et constata que deux jours après qu’elles y avaient été déposées, les couvertures n’y étaient plus. Il rendit compte du vol au chef de dépôt qui lui reprocha son manque de surveillance. Outré, il lui dit ;

–          Vous ne me ferez jamais croire que c’est un condamné qui a fait ce coup-là !

Puis il demanda son changement de pénitencier. En ville il fit part de ses soupçons ou plutôt de ses certi­tudes à qui voulait l’entendre. Çà et là on entendait parler de gros détournements, la tranquillité de Pol… ne tenait plus qu’à un cheveu.

Peu après, un condamné arabe nommé Merzouk, porte-clés, fut traduit par Pol… devant la commission disciplinaire du pénitencier pour avoir acheté à des condamnés venant de France du linge de leur trousseau. Il fut puni de trente jours de cachot, rétrogradé à la troisième classe et cassé de l’emploi de porte-clés auxi­liaire. Indigné d’être puni par la faute de Pol… à qui, quelques semaines avant, il avait versé cinquante francs pour obtenir sa place, il le dénonça, l’accusant de ven­dre des emplois aux condamnés et de voler leurs effets. L’enquête fut dirigée par M. Gendre, délégué du direc­teur. Il interrogea quelques transportés et leur demanda s’ils avaient vu quelquefois sortir du magasin d’habille­ment des effets, des couvertures et des chaussures. Tous étaient des complices et avaient intérêt à garder le si­lence : ce furent des négations unanimes. Pol… allait-il encore une fois s’en tirer ?

Le directeur, ému des bruits qui couraient à Cayenne et à Saint-Laurent, crut prudent de faire faire une en­quête plus profonde. Il la confia à un de ses plus dis­tingués collaborateurs, le chef de bureau Pant…, qu’il pria d’aller au plus vite à Cayenne pour voir sur place ce qui s’y passait réellement. Celui-ci vit que, malgré les récents envois d’effets, les magasins du pénitencier étaient vides et les condamnés peu ou pas habillés.

Le directeur, inquiet, se décida à venir lui-même à Cayenne pour sauver la situation. Il se rendit au péni­tencier, prit au hasard deux condamnés et constata qu’ils étaient munis des effets réglementaires portés perçus sur leurs livrets. Mais il se rendit compte que la situation était grave. Il dut acheter de la toile sur place pour faire confectionner des vareuses et des pantalons. Bien que la main-d’œuvre pénale soit gratuite – c’était avant 1925 – ces pantalons coûtèrent un franc plus cher que ceux de la métropole et furent de qualité bien inférieure. Puis, fort adroitement, il se répandit en malédictions contre le pouvoir central, qui avait l’au­dace d’expédier en Guyane des forçats tout nus, qu’il fallait habiller de pied en cap à leur arrivée, et qui mettaient ainsi ses services d’habillement dans une si­tuation critique. Tout paraissait sauvé. Le surveillant Karl, principal complice du chef de dépôt qui, quelques mois avant, avait acheté à un chercheur d’or un ma­gnifique collier de pépites pour plusieurs ballots de complets de toile, venait d’être fait chevalier de l’Etoile noire du Bénin pour ses bons et loyaux services. L’af­faire Pol… prise au cou par les griffes du directeur allait être étouffée, lorsqu’une dénonciation nouvelle adressée au gouverneur, signée du forçat Bob, un des plus vils mouchards du monde pénal et complice de Pol…, obli­gea l’administration pénitentiaire à reprendre l’affaire, mais, cette fois, pour s’en dessaisir aussitôt et la remet­tre aux mains du gouverneur.

Ce Bob est un garçon bien peu recommandable. La liberté dont il jouissait dans l’emploi de porte-clés lui permettait d’entretenir des relations avec une négresse dont il s’était amouraché, et pour laquelle il dépensait beaucoup d’argent. Il cherchait donc à s’en procurer par tous les moyens. Fils putatif d’un homme politique, il aimait à se prévaloir de son ascendance et de ses influen­ces et vendit plus d’une fois son piston.

Quelques semaines avant qu’il ne dénonçât le chef de dépôt, Bob avait présenté à M. T…, commerçant, une lettre d’achat qu’il avait signée Pol… On lui remit une paire de bottines de femme qu’il offrit à sa noire maî­tresse. Il renouvela deux ou trois fois ce procédé.

Habitué à voir mentir et voler ceux-là même qui étaient chargés de le garder, il ne pensait pas que les menus vols qu’il commettait étaient autant de nuages qui s’amoncelaient pour crever tôt ou tard, et que faux, usages de faux et escroqueries conduisent les gens de sa sorte à la réclusion cellulaire. Il se disait : je tiens Pol… par le bout du nez ; je suis sûr que jamais on ne me dira rien.

Or, il arriva que Bob fit une fugue, qu’il fut surpris dans une cagna en compagnie de sa maîtresse par les gendarmes de Macouria, qu’il fut arrêté et réintégré au camp. Traduit devant la commission disciplinaire, il de­manda à Pol… sa protection et le pria d’arranger son affaire, mais il fut puni de trente jours de cachot et rétrogradé à la troisième classe. Furieux, il dénonça les surveillants Pol et Karl, qu’il accusa des faits que nous connaissons. Sa colère fut portée au comble quand il apprit que Pol… lui-même, portait plainte contre lui pour l’escroquerie de la paire de bottines. Au courant de tous les vols commis par le chef de dépôt, il n’ad­mettait pas que celui-ci ait poussé le mauvais goût jus­qu’à porter plainte contre lui pour une bagatelle de quatre-vingt francs, alors que lui, Bob, avait complai­samment déposé à décharge pour le chef de dépôt de­vant MM. Gendre et Pant… Outré de ce manque de solidarité entre gens du même monde – car un porte-clés, c’est en somme une manière de garde-chiourme – Bob exposa les faits, fournit les preuves, indiqua des dépôts de recel, mit les points sur les i, apporta de telles précisions que, conformément à la loi, le gouver­neur passa l’affaire à l’autorité militaire et M. le Lieu­tenant commandant la gendarmerie de la Guyane se mit au travail.

Les forçats qui avaient profité des vols, sauf Bob, demeurèrent discrets. On assure que le condamné Moha­med, ancien garçon de Pol… que son patron, pour éviter ses indiscrétions, avait fait mettre en concession au Ma­roni, rappelé à Cayenne pour les besoins de l’instruction, et gardé à la gendarmerie loin des influences du camp, consentit à parler. C’est possible, mais le fait est rare chez un forçat. Le porte-clés Marsat, un des aides de Pol…, cuisiné par le juge d’instruction, resta muet jus­qu’au bout. Quand il eut subi le dernier interrogatoire, il dit à ses co-détenus :

–          Du moment que nous avons opéré ensemble et que Pol a été bon pour moi, je serais un saligaud si je le larguais. J’ai été interrogé sept fois ; j’ai fait l’igno­rant : rien vu, rien entendu !

Il y a une sorte de logique et un point d’honneur dans cette attitude, mais quand le porte-clés Marsat dénonce ses camarades, trahit ses co-détenus, chasse ses collègues en évasion, est-il autre chose qu’un saligaud ? Plaisante notion du devoir chez un mouchard qui se vante de ne pas moucharder ! La morale des condamnés, comme d’ailleurs celle des gens honnêtes a de ces con­tradictions !

Quand j’ai quitté Cayenne au mois de mai 192 [3], Pol… était consigné à la chambre et ne faisait plus de service .Le surveillant Karl parti en congé était rappelé par la justice militaire. Bob se voyait infliger un troi­sième mois de cachot pour la paire de bottines escro­quée. Le juge d’instruction lui avait pourtant promis qu’il ne serait pas puni pour ses escroqueries en raison des renseignements qu’il lui avait fournis et qu’il espé­rait sans doute en tirer encore. Mais, après un député, qu’y a-t-il de plus prometteur qu’un juge d’instruction ? Le gouverneur avouait confidentiellement à tout le monde que Pol… avait volé au moins, et ne tenant compte que de la gestion de l’année écoulée, de treize à quatorze cents pantalons, quinze cents et quelques vareuses, plus de cent hamacs, deux ou trois cents couver­tures et trois cents paires de souliers. Le lieutenant de gendarmerie estimait à soixante-cinq mille francs la valeur des effets volés.

Comme on s’en doute, depuis quatre mois et plus que Merzouk avait donné l’alarme, les preuves matérielles de recel n’avaient pas attendu les premières perquisi­tions opérées en février. Ce matériel volé séjourne d’ail­leurs peu de temps chez les receleurs. Il est toujours expédié dans les placers, et là il défie toute recherche. Jamais un magistrat de Cayenne ne mettra les pieds dans cette zone des placers, franche de toute justice. Ce serait trop fatigant et trop coûteux.

Il est possible que la justice ait eu des difficultés à saisir les effets volés, mais le désordre de la comptabi­lité, les preuves testimoniales et le train de vie du cou­pable constituaient un faisceau de charges dont on pou­vait tirer quelque espoir de sanction.

Traduit devant le Conseil de guerre de la Martinique Pol… fut acquitté. C’est toujours ce qui arrive en pareil cas. Il fut frappé de quinze jours d’arrêt par le gouver­neur. Cette sanction disciplinaire fut portée à six mois, je crois, par le successeur du précédent gouverneur.


[1] Commission interministérielle, 1924. Soc. gén. Prisons. Séance 18 juin 1924.

[2] NDLR : il ne peut bien évidemment s’agir de l’anarchiste illégaliste italien, Vittorio Pini, mort au bagne le 08 juin 1903. Malgré l’utilisation par Rousseau de ce pseudonyme donne lieu à penser qu’il connait son histoire par l’entremise de son ami et bagnard lui aussi, Alexandre Jacob.

[3] Au mois de mai 1922. Rousseau a fait valoir ses droits à la retraite. Il débarque en France métropolitaine le 4 juin de cette année et s’installe à Rouen.

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