Victor et Barrabas


Jacob 1903Victor Petit (1879-1919) figure en place au rayon anonyme du panthéon des oubliés de la fortune et de la félicité. Son biographe, Alain Dalotel, évoque « une vie de malheur » pour dresser le portrait du pas-de-chance Petit : orphelin, il a 10 ans lorsque ses parents se suicident pour éviter une vie de misère ; ils laissent une fratrie de quatre enfants. Engagé volontaire dans le corps expéditionnaires français de Chine à l’occasion de la guerre des Boxers, il déserte deux fois et se fait arrêter. Condamnation à 20 ans de travaux forcés. Victor Petit débarque en Guyane le 8 janvier 1903. Il porte le matricule 32308. Après de multiples tentatives d’évasion, la Belle finit par lui sourire le 11 octobre 1911. Commence un long périple qui le conduit du Venezuela à Haïti, de Haïti à la France, en passant par les USA et le Canada. Il retrouve le sol hexagonal en 1915 mais vit en région parisienne dans la clandestinité. L’ancien bagnard consigne ses mémoires ; elles sont interrompues le 20 octobre 1919 par une mort aussi mystérieuse que brutale. Retrouvés par ses arrière-petit-neveux, les souvenirs de Victor Petit ont été publiés pour la première fois en 1996 aux éditions La Fabrique de l’Histoire. Véritable mine de renseignements sur les effets soi-disant positifs de la colonisation française en Chine et en Guyane, l’ouvrage de Victor Petit évoque un grand nombre de faits, mentionne une multitude de lieux. On croise aussi la route d’une foule de personnages. Victor Petit a connu un honnête cambrioleur condamné au bagne à perpétuité le 22 mars 1905.

Le propos du fagot n’est pas franchement élogieux pour Jacob. Nous sommes bien loin du Barrabas, le parangon des forçats, vertueux et résistant, décrit par Eugène Dieudonné en 1930.  Pour autant, la plume de Victor Petit révèle une vraie personnalité. Si Jacob y est décrit comme un pingre égoïste, refusant de verser au pot commun de la case à l’occasion d’une grève de bagnards refusant l’immangeable repas qui leur est servi, il apparait aussi que nous sommes en présence d’une des vedettes du bagne depuis son arrivée aux îles du Salut le 13 janvier 1906. La popularité de l’anarchiste l’a indéniablement suivi jusqu’en Guyane et l’homme a su imposer son autorité. « Ce fut Jacob, l’anar, délégué désigné » pour aller négocier la reprise du travail. Le même Jacob n’aurait par la suite écopé que d’une légère punition pour son impertinence devant la commission disciplinaire présidée par le commandant Lhuerre. Il était poursuivi pour un vol de noix de coco et faisait ironiquement valoir une pratique généralisée chez les agents de la Tentiaire ! Nous retrouvons ainsi la légendaire faconde de l’illégaliste.

Une grève au bagne ? Le fait peut paraître exceptionnel. Les écrits de Petit permettent de le dater. Nous sommes en 1908 et depuis le mois de janvier de cette année le matricule 34777 est classé B à la suite de l’affaire Kazelnelson. Il s’agissait d’un mariage blanc orchestré depuis Paris par Charles Malato afin de pouvoir faire transférer Jacob sur le continent où il aurait pu obtenir une concession et, comme son coreligionnaire Duval en 1901, s’évader plus facilement. L’affaire est éventée. Le classement B prévoit alors que le forçat Jacob ne peut en aucun cas – sauf avis ministériel – être désinterné des îles du Salut. Victor Petit signale aussi son passage à la 2e classe des forçats de 1e catégorie le 1er juillet 1908. La grève relatée par le fagot a donc eu lieu entre janvier et juillet 1908 aux îles du Salut. Nous pouvons alors nous interroger sur le refus de Jacob de donner un peu des 500 francs qu’il aurait possédés. La somme, certainement caché dans un plan (ce tube que les forçats introduisent dans leur rectum), doit de toute évidence servir aux préparatifs d’évasion. Jacob ne peut alors se permettre de dépenser le moindre centime.

Mais Petit raconte que l’argent dont disposait Jacob lui fut subtilisée peu de temps après. C’est alors dans ce cadre qu’intervient l’affaire Capeletti, narrée par Antoine Mesclon dans Comment j’ai subi quinze ans de bagne, livre de souvenirs publiés aux Editions Sociales en 1926. Le 25 décembre 1908, avertis par le forçat Ferranti, Alexandre Jacob et Joseph Ferrand surprennent le bagnard Capeletti en train d’essayer de les empoisonner avec du datura mis dans leur plat de lentilles. Ils le tuent. Le 5 octobre 1909, le Tribunal Maritime Spécial de Saint Laurent du Maroni condamne les deux hommes à cinq années de réclusion. Victor Petit, qui s’évade en 1911 ne doit plus revoir Jacob qui croupit dans les sinistres cellules de l’île Saint Joseph. Il laisse un souvenir d’autant plus ambigu que les faits qu’il décrit dans ses souvenirs se retrouvent dans d’autres mémoires. Dans ceux de Dieudonné, encore, Barrabas rabroue ses camarades d’infortune se plaignant avec véhémence de la fraude généralisée aux cuisines du bagne alors qu’il n’y a pas un bagnard qui n’y ait pas pris part. Et « leur gamelle à la main, les forçats regagnent leur place sur le bat-flanc ». Victor Petit faisait-il partie de la troupe des hommes punis en colère ? A-t-il saisi l’attitude réelle de Jacob ? Cela explique en tout cas le ressenti négatif vis-à-vis du matricule 34777, surnommé Barrabas.

Alain Delotel

De la Chine à la Guyane

Mémoires du bagnard Victor Petit 1879-1919

Cahier III L’enfer du bagne

Editions La Boutique de l’Histoire, 1996

p.165-167

Mais les fagots prirent une autre mesure ; ordinairement, deux hommes par case vont toucher la ration à la cuisine, l’un prenant le pain, l’autre la viande ou les légumes. La consigne fût passée, et seul le pain sortait de la cuisine, personne n’emportait de riz, les plats restant intacts à l’intérieur. En même temps, le commandant du Pénitencier ainsi que le chef de camp furent avertis par lettres qu’il leur était accordé un délai de huit jours pour trouver du sucre et d’autres légumes que du riz. Ces huit jours, les hommes travaillèrent ne vivant que de pain, personne ne voulant emporter autre chose de la cuisine.

Cet accord aurait dû donner à réfléchir à l’A P, surtout que c’était la première fois qu’un mouvement d’ensemble se manifestait. Mais comme peut-être les membres de l’A P espéraient avoir une répression à faire si ce mouvement continuait, occasion favorable pour promotion, citation, décoration etc, le riz continua comme par le passé. À la suite d’une entente entre tous les transportés du camp, il fût décidé que le lendemain matin personne ne sortirait des cases à l’heure du travail, et que tous les employés par solidarité devraient faire cause commune. Moi et le garçon étant employés à la gamelle n’avions aucune raison plausible pour participer à ce mouvement, puisque nous mangions presque comme les surveillants, n’allant jamais chercher que notre pain à la cuisine. Mais par esprit d’entente et pour l’exemple, nous résolûmes d’y prendre part. Le matin je sortais des cases du camp le premier, à 4 heures 30, les autres ne sortant qu’à 5 heures 45. Quand le surveillant de service vint m’ouvrir la porte comme d’habitude, je lui répondis que je ne sortais pas. Mais qui est-ce qui va faire notre café, s’écria le surveillant. Tu feras comme nous, tu n’en boiras pas, lui répondit une voix dans la case. Le surveillant se retira sans insister. À l’heure du travail, chacun resta à sa place dans la case. Croyant impressionner les hommes, le chef de camp Raymond fit lire l’article 7, refus de travail 6 mois à 2 ans de prison à chaque homme, individuellement. Chacun écouta la lecture de l’article 7, mais personne ne bougea. Raymond fit refermer les cases, et le camp entier 300 hommes, (sauf quelques sortants de l’hôpital du pénitencier de Kourou), resta sans travailler. Le camp entier fût mis au pain sec, ce qui ne changeait rien, les condamnés s y étant déjà astreints auparavant. Les surveillants aidés par la troupe de Royale (soldats de couleur), montaient la garde autour des cases. Il avait été entendu que le mouvement resterait calme ; il était défendu à tout fagot de répondre insolemment, de ne faire aucun geste, et surtout d’observer un silence absolu aux provocations qui pourraient nous être faites. Tout cela fût religieusement observé pendant cinq jours ; les soldats nègres et surveillants, fusil chargé et baïonnette au canon, purent nous traiter de lâches et de toutes les insultes à eux connues (particulièrement les soldats) sans qu’aucun de nous paraisse avoir entendu. Les fagots suivaient le mot d’ordre, patience et silence. Comme quelques fagots, argentés ou dorés, possédaient certaines provisions tabac, etc, il avait été convenu dans chaque case qu’une quête serait faite. Chacun verserait à son idée, suivant ses moyens, les provisions existantes achetées seraient réparties également entre tous. Dans ma case, je fus choisi pour faire la quête et être le trésorier ; je ramassai 110 francs sur lesquels j’avais versé 20 francs, seul l’anarchiste Jacob ne me donna rien prétextant qu’il n’avait pas de monnaie. Le croyant vraiment, je m’offris à lui avancer la somme nécessaire. Il refusa ; il possédait 500 francs qu’un autre fagot lui vola par la suite. Avec des oignons et de l’huile réquisitionnés, nous trouvâmes malgré la surveillance le moyen de faire la soupe à l’oignon ; des chiffons imbibés de pétrole dans une gamelle étaient le fourneau. Finalement, le commandant du pénitencier demanda des délégués pour discuter avec lui les conditions de la reprise du travail. Dans ma case, on me pria d’y aller, mais je refusai cet honneur, jugé par moi dangereux ; ce fut Jacob, l’anar, délégué désigné. Le travail devait reprendre immédiatement, aux mêmes conditions de nourriture que précédemment. Ceci pour sauver la face de l’A P qui ne doit pas capituler, mais sitôt le travail repris, le commandant promettait le café sucré, et les vivres réguliers : haricots, lentilles, pois cassés, le riz ne venant qu’à son tour. Les fagots acceptèrent à la condition que personne ne serait puni, que chacun retournerait à son poste, se réservant si ces conditions n’étaient pas appliquées de reprendre la cessation du travail. A la reprise du travail, deux jours après, le sucre et les vivres étaient envoyés, personne ne fut puni, du moins les jours qui suivirent, quant aux emplois ils furent tous perdus. Au lieu de débiter des biftecks, je débitais des pierres bleues avec des masses de quinze kilos, Étant très expéditif pour débiter la pierre et bon ouvrier, le chef de camp ne me tint pas rancune ; sans punition depuis le 17 octobre 1906, je passai de la 3ême à la 2ème classe au 1er juillet 1908 (la loi exige six mois de bonne conduite au minimum pour passer d’une classe à F autre).

Cahier V L’Eldorado introuvable

p.265

Le fait de s’approprier les cocos de l’État est envisagé de façon différente selon que l’on soit forçat ou fonctionnaire. Pour un forçat, cela s’appelle vol, et il est puni pour l’avoir commis ; pour un fonctionnaire, je ne sais pas comment la chose s’appelle, mais elle lui est permise, ou il se le permet.

Un jour, le transporté Jacob (anarchiste) passant à la commission pour un vol de cocos, demanda à cette commission présidée par le Commandant Lhuerre à partir de quel grade ou quel emploi s’approprier des cocos appartenant à l’État cessait d’être un vol. Jacob eut huit jours de cellule au lieu des trente jours octroyés ordinairement.

Quand un forçat veut boire des cocos, il les achète à un camarade ou va les chercher lui même.

Quand un fonctionnaire veut en boire, il commande un forçat et ferme les yeux sur la part que celui-ci s’attribue. Il ne doit pas risquer sa vie pour rien, et dans son esprit il va au fade (il partage).

La vie des forçats, Libertalia 2007Eugène Dieudonné

La vie des forçats

Libertalia, 2007, réédition 2014

p.70-71 : Un commandant voulut un jour faire cesser ces vols. C’était aux Iles du Salut. Sachant que ces agents étaient impuissants ou corrompus, sachant que les emplois de cuisiniers étaient vendus par les comptables, le commandant décida de faire choisir le cuisinier en pied par les forçats eux-mêmes. « Choisissez entre vous le plus intègre pour l’emploi de cuisinier », leur dit-il. Cent voix répondirent : « Barrabas ! Barrabas ! ». Le forçat Barrabas était intègre entre tous. Il s’en fut en cuisine. Pendant plusieurs jours, les hommes touchèrent leur ration intégralement. Barrabas allait lui-même à la cambuse pour toucher ses vivres, vérifiait les poids et les balances qu’il savait truquées, et, dans sa cuisine, il avait posé des cadenas aux couvercles de ses marmites. Les forçats pauvres étaient dans la joie. Jamais ils n’avaient autant mangé et aussi bien, car Barrabas était un as de la poêle ; les forçats les plus riches, eux, faisaient une drôle de tête. Plus de bif steak ni de café en supplément mais la ration comme tout le monde. Les cambusiers ne pouvaient plus rien voler. Les boulangers étaient contraints de livrer du pain cuit et au poids réglementaire. Tous ces voleurs lésés résolurent de jouer un tour à Barrabas. Ils payèrent un habile voleur qui s’introduisit dans les cuisines et détourna une boite de graisse. Des surveillants pressentis aussitôt, firent une fouille. Il manquait une boite de graisse. Barrabas était responsable. Il fut remplacé. Les vols continuèrent. Ils continuent toujours.

p.141 : Selon l’usage, les forçats grognent. Les haricots ne sont pas cuits. Les cuisiniers ont vendu la graisse … « A quoi bon grogner, fait Barrabas, quand vous êtes cuisiniers, vous volez pareillement. Alors, fermez-là. – Chacun pour soi, le bagne pour tous », appuie Oldjohn. Leur gamelle à la main, les forçats regagnent leur place sur le bat-flanc.

Comment j\'ai subi quinze ans de bagne, Antoine MesclonAntoine Mesclon

Comment j’ai subi quinze ans de bagne

461 p., Editions Sociales, Paris 1926, p.63 à 66 :

Capeletti, une des mentalités les plus basses que j’ai connues, était spécialiste de ces attentats. Grand ferrailleur en outre, le couteau toujours tiré en bataille, il cherchait toute occasion d’inspirer la terreur. Avec çà, inverti, actif et passif, surtout passif. Comme circonstance atténuante, il était entré tout enfant, vers sept ou huit ans, je crois, dans les maisons de correction où il était resté illettré. Je connaissais par le détail la tentative de vol à main armée qu’il avait commise à Valence, d’où je venais moi-même, et pour laquelle il avait été condamné à vingt ans. (…) Un jour, à l’île Saint Joseph où il était interné, Capeletti qui était surveillé en raison d’une récente tentative d’empoisonnement contre J… et F…, qu’il savait posséder quelques centaines de francs, fut surpris par J… au moment où les gamelles rangée autour du plat venaient d’être servies, à glisser ce qui ne pouvait être autre chose que du poison dans la gamelle. Sans crier gare, J… et F… se ruèrent sur lui et sans arrêt lui plongèrent plusieurs fois chacun leur couteau dans le dos et dans la poitrine. Cependant que Capeletti éperdue fuyait au fond de la case. Là, déjà frappé à mort et s’étant effondré sur le bat-flanc, il cria dans un reste de force à ses meurtriers : « Assassins, assassins », J… revint alors et le frappa jusqu’à ce qu’il eut fini de respirer, ce qui d’ailleurs ne tarda pas. Capeletti mourut complètement exsangue. Ce fut un soulagement, une satisfaction générale sur le camp. Cependant, un chien à qui fut donné du contenu de la gamelle, en creva. J… et F… demandèrent que l’analyse indispensable fut faite. Mais comme au bagne il y a toujours quelqu’un d’intéressé à ce qu’un autre soit condamné, tant parmi l’élément pénal que parmi l’élément administratif, le contenu de la gamelle fut jeté et remplacé et l’analyse fut naturellement négative. Ce qui permit à l’Administration de faire condamner J… qui était parmi ses bêtes noires et F… à cinq et trois ans de réclusion.

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